Le 18 avril dernier paraissait aux Éditions Ithaque la traduction du fascinant Freud une biographie intellectuelle de Joel Whitebook, qui se propose de rendre compte de la trajectoire du fondateur de la psychanalyse en nouant ses drames subjectifs aux coordonnées socio-culturelles où ils prennent place. Après en avoir il y a trois ans publié un extrait concernant la dualité du rapport à la mère chez Freud, K. a sélectionné à l’occasion de cette sortie française un passage qui aborde un thème majeur du livre : le lien intrinsèque entre psychanalyse et judaïsme, revendiqué à partir de la tradition iconoclaste du mosaïsme par ce « Juif impie »[1].
Freud avait en tête un modèle particulier pour expliquer l’antisémitisme : la haine d’Akhenaton et de Moïse, résultant de l’exigence de renoncement qu’ils imposèrent à la multitude. Après la mort d’Akhenaton, en réaction à sa révolution antisensuelle et iconoclaste – révolution qui visait à éradiquer le caractère visuel prolifique de la culture et de la religion égyptiennes –, les prêtres qu’il avait purgés s’allièrent aux gens du peuple et se soulevèrent avec colère, en une contre-révolution qui éradiqua toute trace de la vision monothéiste du monde du pharaon. De même, lorsque les Israélites au désert constatèrent qu’ils ne pouvaient plus tolérer les renoncements que le monothéisme ascétique et dématérialisé de Moïse leur imposait, ils dansèrent non seulement nus autour du Veau d’or et aspirèrent à retourner dans les « marmites de chair de l’Égypte », mais, si l’on en croit Freud, ils se révoltèrent également contre leur chef, et ils l’assassinèrent.
Le conflit central au cœur de la notion de « progrès de la Geistigkeit » peut se formuler comme suit. D’une part, l’introduction dans l’histoire d’une religion monothéiste entièrement « immatérialisée » a constitué un progrès indéniable de l’époque et représente une des plus grandes contributions des Juifs à la civilisation. Mais d’autre part, l’exigence de renoncement qui lui est inhérente a provoqué un formidable ressentiment chez les autres peuples du monde. C’est ici que nous arrivons à la thèse cardinale de Freud sur l’antisémitisme : la colère que les Gentils nourrissent à l’égard des Juifs pour leur avoir imposé cette exigence de renoncement est la cause principale de la haine envers eux, haine qui resurgit périodiquement depuis des millénaires. Écrivant pendant la période nazie, Horkheimer et Adorno[2] l’expliquent de manière aphoristique : « parce que [les Juifs] ont inventé le concept de kasher », qui caractérise leur éthique de renoncement, ils sont « persécutés comme des porcs ». Nous pourrions ajouter que, parce que les structures de pensée persécutrices obéissent généralement à des processus primaires, les Juifs sont souvent condamnés en même temps comme hypersexuels et lascifs.
Freud avait en tête un modèle particulier pour expliquer l’antisémitisme : la haine d’Akhenaton et de Moïse, résultant de l’exigence de renoncement qu’ils imposèrent à la multitude.
