Une lettre ouverte, titrée « The Elephant in the Room« [L’éléphant dans la pièce], a été lancée au milieu du mois d’août pour « [attirer] l’attention sur le lien direct entre la récente attaque israélienne contre le système judiciaire et son occupation illégale de millions de Palestiniens dans les territoires palestiniens occupés. » À ce jour signée par un peu plus de 2.300 personnes – pour la plupart d’entre elles des universitaires (dont d’éminentes figures de la recherche en histoire juive) et personnalités israéliennes ou de la diaspora américaine – elle a pour double caractéristique de qualifier Israël de « régime d’apartheid » et de réunir des signataires qui, en général, ne se rejoignent pas sur cette qualification. K. s’interroge sur le sens de ce mouvement d’ampleur.
Dénoncer la colonisation d’une partie des territoires de la Cisjordanie est une chose ; assimiler Israël politiquement à un État pratiquant l’« apartheid » – à l’instar du dernier pays, l’Afrique du Sud, s’étant, depuis le nazisme, structuré selon une politique raciale – en est une tout autre. Même dans la période de crise intense que connaît aujourd’hui Israël, le qualificatif semble être en décalage complet par rapport à la revendication du projet sioniste que portent les centaines de milliers de manifestants descendant dans les rues tous les samedis depuis des mois maintenant, drapeau israélien à la main. Et pourtant la lettre ouverte « The Elephant in the Room » a été signée, non seulement par des antisionistes de longue date qui n’ont jamais eu de crise de conscience en dénonçant Israël de la sorte, mais également par des sionistes libéraux et de gauche parmi lesquels certains de nos auteurs. Pourquoi ?
La lettre, vu son titre mais aussi l’illustration qui l’accompagne, se veut une chambre d’écho et un prolongement du mouvement de protestation démocratique en Israël et en diaspora, dont l’ampleur ne faiblit pas et dont la voix monte, à mesure que le gouvernement d’extrême-droite met en place les dispositions légales qui le feraient déroger aux standards de l’État de droit, que ce soit à l’intérieur ou dans les zones occupées. On l’a dit à plusieurs reprises dans K : il s’agit bien là d’une stratégie de rupture mise à l’ordre du jour par le camp réactionnaire. Rupture, en l’occurrence, avec le sionisme historique dans la diversité de ses tendances. Ce n’est pas uniquement le modèle libéral de la démocratie qui est attaqué, mais le projet sioniste lui-même. Voilà pourquoi les manifestations sont couvertes de bleu et de blanc et voilà pourquoi le mot d’ordre du mouvement est la Déclaration d’Indépendance de 1948. Et effectivement, aucun doute n’est permis : l’heure est grave pour Israël, et le soutien au large mouvement d’opposition vital pour l’avenir. La pétition se place résolument de ce côté ; elle procède à son tour comme un appel à la conscience de tous.
Qu’un certain nombre d’auteurs de K. – israéliens et américains – soit parmi les signataires n’est pas à cet égard surprenant. Ce qui l’est plus toutefois, et a naturellement suscité notre perplexité, c’est le mode sur lequel l’appel est lancé, et l’attelage qui agrège du même coup des voix sionistes et antisionistes. Sans doute la gravité du moment y est-elle pour beaucoup. On devait bien s’attendre à ce qu’elle suscite compréhension et incompréhension, audace et témérité, prises de risques et quiproquos. Mais justement, n’est-ce pas surtout à notre capacité à mieux distinguer dans l’épreuve entre ce qu’on veut et ce qu’on ne veut pas que se mesurera la possibilité de construire une politique effective, complètement différente de celle qui cherche à s’imposer ?
La lettre, son intitulé l’indique, force à mettre les points sur les i. Elle énonce en toutes lettres ce que tout le monde a en tête : que c’est de l’occupation des territoires, de la colonisation continue, et du traitement réservé aux Palestiniens plus généralement, qu’ils soient placés sous autorité militaire en Cisjordanie ou citoyens israéliens à l’intérieur de l’État, que la crise actuelle relève fondamentalement. La situation arrivée au point de tension extrême qu’on expérimente en ce moment tourne autour de ce centre obscur. À ne pas le regarder en face, on s’agite dans le vide.
Mais la pétition fait plus que dire cette vérité. Elle se veut performative, c’est-à-dire productrice d’un acte politique propre, au regard de ce qui, pour l’instant, est resté comme un geste retenu dans la protestation elle-même. C’est le sens de la métaphore de l’éléphant dans la pièce. On ne peut pas, éternellement, faire comme si on ne voyait pas ce dont tout un chacun sait que c’est le cœur du problème : l’occupation. Ou plutôt, l’occupation et tout ce qu’elle enclenche et implique, pour l’occupant et pour l’occupé, en deçà et au-delà de la ligne verte. Comment nommer ce rayonnement délétère, sous tous ses aspects, et sans rien omettre ? Comment faire sentir ce qu’il a de diffus et de ramifié, mais aussi de cohérent et d’implacable, ou encore, comme on dit aujourd’hui volontiers, de « systémique », au point d’abîmer la politique israélienne dans sa globalité ? Et comment faire agir à partir de là ? Le choix fait par la pétition est de se servir du terme qui, jusqu’à présent, n’avait été endossé que par les antisionistes : il serait ainsi requis de parler d’apartheid, en référence à l’ancien régime racial d’Afrique du Sud et à la catégorisation pénale en vigueur du droit international.
