La découverte des corps des six otages tués par le Hamas, alors que Tsahal s’approchait du repaire où ils étaient détenus, revêt un sens profondément contradictoire.
Sur un versant, se manifeste aux yeux de tous le type d’ennemi que combat effectivement Israël : un mouvement dont le but est d’assassiner des juifs, un par un et le plus possible. De le faire comme il l’a fait le 7 octobre, sur le même mode et avec la même détermination. Le 7 octobre s’est répété ce jour-là, entendait-on parmi les soutiens aux familles d’otages. C’est en effet l’impression ressentie : à onze mois d’écart, s’est répliquée l’épreuve insupportable de l’exécution sommaire, à bout portant. Le meurtre antisémite classique a repris à l’identique. Répétition qui ne surprend que ceux qui, face à une guerre qui décime la population palestinienne de Gaza de façon injustifiable, ne tiennent pas à l’esprit ce qui s’est réellement produit il y a onze mois – pour ne pas parler de ceux que rien n’étonne de toute façon, puisqu’ils sont animés par un désir irrépressible de rebaptiser les crimes du Hamas en résistance à l’oppresseur sioniste, et voient ainsi l’expression de la cause palestinienne dans des actes de pure terreur dont l’antisémitisme exterministe est le mobile. Mais alors, c’est la justesse de la cause de la guerre elle-même qui se confirme : d’un tel ennemi, il n’est pas d’autre option que de vouloir sa disparition. Car lui-même ne veut rien d’autre que la mort des juifs, de tout juif à portée de main, comme il l’a prouvé le 7 octobre.
Mais ce n’est là qu’un versant de l’effet de vérité de l’événement. Il en est aussi un autre, qui lui est contraire et inséparable. C’est que la guerre telle qu’elle est menée par Tsahal dans Gaza agit exactement a contrario de ce qu’elle vise. Le but premier de l’armée de l’État juif est de défendre et de sauver les juifs, parmi lesquels au premier chef les otages sur lesquels plane la menace de mort. Or les avancées de Tsahal ne peuvent rien déclencher chez l’ennemi acculé que la mise en acte de sa vocation criminelle. De sorte que, sur ce versant, c’est la conclusion inverse à la précédente que l’on tire. Vouloir aller « jusqu’au bout », rester rivé au but de guerre de l’élimination complète du Hamas – légitime en raison de ce qu’est ce mouvement –, entraver un accord négocié, c’est trahir le but le plus élevé, le seul qui compte vraiment : préserver toutes les vies juives, en commençant par celles qui sont le plus en danger au sein du peuple dans la situation présente.
Jamais la protestation de l’opinion israélienne contre le gouvernement Netanyahou n’a été aussi forte depuis le 7 octobre que ces tout derniers jours. Même durant la longue période antérieure de mobilisation massive contre la réforme judiciaire, où c’était à la démocratie israélienne que l’extrême droite s’attaquait, on n’avait pas atteint ce niveau de confrontation entre de grands pans de la société et le pouvoir en place. Il culmine dans l’appel à la grève générale lancé par les leaders de l’opposition. On comprend pourquoi. C’est que la contradiction des buts a atteint avec l’exécution des otages son point de rupture. Plus le but de guerre de l’élimination du Hamas est poursuivi, plus celui de leur sauvetage est de facto abandonné – plus on les voue assurément à l’exécution. Se révèle alors le fait que la contradiction ne peut pas tenir ; elle doit finir par se rompre. Or tous les sionistes le savent : le sauvetage des vies juives menacées est définitoire d’Israël. Les otages se situent à l’épicentre de la conscience que cet État-nation a de lui-même comme ce qui le justifie et le fait à proprement parler « État des juifs » – de tous les juifs, dans et hors d’Israël. Les otages, pour un tel État, ont un statut qui excède le motif de la seule défense nationale, et donc celui de la guerre comme poursuite de la victoire sur l’ennemi, si radical soit-il. Ils transcendent les limites de la communauté nationale israélienne. Leur sauvetage l’emporte en dernière instance sur tout autre but : s’il a été un but dans la guerre, il n’a jamais été un but de guerre, parce qu’il a toujours été à son égard surdéterminant. À y renoncer, cet État singulier perd son sens. Il n’est plus qu’une coquille vide, si solide soit-elle.
Solide, forte, impénétrable, c’est ce que n’a cessé de promettre Netanyahou, acharné à rejeter dans un passé sans retour possible la faille du 7 octobre. Mais elle est toujours béante, et l’exécution des otages n’en rappelle pas seulement le souvenir : elle la rouvre sans ambiguïté, la reforme en attestant qu’Israël a cessé de protéger les juifs. Plus encore, que le chef de l’État des juifs y a renoncé en connaissance de cause par la guerre qu’il a décidé de conduire comme il le fait depuis onze mois. Ce qui revient à déclarer – comme une partie significative de l’opinion avait su le faire dans les mois qui ont précédé le 7 octobre, et comme une partie plus grande encore le fait aujourd’hui – qu’il est étranger à l’ethos du projet sioniste, en ce qu’il vise la protection des juifs. De ce chef, il faut donc se défaire enfin : cesser la guerre que le nombre de victimes palestiniennes a rendue injuste, et que le sacrifice des otages rend simplement insensée. Et conclure que c’est par d’autres moyens que le Hamas sera en effet neutralisé, comme il doit forcément l’être.