# 128 / Edito

Faut-il être motivé pour être antisémite ? Telle est la question qui agite cet été la gauche de la gauche. La polémique au sein d’EELV autour de l’invitation du rappeur Médine à leur Université d’été, avant qu’il ne soit invité à celle de LFI sans susciter de remous, puis à la Fête de l’Humanité à venir, n’est qu’une répétition symptomatique du rapport ambigu aux juifs qu’entretient désormais cette mouvance hégémonique sur la gauche française. Pour elle, le rappeur s’est engagé de tout son poids contre la réforme des retraites et cela suffit, le reste importe peu. Et depuis que la polémique a enflé, le rappeur gagne surtout à son actif d’être une cible de prédilection de la droite et de l’extrême droite. Voilà une aubaine. Qu’est-il reproché au rappeur ? Sa critique de la laïcité républicaine et ses accointances avec les islamistes ? Il rétorque qu’il en critique exclusivement la version « laïcarde », intolérante à l’égard de l’islam. D’avoir été surpris à faire la quenelle au temps de gloire de Dieudonné ?  Il confesse qu’il s’agit d’une erreur de sa part, qu’il crut que c’était « un geste antisystème ».  D’avoir dit dans une chanson préférer la polygamie aux mœurs de DSK ? On suppose qu’il répondra que c’est affaire de goût. Son calembour, dont Jean-Marie Le Pen avait jadis le secret, avec le nom de Rachel Kahn (« resKahnpé ») ? Une malveillante erreur d’interprétation. Ce qui importe ici en réalité n’est pas tant la sincérité des réponses que le jeu lui-même, dont les règles ont été établies depuis maintenant fort longtemps : s’aventurer sur la limite, se tenir tel un équilibriste sur la corde suspendue, tout en feignant ne pas en avoir conscience. D’aucuns chutèrent, d’autres se redressèrent in extremis. Qu’en est-il de Médine ? Le président de LFI l’absout, niant l’existence même de la corde suspendue. Mais voilà ce qu’en a dit Marine Tondelier la présidente d’EELV sur France inter le 19 août : « l’antisémitisme pour la combattre, il faut le connaître sous toutes ses formes », « il y a l’antisémitisme volontaire, assumé, et l’antisémitisme insidieux, de gens qui ne prennent pas conscience de leur propos, par maladresse, par mimétisme, par manque de culture sur le sujet, de formation, de bêtise aussi, par ignorance ; pour moi Médine est dans ce cas-là ». Cette nouvelle donne, la culture politique de la gauche de la gauche l’a donc parfaitement intégrée, et elle s’est acclimatée à débattre poliment à son propos. L’existence d’un antisémitisme sans motivation antisémite, catégorie amorphe, lui servira d’amortisseur efficace afin qu’elle puisse poursuivre sa route sur un chemin cahoteux. Dans tous les cas, un constat s’impose : le spectacle d’équilibriste, dont Médine nous offre une belle exécution, est devenu rituel, une partie intégrante du dispositif de la gauche française depuis que son aile sociale-démocrate s’est effacée. Qu’elle s’y fracasse, ce sera à cause des juifs, dira-t-elle, et si elle triomphe, elle pourra s’enorgueillir que c’est malgré eux.

Après nos numéros d’été, retour à notre rythme habituel. Avec cette semaine un entretien avec Julia Christ, réalisé en partenariat avec Akadem, sur le poids de la Shoah et de la mémoire du nazisme dans la mémoire allemande aujourd’hui. Quatre-vingt-dix ans après l’accession d’Hitler au pouvoir, comment les Allemands conjuguent-ils au présent leur identité nationale avec le souvenir des crimes passé ? Que signifie, par exemple, que 80% d’entre eux pensent que la fin de la Seconde Guerre mondiale corresponde à une « libération » ? Que l’Allemagne était, comme le reste de l’Europe, « occupée » par les nazis ? Julia Christ évoque quelque chose comme une schizophrénie allemande où la mémoire active du crime et le travail de repentance s’accompagne en même temps d’une forme de mise à distance. « C’était nous et pas nous… »

