Philip Spencer : « Les juifs du Royaume-Uni se sentent isolés et assiégés »

Philip Spencer, auteur de nombreux textes sur l’antisémitisme moderne et la Shoah – et plus particulièrement sur les problématiques soulevées par leur traitement à gauche –participe aujourd’hui au nouveau London Centre for the Study of Contemporary Antisemitism, fondé par David Hirsh. Dans l’entretien qu’il accorde à la Revue K., où il évoque son propre itinéraire politique, il revient sur les réactions au 7 octobre en Angleterre, repassant par l’histoire de l’héritage non digéré du mandat anglais sur la Palestine comme par celle du Labour sous la direction de Jeremy Corbyn.

 

Philip Spencer

 

Vous venez de la gauche militante. Vous en êtes revenu. Pouvez-vous nous parler de cette conversion ? Elle a eu lieu avant même l’arrivée de Jérémy Corbyn à la tête du Labour, n’est-ce pas ?

Philip Spencer : Je viens en effet d’un milieu marqué par la gauche radicale. Comme l’un de vos récents contributeurs (Mitchell Abidor), j’ai été radicalisé lors de mon séjour à Paris en 1968, pendant les événements de mai auxquels la gauche révolutionnaire, dont beaucoup de dirigeants étaient juifs comme moi, a largement contribué. J’avais été très séduit par leurs aspirations universalistes à un changement radical. J’ai ensuite rejoint l’organisation trotskiste la plus antistalinienne au Royaume-Uni (l’International Socialists, devenue le Socialist Workers Party). Cette organisation considérait l’Union soviétique comme une forme de capitalisme d’État et critiquait les mouvements sur lesquels le reste de la gauche radicale fantasmait, en Chine, à Cuba, en Algérie, etc. Ce geste critique était salvateur, mais j’ai pris mes distances par rapport à cette analyse en termes de capitalisme d’État, notamment parce qu’elle ne permet pas d’expliquer pourquoi ces régimes exercent une violence brutale et répétée à l’encontre de leurs propres peuples.

C’est surtout après le génocide des Tutsis au Rwanda que j’ai commencé à me préoccuper des questions de solidarité avec les victimes de génocide. Évidemment, qui s’intéresse au génocide en vient à réfléchir sur la Shoah, que le concept de génocide et la Convention sur le génocide sont venus qualifier. Et quand on pense à la Shoah, il faut en passer par son élément central : l’antisémitisme. En faisant ce travail, je me suis rendu compte que, même à l’époque, l’antisémitisme n’avait pas été pris suffisamment au sérieux par une partie importante de la gauche radicale. J’en suis également venu (comme Hannah Arendt et les dirigeants de l’école de Francfort l’ont fait, chacun à leur manière) à considérer la Shoah comme à la fois spécifique (commise contre les Juifs) et universelle (attaque contre l’humanité, dont la diversité intrinsèque doit être protégée).

Que retenez-vous de votre séjour du côté de la gauche radicale ?

Ce que j’en retiens avant tout, c’est l’universalisme : un engagement en faveur d’une solidarité qui dépasse les frontières nationales, envers toutes les victimes de violences infligées non seulement par des États impérialistes (de plus en plus souvent non occidentaux), mais aussi par leurs propres dirigeants (souvent postcoloniaux). Mais cet universalisme ne doit jamais exclure les juifs et doit aussi prendre l’antisémitisme au sérieux, y compris lorsqu’il se manifeste au sein de la gauche. Lorsqu’il exclut les juifs et refuse de prendre l’antisémitisme au sérieux (ou pire), il n’est pas du tout universaliste, mais antisémite. La distinction entre un universalisme qui cherche à inclure les juifs et un universalisme qui considère les juifs comme son « autre », comme son ennemi, est au cœur du livre que j’ai écrit avec Robert Fine sur l’antisémitisme de gauche et le retour de la soi-disant « question juive ». Dans cet ouvrage, nous avons identifié deux traditions très différentes à gauche, qui remontent toutes deux au siècle des Lumières.

