#132 / Edito

Il y a deux semaines, la revue K. consacrait son numéro à l’événement que représentait la pétition « The Elephant in the Room » — événement en ce sens que la critique de l’État d’Israël condamné comme régime d’Apartheid rassemblait à la fois, classiquement, des universitaires antisionistes mais aussi, fait inédit, des représentants du camp sioniste en général plus précautionneux avec l’usage d’un tel stigmate. « Apartheid… » La dynamique de la critique d’Israël, qui est à un tournant de son histoire depuis la crise qui divise le pays et mobilise une partie de la diaspora, doit-elle irrésistiblement en passer par ce terme infamant pour combattre la voie prise par le gouvernement actuel de Benjamin Netanyahou ? Cet usage de la catégorie renforce-t-il vraiment la cause légitime de défense des palestiniens et d’opposition à la politique gouvernementale actuelle ? Nous ne le croyons pas. Le texte que signent cette semaine Bruno Karsenti et Danny Trom soutient que le prisme de l’Apartheid cadre le conflit israélo-palestinien de manière foncièrement erronée et nuit à sa compréhension. Surtout, et de ce fait même, il nous éloigne de toute solution proprement politique du conflit.

À l’occasion de la sortie en salles du Procès Goldman, le film fascinant de Cédric Kahn, le philosophe Gérard Bensussan revient sur ce que put représenter dans sa jeunesse la figure de Pierre Goldman – militant révolutionnaire, arrêté pour braquage et suspecté de meurtre, auteur d’un livre culte écrit en prison, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France – resté légendaire pour beaucoup mais en même temps largement oublié. « Je me souviens comme si c’était hier de l’annonce de l’assassinat de Pierre Goldman par un commando d’extrême droite, alors que j’étais en pleine conférence de rédaction d’une revue depuis longtemps défunte, Dialectiques. Nous fûmes tous sidérés. Goldman était une figure marquante dans toute l’extrême gauche et ses mouvances élargies… » écrit Gérard Bensussan dans un texte à la fois intime et minutieux dans l’analyse des parcours politiques des jeunes révolutionnaires juifs dans la France des années soixante-dix. À bien des égards, Pierre Goldman fut celui qui dit tout haut combien leur engagement dans l’extrême gauche de ces années-là avait à voir avec un héritage juif.

À l’occasion de la fête de Soukkot, nous republions « La souka de mon père », texte de Ruben Honigmann dans lequel ce dernier se souvient de la place de cette fête dans son histoire familiale, les tête-à-tête avec son père qu’elle a rendus possibles comme les moments de promiscuité souvent comiques dans la cabane communautaire. Il s’amuse des 50 nuances de pratiques juives que Soukot suscite. « Une cabane qui s’envole sans s’effondrer, fragile mais pérenne, un oignon – le cœur humain – transpercé mais hors de portée, la souka de mon père contient l’essentiel : la condition juive en exil, précaire mais tenace. »

Dans le numéro 129 de K., nous revenions sur la lettre ouverte, titrée « Elephant in the room », dénonçant l’État d’Israël comme régime d’Apartheid. La pétition fut signée par plus de 2.500 universitaires regroupant en un attelage encore inimaginable quelques mois auparavant des sionistes convaincus et des antisionistes déclarés. Nous avons donné la parole à plusieurs auteurs de notre revue qui ont expliqué pourquoi ils avaient signé, même s’ils ne souscrivaient à l’usage du mot d’apartheid. Le texte qui suit explique pourquoi une telle qualification est historiquement et politiquement impropre, contre-productive, fruit d’une analogie absolument impraticable sauf à vouloir jeter avec mauvaise foi un discrédit total sur l’histoire et l’existence même du sionisme.

La sortie dans les salles françaises du procès Goldman a questionné la rédaction de K. Quelle trace a laissé le militant dans la conscience juive française, notamment de gauche ? Et quelle trace n’a-t-il pas laissée dans la gauche, après sa disparition ? Il nous a semblé évident de nous tourner vers le philosophe Gérard Bensussan, qui après avoir vu le film de Cédric Kahn nous a confié ce texte dans lequel il décompose la figure de Pierre Goldman, pris dans sa condition juive, juif « imaginaire », paria finalement parvenu.

« J’aime bien Soukot. Pendant une semaine, les juifs sont tenus de prendre leurs repas dans un habitat éphémère, en hébreu une souka qu’on traduit, faute de mieux, par « cabane » pour aiguiser la curiosité des enfants et peut-être aussi attendrir les antisémites (…) Une savante construction solide-fragile dans laquelle on migre trois fois par jour, chariot à la main. En s’installant provisoirement à l’extérieur tout en gardant un pied à la maison, le dedans et le dehors se confondent, résidence principale et secondaire s’inversent. Bref, on met en scène son propre exil. Et comme je n’arrive jamais à me sentir totalement bien là où je me trouve, espérant à chaque station que la prochaine sera la bonne, cette fête de la bougeotte me convient parfaitement. »

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.