Le destin des enfants Bibas

Shiri, Ariel et Kfir sont enterrés aujourd’hui même, mercredi 26 février 2025. De quel espoir la famille Bibas avait-elle été le nom ? Et qu’est-ce qui s’est joué dans le geste d’arrachage des affiches donnant à voir leurs visages, comme ceux de tous les otages dans l’espace public ? Alors que douleur et révolte se mêlent une fois découvert l’assassinat des enfants Bibas et de leur mère, Bruno Karsenti interroge leur destin dans l’horizon de la persistance de la vie juive, et du combat qu’elle suppose. 

 

 

C’est au jour même du 7 octobre que nous a ramenés la restitution des corps des enfants Bibas et de leur mère assassinés : en ce jour où les voix de celles et ceux qui allaient être tués appelaient désespérément à l’aide par téléphone et par radio, tandis que l’armée était dans l’incapacité de venir les secourir ; en ce jour de viols, de massacres, d’exécutions et d’enlèvements commis par les tueurs du Hamas, ceux-là mêmes qui paradent ces jours-ci sous nos regards révulsés en criant victoire et en jouant la comédie grotesque de l’accusateur plein d’humanité ; en ce jour où les captifs ont été emportés, entravés et offerts à la violence brute de leurs geôliers, c’est-à-dire à l’arbitraire de la torture et du meurtre.

Car le destin des captifs est de cette sorte : pour les juifs, il concerne la frange de leur peuple qui se trouve soudainement surexposée à une violence dont tous perçoivent l’irruption toujours possible, pour autant que tous – y compris la part du peuple intégrée dans la nation israélienne, population d’un État dévolu à sa protection sur son territoire – partagent la condition de l’exil, laquelle reste par définition soumise à cette éventualité.

C’est ainsi que dans le destin des otages se reflète, comme en un miroir grossissant, une dimension de la survie juive en Galout. Et lorsque ce sont des enfants qui en sont les victimes, lorsque c’est à leur meurtre qu’on est confronté, un point d’effondrement est atteint. Nous n’avons pas pu les sauver. C’est ce que se disent tous les juifs, en Israël au premier chef, mais aussi, par ce partage d’expérience exilique qui tisse l’unité du peuple, tous les juifs de la diaspora. Nous n’avons pas pu sauver ceux qui, en l’occurrence, ont porté la plus grande charge de notre survie. Ceux à travers lesquels, puisqu’ils étaient des enfants, le prolongement de notre existence se joue en définitive ; ceux à travers lesquels la survie du peuple tout entier s’exprime, en des existences prises à l’orée de leur courbe et intégralement tournées vers l’avenir.

La persistance des juifs, leur survie dans l’exil et par-delà ses aléas, voilà ce qui est odieux, insupportable aux antisémites d’hier et d’aujourd’hui. Le crime contre les enfants juifs est l’acmé dans l’expression de la haine antisémite. Les tueurs du Hamas n’ont guère innové à ce titre. Ils ont fait preuve de barbarie – mais la barbarie n’en est pas moins dotée d’un sens intentionnel. Ils ont rejoint la macabre cohorte des exterminateurs conséquents. Qu’ils cherchent à se disculper en rejetant la faute sur l’armée israélienne et ses bombardements, et qu’ils trouvent une oreille favorable chez tous ceux à qui cette disculpation importe, cela n’est pas plus surprenant. Après tout, à la logique exterminatrice, celle négationniste adhère comme son corrélat. L’enchaînement sidère par sa cruauté et sa lâcheté, mais il répète là encore un schéma connu.

Plus nouveau fut en revanche le geste qui a suivi immédiatement les crimes du 7 octobre, comme un étrange écho, dans ces contrées censément opposées à l’antisémitisme que sont nos démocraties libérales d’ordinaire pleines de compassion. Une violence d’un genre très particulier s’est en effet à ce moment inventée, et elle s’est diffusée comme une traînée de poudre en Europe et aux États-Unis. Son succès fut remarquable, au point qu’elle devint comme une signature de l’antisionisme militant. Visiblement, elle répondait à un besoin pressant, si pressant qu’il devait être satisfait sans attendre les développements de la guerre. Il s’agit de l’arrachage des photos d’otages qui avaient été placardées dans différents lieux publics, afin qu’on se souvienne d’eux et qu’on ne cesse pas de se soucier de leur sort.

À quel affect, à quelle passion faut-il donner cours pour en venir à accomplir ce geste précis, rageur sans doute, mais méthodique, qui consiste à déchirer l’image d’un visage dont on sait qu’il est celui d’un otage, qui plus est celui d’un otage enfant ? Pour le comprendre, il faut bien voir la nature de la cible choisie. Un otage, c’est avant tout quelqu’un dont on escompte qu’il ou elle vit encore – qu’il ou elle est toujours « en vie », selon l’expression en usage. Jusqu’au bout, cette pensée subsiste, toute suspendue qu’elle soit au doute et à l’incertitude. Et l’espoir demeure que, par-delà sa captivité, l’otage reviendra vivre parmi les siens – qu’il ou elle reviendra « à la maison », comme le scandent les mobilisations en Israël depuis plus de quinze mois.