Simone Disegni s’était déjà interrogé dans K. sur les « dilemmes et certitudes des Juifs italiens à l’heure de Meloni ». Il revient aujourd’hui sur la place prise dans le discours de la droite au pouvoir par les mots Nation et Patrie, dont il rappelle qu’ils étaient devenus comme tabou dans son pays. Qu’est-ce que les nouveaux dirigeants italiens entendent exactement en relançant avec insistance ces deux notions sur la scène publique ? Simone Disegni se pose la question en revenant sur deux histoires d’enfants juifs italiens : celle d’Edgardo Mortara, arraché à sa famille par le Vatican en 1858, et celle de Franco Cesana, partisan mort au combat en 1944 à l’âge de 13 ans – deux histoires qu’un film et une exposition sur Internet ont remises dans l’actualité au printemps dernier en Italie[1].

Enfin, nous republions le texte de Philipe Zard consacré à l’héritage de Kafka. Benjamin Balint avait consacré une enquête haletante – Le dernier procès de Kafka. Le sionisme et l’héritage de la diaspora (La Découverte, 2020) – au destin des manuscrits de l’auteur du Procès : leur départ d’Europe en 1939, leur survie en Israël où les emporte Max Brod, leur legs à la mort de ce dernier à sa maîtresse Esther Hoffe, qui les donnera en héritage à sa propre fille Eva. Transmissions successives qui, dès les années soixante-dix, ont été contestées, par la bibliothèque nationale israélienne d’abord, puis par les Archives littéraires allemandes de Marbach. L’affaire est remontée jusqu’à la Cour suprême d’Israël. Repartant du livre de Benjamin Balint, Philippe Zard revient sur ce qu’il lit comme un « polar politico-littéraire, sur fond de conflit juridique et de guerre de mémoire » où l’Europe (en l’occurrence l’Allemagne) et Israël se sont symboliquement disputés pour savoir quelle devait être la destination finale des archives de Kafka.

Notes

1 Le dernier film de Marco Bellocchio – Rapito [L’enlèvement] – est centré sur l’affaire Mortara. Le projet multimédia du Centre de Documentation Juive Contemporaine de Milan (CDEC), Resistenti ebrei d’Italia [Juifs résistants d’Italie] – les récits des résistants juifs de toute l’Italie, a mis la lumière sur l’histoire de Franco Cesana.

90 ans après l’accession d’Hitler au pouvoir, la philosophe Julia Christ dresse un état des lieux de la mémoire allemande. À côté de l’indéniable travail de réparation et de repentance accompli outre-Rhin, elle pointe les impensés, les failles et les impasses mnésiques qui déforment le regard porté sur le passé nazi ainsi que l’érosion progressive du sentiment de culpabilité qui en découle. Entretien réalisé, en partenariat avec Akadem, par Rafaël Amselem.

Qu’est-ce que la droite de Giorgia Meloni entend exactement par Patrie et Nation ? De quelle Italie rêve-t-elle quand elle martèle aujourd’hui ces deux notions ? Simone Disegni se pose la question en revenant sur deux histoires d’enfants juifs italiens : celle d’Edgardo Mortara, arraché à sa famille par le Vatican en 1858, et celle de Franco Cesana, partisan mort au combat en 1944 à l’âge de 13 ans.

L’histoire est connue : Kafka a demandé à son ami Max Brod de détruire ses manuscrits. Non seulement Max Brod ne l’a pas fait, mais il est devenu le gardien de la mémoire de l’écrivain, son biographe et son éditeur, le propriétaire de la plupart de ses manuscrits – qu’il a emportés en Israël. A qui appartiennent aujourd’hui toutes ces archives ? Dans son livre-enquête, Benjamin Balint suivait à la trace les péripéties des manuscrits de Kafka, des querelles politico-littéraires jusqu’au dénouement judiciaire. Philippe Zard l’a lu et revient pour K. sur l’histoire d’un méshéritage.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.