Alors que la riposte israélienne continue de s’abattre sur Gaza, et que son bilan humain s’alourdit de jour en jour, le sort que subit la population gazaouie suscite en nous une émotion profonde. Cette émotion doit nous conduire à interroger, sur un mode critique, la tournure que prend actuellement l’intervention militaire sous l’influence du gouvernement de Netanyahou, incapable par lui-même, comme on pouvait s’y attendre, de dégager une prise politique sur la situation, et donc d’envisager les perspectives de sortie de crise qui restent ouvertes et dont il importe qu’elles se dessinent enfin. On en est maintenant là, et c’est l’ampleur des pertes civiles palestiniennes qui nous impose de regarder les choses en face : la politique doit reprendre ses droits pour que puisse s’achever la guerre – cette guerre que le Hamas a provoquée et où Israël est engagé pour sa sécurité. L’issue dépend toutefois, pour toutes les parties en présence – et donc tout autant pour les Palestiniens que pour les Israéliens – d’une condition première : que la mesure soit prise de l’ensemble de la séquence dans laquelle la guerre actuelle vient en réalité s’encastrer. Car elle y figure comme la conséquence d’un phénomène d’un autre ordre, inédit et déclencheur : le pogrom du 7 octobre. Telle est notre conviction, à la rédaction de la revue K. : nulle perspective politique viable n’est susceptible aujourd’hui de se dessiner, sinon à reconnaître et à analyser le tournant qu’a représenté cet événement, sur les deux plans, distincts et solidaires, que sont d’une part le conflit israélo-palestinien, et d’autre part l’histoire des juifs.
Or, ce qui domine dans l’opinion publique mondiale, actuellement, c’est justement le contraire : l’ignorance, voire le déni de la singularité des événements récents, qui tendent à être ramenés à la trame supposément linéaire et sans solution de continuité du conflit entre les deux causes palestinienne et israélienne. C’est pourquoi, avant de poursuivre nos analyses en reprenant la semaine prochaine notre rythme de parution habituel, nous voudrions dans ce numéro revenir sur les formes les plus radicales de cette méconnaissance, qui obstruent l’horizon politico-historique au lieu de le rendre intelligible. Méconnaissance qui doit être à tout prix levée afin que la situation politique soit évaluée de façon réaliste, c’est-à-dire en prenant en compte la nature des forces en présence et ce qu’il est encore possible, au-delà de la guerre visant l’élimination du Hamas, de recomposer à partir d’elles.
Si les discours antisionistes insistent surtout sur la nécessité de contextualiser et de comprendre les évènements du 7 octobre, c’est aussi pour leur ôter tout caractère explicatif. La riposte militaire d’Israël apparaît ainsi complètement immotivée, à moins de la supposer dans la continuité d’une volonté d’annihilation du peuple palestinien, que certains n’hésitent pas à rendre constitutive de la formulation du projet sioniste. L’article que nous publions cette semaine, initialement paru dans Middle East Quarterly, offre une réponse bien documentée à un des arguments les plus fréquemment mobilisés dans cette logique : l’idée que les premiers sionistes auraient nié l’existence de toute population sur le territoire de Palestine où ils espéraient établir l’État juif. En retraçant l’histoire de la formule « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre », Diana Muir déconstruit ce mythe, et donne à voir son impensé : la question de la construction de l’identité nationale palestinienne.
Le premier texte que nous republions cette semaine combat lui aussi un prétendu déchiffrement du conflit, qui s’apparente en fait surtout à une manière de brouiller les repères permettant la compréhension. La réponse de Eva Illouz à l’analogie suggérée par Didier Fassin entre la riposte israélienne à Gaza et le génocide des Héréros rappelle l’essentiel : assimiler les Israéliens aux colonisateurs allemands, et le Hamas à leurs victimes, ne relève pas du comparatisme des sciences sociales, mais d’une rhétorique politique particulièrement spécieuse. Si les motifs qui y président semblent plutôt transparents, la diatribe de notre toujours percutant collaborateur Karl Kraus aide à comprendre les ressorts psychologiques de son succès dans les mouvements politiques occidentaux qui, supposément, veulent l’émancipation. Il y est en effet question de la jouissance masochiste qu’obtient, à peu de frais, celui qui s’identifie à « l’objet maltraité », et de sa déconvenue à l’idée que la figure du perfide oppresseur vienne finalement à faire défaut. Finalement, le témoignage de Hussein Aboubakr Mansour vient lui aussi confirmer que le soutien affiché aux Palestiniens ne procède pas toujours d’une authentique préoccupation pour leur sort. Évoquant le milieu idéologique de son enfance, il rappelle le caractère structurant de la détestation d’Israël, sinon des juifs, pour les nationalismes arabes.