Allemagne, la mémoire dans les limbes. Entretien avec Julia Christ.

90 ans après l’accession d’Hitler au pouvoir, la philosophe Julia Christ dresse un état des lieux de la mémoire allemande. À côté de l’indéniable travail de réparation et de repentance accompli outre-Rhin, elle pointe les impensés, les failles et les impasses mnésiques qui déforment le regard porté sur le passé nazi ainsi que l’érosion progressive du sentiment de culpabilité qui en découle. Entretien réalisé, en partenariat avec Akadem, par Rafaël Amselem.

 

Le mémorial des Juifs assassinés d’Europe à Berlin. Image : site du Mémorial de Berlin

 

L’événement est passé quasi inaperçu en France mais il a jeté un grand froid estival en Allemagne : pour la première fois de son histoire, le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland (AFD) a remporté une mairie, une semaine seulement après avoir conquis son premier canton. Certes, il s’agit d’une ville modeste (9000 habitants) et la victoire fut courte (51% des électeurs) – mais elle possède une charge symbolique colossale. L’AFD, comme le Rassemblement national en France, sait montrer patte blanche en donnant des allures polissés à son programme xénophobe. L’essentiel de son idéologie repose sur un clair principe nationaliste : il s’agit de retrouver la fierté d’être allemand.

On le sait : après la dénazification de façade de l’immédiat après-guerre, le travail de mémoire entrepris, en RFA d’abord puis dans l’Allemagne réunifiée, a été exemplaire et sincère. À l’image des Stolpersteine qui pavent les rues du moindre village allemand ou du chancelier Willy Brandt agenouillé devant le monument des martyrs du ghetto de Varsovie, le souvenir de la guerre et la conscience de l’immensité du crime commis sont devenus constitutifs de l’identité allemande. Mais le désir de  tourner la page de la Seconde Guerre mondiale comme celui de cesser de ployer sous le poids de la culpabilité serait de plus en plus manifeste.

La victoire de l’AFD – et les 15 à 20% d’intention de vote que lui prêtent les plus récents sondages nationaux – est à ce titre emblématique de ce que Julia Christ appelle un trou noir mémoriel. Si personne ou presque en Allemagne ne regrette ou ne nie les crimes du nazisme, les ruses de la mémoire sont toutefois complexes et sournoises. Julia Christ nous apprend comment, par un inattendu retournement rétrospectif, une part de plus en importante d’Allemands s’adonne à une réécriture de leur propre histoire familiale : au temps des nazis, leurs ancêtres ne l’étaient pas. Nombreux sont même convaincus que leurs grands-parents ou arrière-grands-parents étaient des opposants voire des résistants à l’hitlérisme. Tant d’affabulations involontaires (inconscientes ?) sont en contradiction totale avec la réalité historique, celle des foules acclamant le Führer comme la quantité infinitésimale d’actes de résistance actifs en Allemagne nazie. D’où naît une telle distorsion cognitive ?

À côté de l’érosion naturelle due au passage du temps, Julia Christ souligne un autre aspect : à l’instar de ce qu’a imaginé Yishaï Sarid dans un de ses romans[1], la mémoire peut elle-même devenir un monstre. Réduite à l’état d’institution nationale, la mémoire peut devenir fossile. Celui-ci a sa place dans un musée, dans un institut de recherche mais ne nourrit pas une âme, un destin national.

Dans un précédent article pour K., Julia Christ avait déjà analysé l’imbroglio national qu’avait suscité le festival Documenta fifteen. Une toile sur laquelle figuraient des caricatures de juifs dépeints en porcs nazis avait été exposée, l’air de rien, dans ce haut lieu de l’art contemporain – avant que les rétropédalages bien tardifs des organisateurs n’accentuent encore plus le malaise suscité par une génération d’Allemands de la troisième génération ayant le sentiment de « s’être acquittée de sa dette ». Sortir de la « repentance » : air connu qui souffle aujourd’hui partout en Europe mais qui en Allemagne prend une signification particulière.

Ce que Julia Christ qualifie de « schizophrénie collective » trouve peut-être son ultime expression dans le débat qui divise historiens et politiques allemands autour de la « truie juive de Wittenberg ». Sur l’Église de la ville de Martin Luther et berceau du protestantisme  figure encore aujourd’hui un bas-relief antisémite scatologique sur lequel des rabbins lèchent et tètent une truie. Le retirer ? Cela équivaudrait à effacer un témoignage du passé. Le conserver ? Cela revient à brandir la validité de l’insulte. Telles sont les apories de la mémoire d’une faute « trop lourde à porter »[2]Ruben Honigmann

 

Voir ici l’entretien de Julia Christ par Rafael Amselem : 

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Notes

1 Yishaï Sarid, Le monstre de la mémoire, Actes Sud, 2020. Voir, dans K., l’entretien avec Sarid publié le 23 février 2022.
2 Genèse ch. 4 v. 13

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