Et l’une des deux aurait été adoptée par Jérémy Corbyn…

Ce que Corbyn représentait pour la gauche radicale m’a profondément choqué. J’y vois une dégénérescence totale, tant sur le plan éthique que politique. J’avais toujours pensé que la gauche radicale serait la plus encline à défendre les juifs. J’ai vécu au moins trois vagues d’antisémitisme au Royaume-Uni. L’une dans les années 1960, du fait des néonazis ; une autre dans les années 1970 ; et une troisième aujourd’hui. Lors des deux premières, la gauche radicale s’était mobilisée, en particulier dans les années 1970 sous la forme de la Ligue antinazie, qui était en fait une initiative du SWP[1] et qui a bénéficié d’un soutien important de la part de la communauté juive (ce qu’elle nie aujourd’hui). L’idée que la gauche radicale ne défendrait pas les juifs, qu’elle excuserait l’antisémitisme, qu’elle serait de connivence avec lui, voire qu’elle y participerait, était donc inconcevable. Tout cela a changé. Certains déplorent que la gauche les ait quittés. Je pense pour ma part qu’une bonne partie de la gauche radicale n’est plus du tout de gauche. En soutenant le Hamas et le Hezbollah, elle est devenue profasciste.

Ceux qui prétendent qu’il s’agit là d’antisionisme et non d’antisémitisme sont à mon avis délibérément malhonnêtes. Concernant l’antisionisme, tout a changé après la Shoah : elle a mis en évidence la nécessité existentielle pour les juifs d’avoir leur propre État dans un monde d’États-nations, un monde qui n’a pas réussi à les protéger. La question que l’on pourrait naturellement me poser est de savoir pourquoi je suis resté si longtemps membre d’une organisation qui restait antisioniste en refusant d’admettre cette évidence. J’étais certainement conscient (Mitchell Abidor parle d’ « idiotie morale » et ce jugement vaut aussi pour moi de ce point de vue) qu’une partie de la gauche révolutionnaire après 1967, puis après 1973, était antisioniste, mais je l’ai négligé pour trois (mauvaises) raisons. La première tient à ce que je supposais qu’il s’agissait uniquement de rhétorique et que personne ne savait vraiment de quoi il parlait, puisque tous nos efforts (à juste titre selon moi) étaient concentrés sur la construction d’un mouvement socialiste, ici, au Royaume-Uni. Deuxièmement, le fait d’être antisioniste n’était pas une condition requise pour adhérer au SWP. Et troisièmement, je supposais que, puisque nous étions tous antistaliniens jusqu’au bout des ongles, et que le stalinisme avait été antisémite au plus haut point, nous ne saurions partager ce préjugé.

Je me suis complètement trompé sur ce dernier point. Ce qui s’est passé, c’est que la quasi-totalité de la gauche radicale a complètement abandonné son anti-stalinisme pour embrasser le leg de l’antisionisme antisémite stalinien, surtout après l’effondrement du communisme en Europe de l’Est et en Union soviétique.

Pendant des années, le Labour a été phagocyté par ces tendances. Quelles sont les sources intellectuelles de ce phagocytage ? Existe-t-il, par ailleurs, un lien avec la critique de la gestion de l’Empire britannique ? Ou, plus spécifiquement, la question de la Palestine ?

