# 145 / Edito

Le 19 novembre dernier, Javier Milei remportait le second tour de l’élection présidentielle argentine contre Sergio Massa, le candidat de la coalition péroniste de centre-gauche. Il est devenu le premier président libertarien de notre histoire et ses toutes premières mesures témoignent d’un autoritarisme stupéfiant qui font déjà descendre dans les rues des milliers de personnes. Stupéfiant au point qu’il a annoncé, le vendredi 22 décembre dernier, que les organisateurs de la première manifestation d’opposition allaient devoir payer les frais de maintien de l’ordre… Après Trump ou Bolsonaro, on n’est finalement plus si étonné qu’un populisme d’extrême-droite ubuesque parvienne à accéder au sommet de l’État à travers une figure excentrique et hautement médiatique, adepte des déclarations provocantes, de l’opposition à la « caste » et des bains de foule. On reste cependant bouche bée devant l’étrange fascination de ce personnage pour le judaïsme – au point qu’il ait songé à s’y convertir –, sa bénédiction publique par des rabbins, son utilisation d’un passage du Livre des Macchabées comme slogan de campagne ou son instrumentalisation de Hanoukka lors de son investiture. Cette semaine, pour K., Francesco Callegaro retrace la trajectoire de « cet économiste anarcho-capitaliste échevelé » vers les plus hautes sphères du pouvoir et interroge l’étonnante rencontre entre le néo-libéralisme le plus forcené et une certaine forme du messianisme juif.

Aussi, pour ce dernier numéro de l’année 2023, nous avons choisi de republier trois textes parus depuis les événements du 7 octobre. Le moment de prendre de bonnes résolutions approchant, nous tenions ainsi à réaffirmer les principes de compréhension qui guident la ligne éditoriale de la revue, et les enjeux face auxquels cette dernière nous apparaît plus justifiée que jamais. Sur la question des principes, les deux premiers textes disent l’essentiel, si bien qu’ils semblent se répondre. Dans « Depuis le pogrom », Danny Trom et Bruno Karsenti cherchaient à prendre la mesure de la déstabilisation existentielle qui venait de frapper le monde juif. Ils y constataient qu’avec le fait inédit du pogrom en Israël, l’inéliminable fond diasporique remontait à la surface : « Le monde s’est réunifié et homogénéisé pour les juifs ; le centre israélien a rejoint les centres diasporiques ». Comme en atteste le texte inédit de Pierre Goldman que nous publiions deux semaines plus tard, ce fond, et ses implications, étaient déjà perceptibles il y a près de 50 ans : « Israël n’est pas extérieur à la diaspora. Israël est un endroit de la diaspora, de l’exil. […] Peut-être y aura-t-il d’autres malheurs… » Le troisième texte témoigne, lui, d’un des enjeux qu’il nous faudra  continuer d’affronter cette année : le fait qu’une partie significative de la gauche semble, dès lors qu’il est question d’Israël et des juifs, avoir perdu toute boussole morale. Dans « La faillite morale de ma gauche », Mitchell Abidor faisait le récit de l’apparente incapacité d’une gauche américaine, à laquelle il s’identifiait intégralement jusque-là, à condamner sans ambiguïté les crimes du Hamas. À défaut d’étoile du berger pour guider ces brebis égarées, K. continuera, l’année prochaine, à proposer des éléments d’intelligibilité pour qui souhaite s’orienter dans la conjoncture actuelle.

Depuis le 10 décembre, Javier Milei, « el loco » [le fou], est officiellement le nouveau président de l’Argentine. Parmi les éléments stupéfiants de la trajectoire du tribun populiste parvenu au pouvoir : sa relation avec le judaïsme. Il a fait du grand rabbin de la communauté juive marocaine-argentine Acilba son « guide spirituel », et déclaré qu’il consacrerait sa vie à la Torah une fois qu’il aurait accompli la mission politique que Dieu lui a assignée. Francesco Callegaro revient sur l’étrange nœud théologico-politique dans lequel le judaïsme orthodoxe et le sommet de l’État argentin se trouvent aujourd’hui imbriqués.

Les coordonnées du monde juif, après ce qui s’est produit en Israël les 7 et 8 octobre 2023, ne sont plus les mêmes. Elles bougent, se recomposent et s’agencent autrement, si bien que parmi tous les sentiments qui assaillent les juifs aujourd’hui figure la désorientation provoquée par ce bouleversement. Il n’est pas aisé, tandis qu’on est saisi par l’effroi et plongé dans le deuil, d’en dégager la logique. Discerner la situation nouvelle n’est possible qu’à nous forcer à ouvrir les yeux – quand bien même nous voudrions les refermer pour ne plus regarder qu’en nous-mêmes.

Dans un court texte de juin 1974, Pierre Goldman décrit la nature de sa relation à Israël — attachement fondamental, mais dénué d’illusion. Tiré de sa correspondance avec Wladimir Rabinovitch (Rabi), ces quelques lignes inédites sont rendues publiques pour la première fois grâce à son fils, Manuel Goldman.

Notre collaborateur Mitchell Abidor témoigne ici de sa colère contre une partie de son camp politique qui, « aveuglé par la haine d’Israël, craignant d’être associé aux gouvernements occidentaux [a fait disparaître] la boussole morale de la gauche ». Son récit de la production éditoriale au sein de cette dernière depuis le 7 octobre, en particulier celle de la presse juive de gauche, est précieux pour nous faire comprendre les ressorts d’une sorte d’impossibilité physique à y condamner les massacres du Hamas.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.