On le voit, ce choix est donc le prix très lourd que les signataires ont décidé de payer pour leur performatif. Pousser la protestation démocratique à dire ce qu’elle ne dit pas, et tirer de cette énonciation une radicalité pratique amenant la politique israélienne à changer d’axe, c’est l’effet escompté. Car il faut aussi en venir là : si le gouvernement actuel est ce qu’il est, c’est que les gouvernements précédents ont laissé la situation s’enkyster et le mal proliférer. Agir, c’est donc forcément rétroagir, dénouer des fils qui ont tissé d’année en année la nasse dont on ne sait plus comment sortir.
Dans tout geste rétroactif de ce type, il y a toujours deux temps : l’impulsion proprement dite, et la distance couverte par la force qu’on y a prise, l’extension qu’on donne à la lecture rétrospective nécessaire pour fonder la nouvelle position. Dans l’esprit des signataires, l’impulsion, ici, doit être la plus forte possible, sans quoi il est à craindre que rien ne change. Le terme d’apartheid remplit cette fonction. Sa charge d’indignation est maximale, et même si l’on sait que l’application de catégories raciales est foncièrement inadaptée au cas on se résout à la torsion. Voir l’éléphant, ce serait dans ce cas forcément l’imposer à la vue, le peindre d’une couleur suffisamment criarde pour qu’on ne puisse plus jamais retomber dans la cécité.
« Plus jamais », « il est temps d’agir » tels sont en effet les derniers mots de la lettre ouverte : « No more silence. The time to act is now ». Mais sur quoi promet-on de ne plus jamais se taire ? Et quelle action souhaite-t-on entreprendre ? Au regard de la coalition improbable des signataires, il nous a semblé que ces questions méritaient qu’on y réponde afin que la protestation ne s’engage pas finalement dans une autre forme d’aveuglement où le terme « apartheid » se substitue à une véritable réflexion politique sur la situation dans les territoires et où la radicalité du langage tient lieu de critique raisonnée.
Car dire « apartheid » ne signifie pas seulement porter l’indignation à son degré maximal. Le terme n’est pas simplement « exagéré » pour décrire la situation : il est en porte-à-faux par rapport à elle, puisqu’il installe le conflit israélo-palestinien sur le terrain de la domination raciale, là où en vérité il oppose deux collectifs politiques en lutte pour un territoire. Or si le racisme est le cœur du conflit, c’est le caractère politique de celui-ci, du moins tel que l’avait encore clairement à l’esprit les partenaires des accords d’Oslo, qui perd son sens. L’avantage induit est sans doute d’unir dans une même voix les revendications de populations au statut foncièrement différent, de ne pas distinguer ce qui se produit dans les zones occupées et en Israël même. Cela permet de fusionner 1948 et 1967 en une seule date, donc de repousser d’autant les conditions d’une discussion sur une situation qui, pour être toujours plus intriquée à mesure que des dynamiques contradictoires d’intégration et de répression ne cessent pas d’augmenter dans des territoires et des secteurs eux-mêmes différenciés, doit pourtant continuer à être analysée sans relâche.
Mue par ces questions tout aussi urgentes que l’est la protestation contre le gouvernement d’extrême-droite actuel, la rédaction de la K. a demandé aux signataires ayant écrit pour notre revue ce qu’ils pensaient de ce mot d’« apartheid » dans la pétition qu’ils avaient signée : vers quoi il ouvrait politiquement, ce qu’il recouvrait de non-dit ou rendait impossible à penser mais aussi ce que l’adoption du terme implique pour le rapport entre Israël et la diaspora américaine.
Nous publions les contributions de Dan Diner, d’Abe Silberstein, de Sarah et Guy Stroumsa, et de Joel Whitebook qui répondent à ces questions et à quelques autres. Elles ont toutes pour trait commun de ne pas prendre en charge la critique d’Israël comme « régime d’apartheid », en même temps que leurs auteurs nous expliquent pourquoi ils ont quand même ressenti le besoin de signer une lettre ouverte qui la formule explicitement.
> Lire la réponse de Dan Diner.
> Lire « Honte patriotique », la réponse de Sarah et Guy Stroumsa.
> Lire la réponse de Joel Whitebook.
> Lire la réponse d’Abe Silberstein.
Parmi les réponses qui nous ont été données, le grand historien de la Shoah Saul Friedländer, signataire de la lettre ouverte, n’a pas écrit de texte en réponse aux interrogations que nous lui formulions, mais il nous a autorisé à dire qu’ « [il se] considèr[ait] comme de centre-gauche, pour la solution à deux États, mais [qu’il] n’aurai[t] pas accepté de signer s’il avait vu que l’on désignait Israël comme un ‘État d’Apartheid’. Vous pouvez dire cela en mon nom. »
La Rédaction