Le parti travailliste ne relève évidemment pas de la gauche radicale et n’a jamais été un parti marxiste à aucun moment de son histoire. Jusqu’à récemment, la gauche radicale était peu présente au sein du parti, en dépit de diverses tentatives infructueuses d’y pénétrer et de l’orienter ouvertement ou clandestinement vers ce qu’elle considérait comme une direction véritablement socialiste (un peu selon la méthode employée par les lambertistes en France). Les espoirs des révolutionnaires occidentaux ayant été déçus à plusieurs reprises dans les années 1970, et plus encore après 1989 lorsque les anciens États communistes embrassèrent le capitalisme, l’Occident, et en particulier les États-Unis, en vinrent à être considérés comme la source de tous les malheurs du monde. Il s’agissait là d’un phénomène mondial, mais la gauche radicale britannique y était certainement prédisposée de par sa critique soutenue du passé impérial de la Grande-Bretagne et de son héritage persistant. La gauche radicale avait bien sûr raison de souligner le racisme qui avait accompagné et justifié l’Empire, la manière dont la Grande-Bretagne avait profité de l’esclavage pendant si longtemps, et la façon dont ce racisme continuait à s’exercer à l’encontre des immigrés arrivant au Royaume-Uni, en particulier dans le sillage de la décolonisation. Mais cette vision du monde n’avait pas les moyens d’expliquer comment et pourquoi l’État d’Israël avait vu le jour après la Shoah, ni de prendre l’antisémitisme au sérieux à moins qu’il ne se présente en uniforme nazi. Il s’agissait d’une conception réductrice et très partielle du monde, qui ne pouvait fonctionner qu’en supprimant des preuves gênantes et en déformant l’histoire pour la forcer à correspondre à des idées préconçues.

Avec quelle vision du monde la gauche britannique comprend-elle la naissance de l’État d’Israël ?

L’hypothèse de départ était que la Grande-Bretagne avait agi avec Israël et la Palestine comme elle l’avait fait dans d’autres parties de l’Empire, de sorte que « nous » devrions nous sentir aussi coupables du sort des Palestiniens que de celui des anciens esclaves et ainsi de suite. (Je laisse de côté ici la question de savoir qui est exactement le « nous » dans cette formulation). Même si l’on fait abstraction des quelques différences entre les diverses situations nées de la désintégration de l’Empire, appliquer ce schéma au problème israélo-palestinien ne revêt aucun sens. Peu de membres de la gauche radicale aujourd’hui semblent savoir, par exemple, que la Grande-Bretagne n’a pas voté en faveur de la création de l’État d’Israël en 1948, ou que c’est la Tchécoslovaquie communiste qui a fourni des armes cruciales à la Haganah pendant la guerre d’indépendance. Mais même cette ignorance volontaire n’explique pas entièrement comment Israël en est graduellement venu à être perçu comme le pire État du monde. Il ne suffit pas de souligner (même si c’est important) qu’après 1967, Israël n’est plus apparu comme un pays suffisamment faible pour automatiquement mériter la sympathie de la communauté internationale. En effet, ce changement de position s’est aussi accompagné d’un refus systématique de considérer les Palestiniens comme disposant d’une quelconque capacité d’agir, ou de prendre au sérieux les idées violemment antisémites (dont certaines, mais pas toutes, avaient été diffusées avec succès au Moyen-Orient par la propagande nazie à partir des années 1930) couramment professées dans la région, même avant la montée de l’islamisme. Pour parvenir à comprendre ce qui se joue là, il faut prendre en compte la présence récurrente et l’attrait de l’antisémitisme pour cette partie de la gauche radicale qui a souvent été tentée d’embrasser un radicalisme de façade, dans lequel les Juifs sont individuellement et collectivement considérés comme responsables de tout ce qui cloche dans le monde.

Comment cette rhétorique est-elle aujourd’hui réactualisée ?

La version contemporaine de ce radicalisme superficiel se concentre sur le soutien que les États-Unis apportent à Israël. Tout bon anti-impérialiste se doit alors de considérer qu’Israël est soit un instrument de l’impérialisme occidental dans la région, soit l’inverse (encore mieux !). À contrario, toute force s’opposant à l’Amérique et à Israël est « objectivement » du côté du progrès, puisqu’elle cherche à renverser un ordre mondial inique auquel l’État britannique participe également (en tant qu’allié des méchants Américains et d’Israël et avec son propre lourd passé raciste et impérialiste).

