# 143 / Edito

Le 23 octobre, près de 200 journalistes ont été conviés sur une base militaire de Tel-Aviv par l’armée israélienne pour la première projection d’un film d’une quarantaine de minutes présentant un montage des images des attaques du Hamas du 7 octobre. Depuis, d’autres projections ont été organisées, la première en France ayant eu lieu le 14 novembre dernier devant des journalistes, la deuxième devant les députés et les sénateurs qui souhaitaient s’y rendre. Une grande partie des images figurant dans ce document circulaient déjà, avec d’autres, sur les réseaux sociaux. La rencontre entre Michaël Prazan et Jean-Baptiste Thoret, organisée en partenariat avec Akadem, nous permet de le rappeler : les guerres contemporaines sont aussi – et en ce moment plus que jamais – « des guerres d’images ». Se pose la question – en particulier à propos des images des sévices et des crimes enregistrés par les criminels eux-mêmes – de leur fabrication, de leur diffusion, de leur réception et de leur usage. Faut-il les montrer ? Faut-il les voir ? Que faire de ces images qui nous tombent dessus comme un effroyable fardeau ? Reviennent ici en mémoire les titres que Goya donna à deux des gravures de la série Les désastres de la guerre, entre 1810 et 1815 : Yo lo vi (« Je l’ai vu ») et No se puede mirar (« On ne peut pas voir »). Ces deux affirmations, dans leur extrême tension, marquent l’oscillation propre à tout regard porté sur les images de l’horreur, déchiré entre un Devoir voir et un Ne pas pouvoir voir où vient s’inscrire la comparution du mal en acte dans l’histoire.

Dans le second texte de cette semaine, tout repose aussi sur une image. « Je suis Juif et, autant que je me souvienne, j’ai toujours su que les pogroms existaient » nous dit Joseph Ziegler. C’est sur fond de ce savoir tacite que doit se lire le texte qu’il consacre ici à Kfir Bibas, ce bébé d’à peine dix mois dont le hochet est visible sur les images qui ont dévoilé son statut d’otage à Gaza. Collé sur les murs des villes, le visage de Kfir hante Joseph Ziegler. L’auteur témoigne de sa hantise, de la proximité qu’il ressent à son égard. Il pense sans cesse à cet enfant qu’il ne connait pas et à sa propre famille. « Le hochet de Kfir, je le connais. C’est pour cela qu’il m’a tapé dans l’œil. Le hochet de Kfir, c’est celui de Rachel, celui d’Aaron, celui de Rose. Chaque jour, il traîne dans l’appartement près du tapis d’éveil ou dans la chambre ou dans la cuisine. » Chaque jour qui passe depuis le 7 octobre, la terreur se condense dans l’objet et captive le regard, réactivant dans les plis du quotidien le souvenir constituant de la condition des juifs.

Nous sommes, dans K., plusieurs fois revenus sur la situation des juifs au Royaume-Uni – voir notamment « Mais que se passait-il dans le Labour de Corbyn ? », « Le cas David Miller » ou  encore « Le mémorial de la Shoah au Royaume-Uni : entre espoirs, retards et polémiques ». Il y est à chaque fois manifeste que, parmi les pays de l’Europe de l’Ouest, le monde britannique témoigne d’une singularité remarquable sur ce sujet. Les juifs y sont à la fois parfaitement assimilés, mais d’une manière qui témoigne d’une instabilité plus grande qu’en France. Ce que Philip Spencer résume en ces termes : « La communauté juive du Royaume-Uni, confrontée à [une] vague d’hostilité sans précédent. [Les juifs] se sentent isolés et assiégés [mais n’ont] jamais bénéficié du soutien manifeste que la République française [leur] a parfois apporté depuis la Révolution. » Dans l’entretien qu’il nous a accordé cette semaine, le spécialiste anglais de l’histoire de l’antisémitisme et de la mémoire de la Shoah évoque la situation dans son pays depuis le 7 octobre, mais en l’inscrivant dans une double perspective : celle de l’histoire de la gauche, du Labour (et dans son récit il évoque les tourments de son propre itinéraire politique d’une manière qui rappelle le texte de Mitchell Abidor évoquant les « faillites morales de [sa] gauche » aux Etats-Unis, paru dans K. il y a quelques semaines) comme celle de l’histoire de l’héritage non digéré du mandat anglais sur la Palestine.

En filmant eux-mêmes leurs crimes, les terroristes du Hamas ont assuré la mise en spectacle du massacre qu’ils ont commis le 7 octobre. Un film de plus de 40 minutes, documentant les atrocités, a été conçu par les autorités israéliennes et plusieurs fois projeté (depuis le 23 octobre en Israël, depuis le 14 novembre en France) devant un public choisi. Que contient exactement ce film — qui soulève la difficile question de savoir comment manier ces images ? Dans un débat réalisé en partenariat avec Akadem, Michael Prazan – documentariste et écrivain – et Jean-Baptiste Thoret – historien du cinéma – interrogent l’histoire, les usages, et les effets des images documentaires de violence extrême sur ceux qui les regardent.

La tragédie du 7 octobre a suscité en diaspora de multiples analyses. Joseph Ziegler propose dans ce texte une lecture plus intime de l’événement tel qu’il a été vécu depuis la France, témoignage personnel empli de la pensée du plus jeune israélien pris en otage par le Hamas et dont nous sommes aujourd’hui sans nouvelle.

Philip Spencer, auteur de nombreux textes sur l’antisémitisme moderne et la Shoah – et plus particulièrement sur les problématiques soulevées par leur traitement à gauche –participe aujourd’hui au nouveau London Centre for the Study of Contemporary Antisemitism, fondé par David Hirsh. Dans l’entretien qu’il accorde à la Revue K., où il évoque son propre itinéraire politique, il revient sur les réactions au 7 octobre en Angleterre, repassant par l’histoire de l’héritage non digéré du mandat anglais sur la Palestine comme par celle du Labour sous la direction de Jeremy Corbyn.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.