Je rappelle que dans sa lettre de 1918 à Pfister, Freud avait affirmé que seul « un Juif tout à fait athée » pouvait avoir découvert la psychanalyse [Freud & Pfister, 1963, p. 105]. Dans son « Avant-propos à l’édition en hébreu » de 1930, on l’a également vu, il avait surenchéri, déclarant que c’était lui, psychanalyste non croyant, qui incarnait en fait l’« essentiel » du judaïsme – même si « cet essentiel, il ne [pouvait pas, à l’époque] le formuler en termes clairs »[3]. En réponse à l’audiodescription de Freud comme « Juif impie », Pfister avait, je le rappelle aussi, formulé l’idée complètement farfelue qu’il n’avait jamais existé aucun « meilleur chrétien » que Freud ! À présent, Freud affirme de manière tout aussi insolente que nul Juif plus « essentiel » que lui n’avait jamais foulé le sol de la planète… Loin d’avoir abandonné la tribu, il affirme impudemment que, précisément en tant que « Juif apostat » – Juif iconoclaste -, il est le Juif essentiel. Bien que Yerushalmi, l’auteur du Moïse de Freud, en fût manifestement tout hérissé, il est bien forcé de conclure que le « secret » de Freud n’est pas seulement qu’il est un « Juif sans Dieu » ; c’est aussi que la psychanalyse est un « judaïsme sans dieu »[4]
Comment Freud peut-il prétendre, de façon en apparence scandaleuse, qu’il incarne l’essence du judaïsme ? La tradition juive est un phénomène vaste, varié et hétérogène et, pour citer Gershom Scholem [1976, p. 265], « chacun coupe la part qui lui convient dans le grand gâteau »[5]. La part que Freud choisit de couper est le volet mosaïque de cette tradition qui, selon lui, se concentre sur la critique de l’idolâtrie. Identifier ainsi la tradition mosaïque au judaïsme permet à Freud non seulement d’affirmer sa bona fides (bonne foi) en tant qu’athée et en tant que Juif, mais aussi de choquer tout le monde en affirmant qu’en tant que psychanalyste impie il a réalisé l’essence du judaïsme. En effet, il assimile Moïse le prophète à Moïse Mendelssohn, la figure de proue de la Haskalah et il interprète la critique mosaïque de l’idolâtrie – le rejet de la magie et de la superstition au nom de la Ma’at, de la vérité et de la justice (selon Akhenaton) – comme la préfiguration antique de la critique démagifiante de l’illusion par les Lumières modernes. En résumé, Freud affirme que la psychanalyse constitue l’aboutissement de la tradition mosaïque. Elle a porté la critique des faux dieux à un point tel qu’il ne s’agit plus désormais de la nature idolâtre de telle ou telle religion. Au contraire, elle a atteint un seuil où la critique prouve que la religion en tant que telle est, pour ainsi dire, idolâtre – fausse, illusoire. En un sens, voilà que la Standard Edition se métamorphose en nouvelle Torah…
Identifier ainsi la tradition mosaïque au judaïsme permet à Freud non seulement d’affirmer sa bona fides(bonne foi) en tant qu’athée et en tant que Juif, mais aussi de choquer tout le monde en affirmant qu’en tant que psychanalyste impie il a réalisé l’essence du judaïsme.
Bernstein suggère que, encore qu’il ne l’indique pas explicitement, Freud exprime en fait dans L’Homme Moïse l’essence du judaïsme qu’il avait évoquée dans la « Préface » de Totem et Tabou. Il s’agit de quelque chose qui s’incarne pour l’essentiel dans la notion d’« avancée de l’intellectualité » que Freud introduit dans son travail tardif sur Moïse. Aucun doute : Bernstein [1988, p. 84] a raison, dans un certain sens, lorsqu’il affirme que « c’est un héritage auquel Freud s’est fièrement [identifié] » et qu’il a voulu honorer à la fin de sa vie. Et pourtant, cette idée ne laisse pas de poser problème, en grande partie parce que le concept de Geistigkeit en pose aussi, et que Bernstein n’en approfondit pas suffisamment les aspects qui interrogent.
Quel que soit son contenu positif, il est une chose, selon Freud, que l’essence du judaïsme n’est pas : molle. La caractéristique de la tradition judaïque (plus précisément de la tradition mosaïque) qu’il chérissait et à laquelle il s’identifiait, c’était sa rigueur critique, qui se manifestait par son hostilité aux icônes comme aux idoles. Il valorisait l’articulation langagière par contraste avec la pensée par images parce qu’elle autorisait une plus grande détermination et une plus grande rigueur. Freud pensait en outre que l’intériorisation de cet iconoclasme lui permettait de se tenir à l’écart de la « majorité compacte » – y compris sa version juive – et d’adhérer à une norme transculturelle d’objectivité scientifique. Les images de soi flatteuses qu’un groupe crée pour renforcer son narcissisme collectif – les « idoles de la tribu » – ne devraient pas, selon lui, échapper à cette rigueur sceptique. En effet, il se cambra peut-être et se raidit pour prouver son attachement aux valeurs cosmopolites et universalistes, en faisant de Moïse un Égyptien, déclarant à ses détracteurs qu’il refusait de « repousser la vérité au profit de prétendus intérêts nationaux » de son propre peuple, sans tenir compte de la profonde crise historique qui le menaçait[6].