Corbyn lui-même s’était imprégné de ces idées voilà bien longtemps. Aux yeux de ses partisans, cela faisait de lui un homme de convictions et de principes. Aussi, lorsque l’occasion s’est présentée pour lui de briguer la tête du parti travailliste, il s’est appuyé sur ses antécédents d’opposant résolu à la guerre d’Irak, profondément impopulaire, que le précédent gouvernement travailliste de Tony Blair avait soutenue. Il a également surfé sur la frustration ressentie par beaucoup face à l’incapacité du parti, alors dans l’opposition et dirigé par les successeurs de Blair, à contester efficacement la politique des conservateurs revenus au pouvoir dans le sillage du krach de 2008 et maintenant lancés dans un programme d’austérité sévère exacerbant manifestement les inégalités. Corbyn semblait représenter une opposition de principe aux conservateurs, mais au cœur de sa vision du monde reposait un antiaméricanisme primaire et un antisionisme tenace qui l’avaient conduit, sans honte ni remords, à s’associer à plusieurs reprises à des antisémites déclarés. Une fois Corbyn parvenu, à la surprise générale, à la tête du parti en 2015, l’antisémitisme et l’antisionisme ont eu libre cours au sein du Labour. La vie des juifs membres du parti est devenue extrêmement compliquée (alors que celui-ci est historiquement la formation ayant la préférence de la communauté en Grande-Bretagne). Bon nombre d’entre eux, ainsi que de tous ceux qui refusaient de souscrire à la nouvelle orthodoxie, ont été contraints de quitter le parti en désespoir de cause. Heureusement, l’électorat a rejeté sans ambiguïté Corbyn en 2019, ce qui a valu aux travaillistes leur défaite la plus humiliante depuis les années 1930.

Quels ont été les raisons de ce rejet ?

Il y avait de nombreuses raisons à cela, en particulier une certaine lassitude à la suite du long débat sur le Brexit (ce qui ne veut pas dire qu’il faille sous-estimer le chauvinisme et la xénophobie ayant assuré la victoire des partisans du Brexit au départ). On ne sait pas exactement dans quelle mesure l’antisémitisme manifeste de Corbyn a joué un rôle dans la défaite du parti travailliste, mais la suite des événements a considérablement soulagé les juifs de Grande-Bretagne et tous ceux qui se soucient de l’antisémitisme. Le nouveau leader Keir Starmer a d’entrée imposé un changement fondamental de position, s’excusant ouvertement auprès de la communauté juive pour tout ce qui s’était passé sous son prédécesseur. Tout aussi importante, une conclusion majeure de la Commission pour l’égalité et les droits de l’homme, qui n’avait auparavant enquêté que sur le racisme de l’extrême droite, a établi sans la moindre ambiguïté que le parti travailliste sous Corbyn s’était rendu coupable d’antisémitisme institutionne[2]. Corbyn a rejeté ces conclusions comme étant exagérées et nombre de ses partisans ont accusé les juifs d’avoir assuré la défaite du parti travailliste. Il s’agit bien sûr de deux tropes classiques de l’antisémitisme de gauche : attaquer les juifs pour avoir exagéré leurs malheurs à des fins égoïstes et malveillantes, et pour s’être engagés dans des conspirations visant à bloquer les forces de progrès.

Mélenchon ressemble, je pense, à Corbyn à bien des égards, même s’il me semble être un antisémite plus virulent. Après tout, il a critiqué Corbyn pour avoir fait trop de concessions aux juifs ! Une différence importante est que le parti socialiste s’est effondré en France alors que Mélenchon n’en faisait plus partie (et qu’il ne l’avait d’ailleurs jamais dirigé), de sorte qu’il peut se présenter de l’extérieur comme l’homme qui ramènera la gauche française à la fois à ses principes et au pouvoir. Corbyn a lui présidé à la débâcle du parti travailliste. Starmer se trouve donc dans une position bien plus forte que les détracteurs de Mélenchon au sein de la gauche française. Il peut démontrer très clairement que c’est Corbyn qui a conduit le parti travailliste à une défaite catastrophique. Mais au-delà de cette différence de situation, la position adoptée par Starmer consiste à restaurer ce qui devrait être un principe cher au Labour, à savoir que l’antisémitisme est quelque chose qui doit être rejeté non seulement pour des raisons tactiques, mais aussi pour des raisons de principe. Aucun parti collaborant, voire participant, à la diffusion de cette doctrine ne devrait pouvoir se réclamer de la gauche.

