Les réactions à la chasse aux juifs qui a eu lieu la semaine dernière à Amsterdam n’ont vraiment pas de quoi surprendre. Le match a en effet opposé des joueurs bien entraînés, répétant avec virtuosité un plan de jeu désormais parfaitement intégré. Tout à gauche du terrain, il s’est agi de minimiser ou de nier le caractère antisémite des faits, en réduisant la situation à une bagarre entre hooligans, voire en dépeignant le déchaînement de violence bien orchestré comme une réaction légitime aux provocations racistes de certains supporters israéliens. Dans les buts de droite, Netanyahu force une fois encore la comparaison en évoquant la Nuit de Cristal, son outrance invisibilisant le fait qu’il ne s’agit pas là d’un antisémitisme d’État, mais d’une pathologie secrétée par les sociétés européennes actuelles. Sa rhétorique rejoint alors celle des forces réactionnaires européennes, toujours promptes à profiter d’une occasion pour hurler à l’invasion migratoire, et faire comme si les islamistes imposaient leur loi en Europe. Il s’agit en vérité de tout autre chose, qu’extrême droite comme extrême gauche se gardent bien de penser. L’événement a donc permis à chacun de retrouver sa position, sans aucun gain de réflexivité.
Il y avait pourtant là suffisamment de nouveauté pour offrir matière à réflexion, ne serait-ce que dans la mesure où l’événement est venu interroger les contours de l’Europe : ce qui s’est joué dans les rues d’Amsterdam durant la nuit de jeudi dernier, s’agissait-il d’un match à domicile, ou en extérieur ? Depuis des années, il se dit que le conflit israélo-palestinien ou israélo-arabe ne doit pas s’inviter dans la vie politique interne des Européens. Qu’il s’agirait là d’une importation, illégitime et dangereuse. Mais comment ne pas voir que cette scène de chasse aux juifs acte l’intrication du conflit avec notre réalité politique, puisqu’elle a obéi à une chorégraphie classiquement européenne ?
Car les ressortissants de l’immigration musulmane qui ont traqué des juifs ne l’ont pas fait à la manière d’éléments allogènes, mais selon la plus pure tradition du pogrom européen. Ils se sentaient d’ailleurs tellement dans leur bon droit, tellement « chez eux », qu’ils n’ont pas hésité à recourir aux dispositifs de contrôle de l’État, vérifiant les passeports des passants pour identifier les juifs. Quant à ces derniers, être israéliens ne les a en cette occasion pas prémunis d’une expérience typiquement diasporique, celle-là même qui donne au projet sioniste sa justification.
Ici, il ne faut pas obscurcir la réalité au motif qu’elle serait désagréable. Une partie des juifs, israéliens mais pas que, a effectivement oublié ce que signifiait cette condition minoritaire des juifs européens, et ses implications en termes d’attachement au droit et à la défense des minorités. Quelle meilleure preuve de l’existence de ceux que Bruno Karsenti appelle des « juifs de la force », et de ce qu’elle implique de refoulement de l’expérience européenne, que le fait que des juifs puissent se croire tellement « chez eux » en Europe qu’ils se sentent autorisés à adopter une attitude provocante et revendicatrice, à faire étalage d’un nationalisme et d’un racisme crasses ? Paradoxalement, à mesure que ceux-là s’éloignent de la conscience juive européenne, leur rhétorique et leurs actes deviennent impossibles à distinguer de ceux des réactionnaires européens. Il faut être en mesure de les dénoncer sans ambages, d’en faire la critique au nom de cette condition juive européenne qu’ils ont oublié. Ce n’est que de là que l’on pourra condamner avec clarté les tentatives de justifier la chasse aux juifs par les provocations d’une minorité d’agitateurs. Elles ne sont après tout que la réactivation d’un vieux schéma de pensée européen : voir dans l’existence même des juifs une provocation.
Le texte de Henriette Asséo et Claudia Moatti que nous publions cette semaine trouve une surprenante actualité après ces événements d’Amsterdam. Car les paradoxes dans les suites du 7 octobre que ces deux grandes historiennes identifient et analysent s’y retrouvent nettement : comment se fait-il que des violences antisémites attisent à travers le monde la haine antisémite ? Pourquoi une partie de la gauche décrit-elle comme progressistes et antifascistes des mouvements réactionnaires et antisémites ? Et surtout, qu’est-ce qui explique l’apparente difficulté de la conscience européenne à nommer et à lutter contre ce qui nie ses principes les plus fondamentaux ?
Dans un autre registre, bien qu’il soit là aussi question d’étranges répétitions et de spectres de la mémoire européenne, notre deuxième texte de la semaine aborde l’influence du fantastique juif sur le cinéma. À l’occasion de l’exposition au mahJ « Le Dibbouk. Fantôme du monde disparu » (jusqu’au 26 janvier), David Haziza interroge la postérité cinématographique de cette créature de la culture juive populaire. Que nous racontent ces âmes errantes qui viennent posséder les vivants ?
Enfin, nous rendons accessible un nouveau texte en version audio, lu par Séphora Haymann. Vous pourrez désormais écouter Mitchell Abidor entrecroiser la mémoire de sa famille avec l’extraordinaire conte de l’immigration juive aux États-Unis, Motl en Amérique de Sholem-Aleikhem.