Il n’en reste pas moins que la célébration enthousiaste de la Geistigkeit dans Moïse est elle-même molle, et nullement à la hauteur de l’iconoclasme critique qu’il considérait comme l’apport décisif de la révolution monothéiste. Certes, compte tenu des multiples traumatismes auxquels il était confronté à l’époque – son cancer, la liquidation de toute l’infrastructure professionnelle qu’il avait créée, l’attaque massive d’Hitler contre les Juifs et son émigration à Londres –, on peut comprendre que Freud pût relâcher ses critères critiques et brosser un portrait idéalisé et enthousiasmant de son peuple. Néanmoins, ce faisant, il s’éloignait de l’iconoclasme sceptique et rigoureux au cœur de son idéal du Moi juif. Le concept de Geistigkeit est trop peu affirmatif et trop peu critique, c’est-à-dire, trop peu analytique, et contient, c’est certain, bien plus qu’une légère touche de moralisation autosatisfaite. On imagine sans grand mal un rabbin réformé du Berlin d’avant-guerre offrant une variante de l’éloge freudien de la Geistigkeit en sermon aux respectables membres du Bildungsbürgertum juif – ceux-là mêmes contre lesquels Franz Kafka, Gershom Scholem et Walter Benjamin se révoltèrent.
La « troisième oreille » de tout analyste qui se respecte devrait s’éveiller à la mention de Fortschritt (en allemand dans le texte, avancée) ; car, comme Freud nous l’a appris, il n’existe pas de progrès univoque dans la vie psychique ou dans l’histoire culturelle. Chaque progrès a son prix. En cela, la pensée psychanalytique éclairée s’apparente à la pensée mythologique, selon laquelle, comme disent Horkheimer et Adorno[7], « tout événement doit expier le fait qu’il se soit produit ». Le coût de la création du monothéisme fut la répression et l’avilissement non seulement de la sensualité et du corps, mais aussi de la dimension maternelle. Un des aspects les plus problématiques de la célébration de la Geistigkeit par Freud est l’affirmation non critique de son orientation totalement androcentrique et patriarcale. Le lecteur est en effet déconcerté lorsque Freud critique la réintroduction de la figure de la mère par le christianisme comme une « régression culturelle » des hauteurs transcendantes du monothéisme juif à un stade plus primitif du développement religieux basé sur la « grande divinité maternelle »[8]. On pourrait d’ailleurs affirmer que la réhabilitation de la dimension maternelle fut un facteur crucial du triomphe populaire du christianisme sur le judaïsme. N’oublions pas que Freud fit l’expérience de la Sinnlichkeit du catholicisme en visitant les églises de Freiberg, ville profondément attachée au culte de la Vierge.
Chaque progrès a son prix. En cela, la pensée psychanalytique éclairée s’apparente à la pensée mythologique, selon laquelle, comme disent Horkheimer et Adorno, « tout événement doit expier le fait qu’il se soit produit ».
L’éloge freudien de la Geistigkeit paternelle et le dénigrement de la Sinnlichkeit maternelle présentent également un aspect plus insidieux : on peut y voir une identification avec l’agresseur, à savoir le christianisme paulinien. L’adoration de la Vierge peut bien être un aspect particulier du christianisme, en revanche, les enseignements de Paul, qui critiquent l’Israel carnalis (l’Israël charnel) et le légalisme juif au nom de la spiritualité chrétienne, sont plus centraux dans son histoire. Comme l’indique Paul[9], le psychanalyste, l’opposition entre « spiritualité » et « carnalité » est au cœur de la dénonciation des Juifs par Paul, l’apôtre. En effet, Assmann signale que « dans le cas du christianisme, on rencontre en tout premier lieu et dans une position absolument centrale un principe dont il est difficile de trouver formulation plus juste que la catégorie freudienne de “progrès dans la vie de l’esprit” ». Il se contente de conclure que, bien que « non sans une certaine ironie », c’était de « propos délibéré »[10] que Freud mobilisait un « topos chrétien » pour caractériser ce qu’il considérait comme le plus grand accomplissement du peuple juif. Pourtant, cet aspect des choses est trop frappant pour qu’on le laisse de côté et il appelle à un examen psychanalytique. Il semblerait que l’empressement de Freud à valoriser les Juifs le conduisît à une certaine identification avec l’agresseur.