Quelle est la position du Labour sur le conflit entre Israël et le Hamas ainsi que sur la vague d’antisémitisme que connaît le Royaume-Uni ?

Actuellement, au Royaume-Uni, il reste un nombre important d’antisémites au sein du parti, même si plusieurs d’entre eux ont été expulsés ou en sont partis. Corbyn lui-même n’est plus membre du Labour au Parlement et, lors des prochaines élections, il ne sera pas autorisé à se présenter comme candidat travailliste. En réponse aux événements effroyables du 7 octobre, Starmer a adopté une position claire et sans ambiguïté de soutien à Israël. Il a bien compris la nature ignoble et réactionnaire du Hamas, ainsi que la brutalité de ses attaques. Il a cependant subi des pressions considérables d’une fraction importante du parti, notamment au niveau local, de la part de personnes ayant immédiatement soutenu le Hamas, avant même qu’Israël n’ait entrepris la moindre action. Il n’a pas cédé à ces pressions, ce qui est tout à son honneur, mais celles-ci ne cessent de croître en raison de l’organisation, semaine après semaine, de grandes mobilisations contre Israël et contre tous ceux qui soutiennent l’État hébreu.

Face à la position de Starmer, on peut, grosso modo, identifier trois positions de la gauche sur cette question. La première, défendue par un nombre important au cœur des manifestations, soutient sans équivoque le Hamas pour les raisons exposées ci-dessus. La deuxième reconnaît formellement le caractère néfaste des actes du Hamas. Toutefois, cette concession (souvent exprimée sous la forme d’un « cela va de soi », alors qu’il n’en est rien) est immédiatement suivie d’un « mais » — à savoir que la réponse israélienne est bien pire et qu’Israël est fondamentalement le coupable dans ce conflit (en ignorant délibérément le fait que le Hamas a attaqué l’État hébreu). Ce groupe soutient le slogan « de la rivière à la mer » (qui implique de toute évidence la destruction d’Israël et l’assassinat de juifs en grand nombre) et reprend l’idée de plus en plus répandue selon laquelle Israël commet un génocide à Gaza. Il existe une troisième position qui considère que le Hamas et Israël sont tous deux violents et qui appelle à un cessez-le-feu, refusant de reconnaître que le Hamas utilisera évidemment cet arrêt provisoire des combats pour se réarmer et lancer de nouvelles attaques.

Au Royaume-Uni aussi se fait donc entendre la rhétorique du spectre du génocide…

Pour ma part, je trouve l’accusation de génocide à l’encontre d’Israël particulièrement choquante. Elle trahit un refus délibéré de reconnaître que le Hamas a ouvertement fait part de ses intentions génocidaires et perpétré des actes qui répondent clairement à la définition d’actes génocidaires selon la Convention[3], lesquels ont d’ailleurs été délibérément exécutés de manière à rappeler aux juifs la violence extrême utilisée par les Einsatzgruppen. Mais, en plus, cette accusation est antisémite, puisqu’elle accuse les juifs du crime commis contre eux. Ce n’est pas un hasard. Elle trouve son origine dans une compréhension partielle et limitée (au mieux) de la Shoah comme n’ayant qu’une signification universelle dont, soi-disant, seuls les juifs n’auraient pas tiré les leçons. Et on arrive rapidement à Israël la nouvelle Allemagne nazie. Il y a quelque chose d’excitant, je pense, dans ce qui gagnerait peut-être à être compris comme une sorte de perversion, une jouissance à imaginer les victimes transformées en bourreaux. Certes, Sartre a depuis longtemps souligné que l’antisémitisme n’est pas une attitude raisonnée, mais une passion, comme on peut le constater très facilement dans les manifestations anti-israéliennes. Comme l’a noté un jour le grand philosophe français Vladimir Jankélévitch : « Les Juifs sont donc les nouveaux nazis. Quel bonheur ! ». Il est certainement difficile de ne pas percevoir une certaine excitation dans la façon dont les manifestants lancent des slogans tellement offensants pour les Juifs qu’ils plongent ces derniers dans un état d’anxiété qu’ils n’avaient pas connu dans ce pays depuis des lustres.