Pour les juifs, la parole prend ce sens exact : dans chaque retour à l’abri, dans chaque vie singulière sauvée, c’est de la renaissance du peuple à lui-même qu’il s’agit. Un otage, c’est une vie qui persiste au plus haut degré du péril, dont la survie n’est accrochée qu’au combat qu’on livre ou à la négociation qu’on entreprend pour elle, sans relâche, mû seulement – mais indéfectiblement – par un motif d’espoir. Dès lors, arracher ces images de visages, c’était dire expressément ceci : Vous ne survivrez pas, la vie juive ne persistera pas. N’espérez pas. L’arrachage des images d’otages n’avait pas d’autre raison : chez des antisionistes déclarés, il exprimait le besoin de marquer l’opposition à la persistance des juifs. L’antisémitisme y était « agi », par la pertinence intuitivement saisie que c’était là ce qu’il fallait faire : effacer, non simplement le signe de la vie juive, mais plus encore celui de la survie juive, sur laquelle elle repose.

Dans l’histoire des juifs, le sauvetage des captifs est un motif traditionnel, de la plus haute importance selon les autorités rabbiniques. Après la Shoah, et avec la création de l’État d’Israël, il a acquis un sens qui ne l’a pas rendu plus impérieux – il l’était déjà absolument –, mais qui l’a modulé. Car la Shoah a fait figurer le spectre de la disparition au rang des réalités avec lesquelles on compte autrement qu’avant. Certes, on l’a toujours prise en compte – sans quoi la persistance ne se ramènerait qu’à la pure continuation de la vie, et non, comme c’est le cas pour les juifs, à la tension de la survie. Mais avec l’extermination, la disparition s’est inscrite dans la conscience collective comme ce qui, pour des communautés entières et pour la majorité des juifs européens, n’a pas été empêché.

Israël, quoi qu’on en veuille, a été à cela la riposte juive la plus éclatante : sa création a traduit dans les faits la conviction que, considérant ce qui pourrait se reproduire, on ne pouvait se contenter de compter sur les pouvoirs étrangers, si bienveillants, démocratiques et civilisés puissent-ils être. Du thème politique commun de l’autodétermination et de l’indépendance stato-nationale, on doit au contraire se servir pour acquérir le droit de s’occuper de soi-même – c’est-à-dire, en l’occurrence, de former une société dans laquelle aucune persécution, contre les juifs comme contre quiconque, ne pourrait jamais avoir sa place. On entend dire parfois qu’il y a « instrumentalisation » par Israël des faits et des mémoires. Si vraiment ce mot a un sens, c’est là qu’il se trouve, et pas ailleurs. Par la création de l’État des juifs, les juifs ont fait de la forme moderne de l’État – de facture démocratique et laïque –, l’instrument, on peut même dire l’artifice, qui justifie leur parade propre, non religieuse et indépendante de toute autre puissance terrestre, à l’antisémitisme des États modernes dont on a vu qu’il pouvait effectivement culminer dans l’extermination. Et ils ont visé en cela la forme la plus juste que l’Etat démocratique et moderne soit censé prendre, une fois guidé par la mémoire post-Shoah.

L’inscription centrale des otages dans cette guerre-là a ravivé cette conviction. Ce n’est pas que la Shoah ait été « instrumentalisée par Israël », comme ne cessent de le dire les antisionistes, mais c’est que son souvenir a resurgi à travers le 7 octobre comme ce qui, dans l’histoire des juifs, rend évidente la fonction essentielle, en même temps que la justification, d’un État pour les juifs. Par-là, c’est l’usage israélien de la forme-État qui a été remis sur la sellette, rappelé à sa vocation par la double épreuve négative du crime de masse antisémite que l’État n’a pas su empêcher dans ses propres frontières, et des otages qu’il n’a pas su sauver.

S’agissant de ces derniers, leur sort attire alors forcément à soi la représentation que l’État a de lui-même et la signification dont il est investi. Que le clivage entre la société et le gouvernement, en Israël, se soit accusé précisément sur ce point en a été l’attestation. Il est comme la chambre d’écho d’une crise du sionisme qui précède la guerre, et lui succédera à coup sûr. C’est bien à tort qu’on a fait du clivage une opposition entre faibles et forts, entre les plus enclins à céder face à l’ennemi, et le camp des plus inflexibles. Les « forts » s’effondrent sur eux-mêmes si le sort des otages, où se réfracte la survie juive, est mis à l’écart. Et les « faibles » ne le sont en rien lorsqu’ils en appellent au droit qu’il y a à consolider un État pour les juifs, avalisé par le combat constamment conduit pour la survie de celles et ceux actuellement les plus exposés, en lesquels le destin de tout le peuple se précipite.

Mais pour cela, il faut que le combat se poursuive contre l’ensemble des forces qui convergent pour effacer la dimension politique et historique de la persistance des juifs. Si ces forces sont incarnées en premier lieu par les tueurs du Hamas toujours actifs, qui s’exhibent fièrement fusils à la main et exultent sur les décombres de Gaza – au mépris des morts de leur propre peuple, auquel aucune solidarité réelle ne les lie – elles le sont aussi, dans le monde occidental, dans ces multiples acteurs dont l’intention s’affirme que le visage des otages ne comparaisse nulle part. Comme ne doit comparaître nulle part le fait que des juifs, par eux-mêmes, puissent encore se maintenir « en vie », c’est-à-dire que se prolonge et s’inscrive dans le temps leur existence de peuple, avec le sens qu’ils lui donnent.

En ces jours de février où les corps des enfants Bibas, suivis de celui de leur mère – une fois l’ultime perversité des corps interchangés commise et surmontée –, ont été rendus, nous devons nous souvenir de la signification exacte des crimes dont ils ont été les victimes. Tout comme nous devons continuer de sonder ce que recouvre la grande marche antisémite qui a été à sa manière favorable à ces crimes, par la haine très spécifique dont elle a été l’expression débridée, durant toute la période qui a suivi le 7 octobre. Une haine dont il est manifeste qu’elle accompagne désormais les juifs de la diaspora, au cœur des États où l’exil les a placés.


Bruno Karsenti

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