L’androcentrisme monolithique du Moïse a une origine psychologique et politique. D’un point de vue psychologique, Grubrich-Simitis[11] avance que Freud n’ayant jamais réussi à affronter les « événements catastrophiques de [sa] propre petite enfance », largement liés à sa relation avec sa mère, il ne put, lorsque les souvenirs de ses premières expériences traumatiques furent ravivés par les traumatismes des années 1930, les aborder que par le biais du déplacement – c’est-à-dire du déplacement du monde maternel vers l’histoire du monde. Au lieu de fouiller sa propre préhistoire et sa relation à la mère archaïque, Freud se tourna vers l’excavation de l’histoire « primitive » de la civilisation, au moyen de ce que Schorske[12] qualifie de deuxième « fouille égyptienne ».
Freud s’identifiait, avec la rigueur critique de la tradition mosaïque, qui se manifestait par son hostilité aux icônes comme aux idoles.
Schorske poursuit en affirmant que, outre les facteurs psychologiques qui étaient indubitablement à l’œuvre, le parti pris masculiniste de L’Homme Moïse résulte également de la tentative politique de Freud de créer une image idéalisée d’Akhenaton en philosophe des Lumières, image que Moïse reprendrait, afin d’améliorer la vision que les Juifs avaient d’eux-mêmes et de renforcer leur résistance dans la lutte contre la barbarie nazie. L’Égypte, souligne Schorske, remplaça la Grèce en tant que culture antique idéalisée par Freud. Bien que les Juifs n’aient jamais obtenu une « place d’honneur dans l’histoire des Gentils » à Athènes, Rome ou Vienne, « en Égypte », dit-il, à suivre le récit freudien, ils « deviennent le Kulturvolk [en allemand dans le texte, peuple de culture] qui sauve la civilisation des Gentils la plus développée d’une alliance profane des prêtres et d’un peuple ignorant ». Le message implicite de L’homme Moïse est donc qu’« à l’époque contemporaine, les Juifs et les Gentils cultivés sauvent de l’hitlérisme[13], par l’exode et l’exil, les Lumières européennes ».
Joel Whitebook
Joel Whitebook est un philosophe et un psychanalyste. Il fait actuellement partie de la faculté du Centre de formation et de recherche psychanalytique de l’Université de Columbia où il est directeur du programme d’études psychanalytiques de l’Université. Il est l’auteur de ‘Perversion and Utopia‘ (1995). ‘Freud une biographie intellectuelle’, qui vient de paraître aux Éditions Ithaque, est paru en en anglais en 1917.
Notes
1 | Extrait du chapitre 13. « Le Freud des dernières années et la mère de la prime enfance » |
2 | Adorno T. W. & Horkheimer M., La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard,1974 [1944] |
3 | Freud, Totem et Tabou, Œuvres complètes – Psychanalyse XI, Paris, Presses universitaires de France.1912-1913a [1998] |
4 | Yerushalmi, Y. H., Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable, Paris, Gallimard.1993 [1991], p. 186. |
5 | Scholem G., Dannhauser W. J (dir.), « Jews and Germans », On Jews and Judaism in Crisis. Selected Essays, Schocken Books, New York, 1976. |
6 | Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Œuvres complètes – Psychanalyse XX, Presses universitaires de France, Paris. 1939a, [2010] p. 81. |
7 | Adorno T. W. & Horkheimer M., La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard,1974 [1944], p. 35. |
8 | Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Œuvres complètes – Psychanalyse XX, Presses universitaires de France, Paris. 1939a, [2010] p. 123. |
9 | Paul R.A., Moses and Civilization. The Meaning Behind Freud’s Myth, New Haven, Yale University Press. 1996, p. 36 |
10 | Asslann J., Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier. 2007, p. 163-164 |
11 | Grubrich-Simitis I., Early Freud and Late Freud. Reading Anew Studies on Hysteria and Moses and Monotheism, New York, Routledge. 1997, p. 68. |
12 | Schorske C., « Vers les fouilles égyptiennes. Freud explorateur des cultures occidentales », Actes de la recherche en sciences sociales, 95, 1992, p. 10. |
13 | Sur ce point, voir dans K. le parcours de Karl Kraus autre grand viennois contemporain de Freud : « 30 janvier 1933, le jour où l’humanité est morte« |