On a vu des images impressionnantes de ces manifestations au Royaume-Uni. Avez-vous une idée des chiffres, de qui se mobilise ?

Ceux qui attaquent la position de Starmer la considèrent comme une trahison honteuse et accusent l’intéressé d’avoir du sang sur les mains. Les allégations de trahison et de complicité dans les massacres occupent une place prépondérante dans les grandes manifestations organisées jusqu’à présent. Des mobilisations ont également eu lieu au niveau local contre Starmer lui-même et contre les membres du Parlement ayant soutenu sa ligne de conduite. (Une grande majorité d’entre eux ont toutefois continué à le soutenir et tous n’ont pas été visés, tant s’en faut). Il est difficile de chiffrer exactement le nombre de participants aux quatre manifestations au moins organisées à ce jour, mais il est probable qu’il dépasse largement les 100 000 semaine après semaine. Nous n’en savons pas assez pour l’instant pour faire des généralisations sur les manifestants et leurs motivations.

Un autre argument est avancé par la gauche radicale pour mobiliser, et parvient à trouver un certain écho au Royaume-Uni, compte tenu de l’histoire du racisme que j’ai évoquée précédemment. Il consiste à dire que toutes les victimes du racisme devraient automatiquement être antisionistes car, nous dit-on, les juifs ont réussi (depuis la Shoah) à devenir « blancs » et font donc désormais partie intégrante d’une structure de pouvoir locale et mondiale intrinsèquement oppressive. Il est toutefois difficile d’imaginer que, dans des communautés aussi diverses que celles originaires des pays afro-caribéens ou du sous-continent indien, une foule de gens serait attirée par ce qui constitue fondamentalement un nouvel exemple du refus d’une partie de la gauche radicale de prendre l’antisémitisme au sérieux. En tout état de cause, cette ligne d’argumentation est une importation des États-Unis, tout comme Black Lives Matter. Ce slogan est parvenu à avoir pendant un certain temps une résonance considérable ici, même si les conditions de vie des personnes victimes de racisme anti-noir au Royaume-Uni diffèrent considérablement, à bien des égards, de celles des États-Unis, tant hier qu’aujourd’hui.

Mais il faut reconnaître que ces arguments prennent surtout de l’importance dans les universités britanniques, qui sont devenues des foyers préoccupants de propagation de l’antisémitisme et de l’antisionisme. Il s’agit là encore d’un phénomène mondial, mais le Royaume-Uni a connu une évolution particulièrement significative au début des années 2000, lorsque le syndicat des universitaires (l’UCU) a voté le boycott des universités israéliennes. Une grande partie de l’antisémitisme, qui a tant défiguré le parti travailliste dans les années Corbyn, s’est d’abord exprimée dans cette campagne de boycott. Bien que Corbyn ne soit plus là, ses idées ont en fait gagné encore plus de soutien dans les universités, où certains des partisans les plus enthousiastes de l’ancien leader travailliste se sont regroupés. Dans de nombreuses universités, des professeurs et des étudiants prônent la victoire du Hamas, vilipendent Israël pour se rendre coupable de crimes de guerre et de génocide et affirment avec aplomb qu’il s’agit d’un État colonisateur et d’apartheid totalement illégitime. Le niveau d’ignorance affiché ici devrait susciter une vive inquiétude, car c’est dans cet espace que la prochaine génération d’activistes, de journalistes, de responsables politiques et de décideurs voit ses idées façonnées et consolidées. Une initiative récente en vue de la création d’un Centre d’étude de l’antisémitisme contemporain — chargé de soutenir les universitaires souvent isolés et les étudiants vulnérables qui cherchent à remettre en question ce « sens commun » — suscite une lueur d’espoir. Je dois dire que je suis moi-même étroitement associé à ce projet dirigé par l’éminent sociologue David Hirsh, lequel a joué un rôle central dans la campagne contre le boycott universitaire et dont les écrits sur l’antisémitisme contemporain au Royaume-Uni constituent un guide indispensable pour comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Comment les Juifs réagissent-ils ?

