Sait-on encore ce qui est désigné par le concept d’antisémitisme ? Les débats qui ont agité le monde académique depuis le 7 octobre ont de quoi nous faire douter à ce sujet : en effet, pour d’éminents spécialistes, il serait impossible de rapprocher les crimes du Hamas, et leurs suites, des persécutions historiques qui ont ciblé les juifs. Toute analogie entre les deux serait à traiter comme intrinsèquement suspecte, car elle ferait oublier le contexte du conflit israélo-palestinien par l’invocation d’une haine antijuive éternelle et anhistorique. Mais alors, quelle consistance prêter au concept d’antisémitisme ? Le texte de Matthew Bolton restitue avec rigueur les présupposés épistémologiques et politiques de cette controverse entre les positions « historiciste » et « éternaliste », nous donnant ainsi les moyens d’en dépasser les apories. Ce qu’il s’agit alors de penser n’est ni une haine immuable, ni un incident qui arrive malencontreusement aux juifs, mais la trace dans le présent d’un passé qui n’en finit pas de se terminer.
Alors qu’ont été commémorés ce week-end les 80 ans de la découverte du camp d’Auschwitz-Birkenau par l’armée rouge, et convoqués les témoignages des derniers survivants, c’est justement cette question de la permanence des traces qui devrait agiter la conscience européenne. Pour cette dernière, « Auschwitz », le nom de ce dont il fallait à tout prix éviter la répétition, a été le point de consensus qui a permis de dégager une orientation politique commune depuis la Seconde Guerre mondiale. Autour du « Plus jamais ça », l’Europe s’était suturée. Mais aujourd’hui, le fil semble avoir lâché, et le consensus éclaté. En effet, au moment même où la référence à Auschwitz s’impose à tous, on constate qu’elle s’est vidée de sa substance, puisqu’il y a divergence quant à l’obligation qu’elle implique pour le présent. Le « ça » du « Plus jamais ça » est désormais ouvert à des interprétations concurrentes et incompatibles. Comme le suggère Ruben Honigmann dans le récit de sa propre rencontre avec la mémoire vivante du génocide, « La page de la Shoah est tournée. Il ne reste plus que les récupérations obscènes ». Si tel est le cas, mieux vaut en prendre acte, car il en va de l’identité politique de l’Europe, et de l’avenir des juifs qui y demeurent. À son texte, nous joignons un dossier rassemblant quelques contributions parues dans K. au sujet des déformations de l’histoire du génocide et du contexte, difficile aujourd’hui, de sa transmission.