Les étudiants ne sont que l’un des groupes de la communauté juive du Royaume-Uni confrontés à cette vague d’hostilité sans précédent. Les juifs se sentent isolés et assiégés, tout comme les membres de la communauté juive française, laquelle est cependant numériquement beaucoup plus importante. En outre, la communauté britannique n’a jamais bénéficié du soutien manifeste que la République française a parfois apporté aux juifs depuis la Révolution, lorsqu’ils ont obtenu pour la première fois l’égalité des droits (même si ce n’était qu’à titre individuel). La Grande-Bretagne ne possède pas une telle tradition républicaine, mais plutôt une culture axée sur la tolérance libérale. La position traditionnelle de la communauté juive au Royaume-Uni se caractérise par un sentiment général d’acceptation reconnaissante, accompagné d’une certaine réticence à prendre ouvertement la tête de la lutte contre l’antisémitisme. Elle s’est généralement efforcée de trouver des alliés capables de prendre l’initiative — comme dans le cas de Cable Street et de l’ANL — au sein de la gauche. Depuis un certain temps, cette réponse est jugée insuffisante et de nombreux juifs s’affirment davantage, ce qui correspond en partie à une acceptation plus large au Royaume-Uni de l’importance de l’identification à un groupe (une attitude qui est sans doute plus problématique en France). Néanmoins, il subsiste un profond sentiment de gratitude envers le Royaume-Uni pour avoir tenu bon face à l’Allemagne nazie et un soulagement qu’il n’y ait pas eu ici l’équivalent de la trahison de Vichy.

La réaction immédiate au 7 octobre a été marquée par des veillées et des commémorations — auxquelles ont participé en grande partie, mais pas exclusivement, des juifs — mais aussi, ce qui est intéressant, par une forte augmentation de la fréquentation des synagogues. De toute évidence, cet afflux soudain ne traduit pas un quelconque retour à la foi, mais plutôt le désir de nombreux juifs de disposer d’un espace sûr. Très récemment, une manifestation a eu lieu à Londres, de loin la plus grande mobilisation (entre 60 000 et 100 000 personnes selon différentes estimations) à être dirigée directement contre l’antisémitisme depuis les célèbres événements de Cable Street dans les années 1930[4]. La manifestation contre l’antisémitisme a également fait écho à certaines mobilisations de la Ligue antinazie des années 1970. Même si la majorité des participants à cette manifestation étaient probablement des juifs, il est clair qu’elle a aussi attiré des non-juifs et que de nombreux Britanniques n’approuvent pas la haine qui s’exprime maintenant ouvertement à leur encontre. Il est extrêmement important que les juifs sachent qu’ils ne sont pas isolés et que le gouvernement conservateur et le parti travailliste de Starmer ne sont pas les seuls à les soutenir. Il est néanmoins tragique qu’une partie importante de la gauche radicale, dont les prédécesseurs ont étroitement contribué au succès de Cable Street puis de l’ANL, se retrouve aujourd’hui au cœur de la mobilisation antisémite.


Propos recueillis par Elie Petit et Danny Trom

Notes

1 Socialist Workers Party, un parti trotskiste fondé en 1962.
2 Voir, dans K., «  Mais que se passait-il dans le labour de Corbyn ?  »
3 Il s’agit de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948 et signée ou ratifiée par 152 parties.
4 Les événement de Cable Street évoquent ce moment où des Juifs (la plupart de gauche et en partenariat avec le parti communiste notamment) avaient empêché les fascistes de défiler dans le quartier d’East End. Ironiquement, Corbyn lui-même avait l’habitude de se vanter de la présence de sa mère dans Cable Street ce jour-là et expliquait ne pas pouvoir en conséquence posséder une seule goutte de sang antisémite.

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