Parce que K. est un espace où concepts et affects s’entremêlent sans contradiction, notre revue offre à lire cette semaine un long texte de philosophie politique et un poème. Deux textes de nature très différente, mais qui ont tous deux pour fonction de fournir les ressources intellectuelles dont les sombres temps actuels font chaque jour croître en nous le besoin. Dans « Peut-on être antisioniste ? », Julia Christ se livre à une analyse méticuleuse des éléments portant sur la question de savoir comment distinguer l’antisionisme de l’antisémitisme. On sait que l’enjeu est de taille, tant s’opposent ceux pour qui on peut tout à fait être antisioniste sans être antisémite,  à ceux pour qui tout antisionisme serait constitutivement mu par la haine des juifs. Dans la situation politique actuelle, clarifier ce débat suppose de le reconduire à ses principes, c’est-à-dire aux conceptions politiques fondamentales qui s’y trouvent engagées. Or dans le débat public, bien peu de lumières ont pour l’instant été produites à ce sujet. On a beau cogner l’un contre l’autre « antisémitisme » et « antisionisme », dans l’espoir sans doute qu’une étincelle jaillisse de cette friction, l’intelligence de leur distinction peine à émerger. Pour changer la donne, il est nécessaire, comme le fait ici Julia Christ, de cerner au plus près le genre de critique de l’État à même de justifier la création d’un terme ad hoc pour le cas singulier de l’État d’Israël. Car c’est en distinguant l’antisionisme sur le plan de la sémantique politique que son lien exact à l’antisémitisme peut du même coup être compris, et dans le même temps démasqué.

Dans Quand le vin est tiré, c’est au moyen d’un poème que Judith Offenberg, depuis Tel Aviv, nous donne des nouvelles d’Israël…

>>> suite de l’édito

« Il faut différencier entre antisionisme et antisémitisme » affirment ceux à qui il ne plaît pas d’être qualifiés d’antisémites. Cette exigence, à première vue, n’a rien d’insensée : il est en effet nécessaire de distinguer ce qui relève d’une critique légitime de l’État des juifs d’un sentiment louche et douteux à l’égard de ces derniers. Est-il pour autant nécessaire d’inventer un mot spécifique pour cette critique ? La philosophe Julia Christ traque les différents usages possibles de la notion d’ « antisionisme » et se demande à quelle condition, et dans quel contexte, la critique de l’État d’Israël peut légitimement se dire antisioniste. Cette petite analytique de la critique étatique et de ses modalités permet de percevoir mieux quand l’antisionisme n’est qu’un autre mot pour antisémitisme.

"C'est le calme après la tempête. / C'est le calme avant la tempête. / Nous savons ce qui s'est passé. / On a repris une vie normale. / Nous savons ce qui est encore à venir. / On égarera cette vie normale. / La guerre est là, et plus est à venir."

Sur quelles ressources idéologiques s’appuient les partisans de la solution binationale, alors même que la cohabitation entre Israéliens et Palestiniens semble plus que jamais compromise ? Denis Charbit nous livre ici son compte rendu critique du dernier ouvrage de Shlomo Sand, Deux peuples pour un État ? Relire l'histoire du sionisme (Seuil). Soulignant comment l’ouvrage resitue une idée binationale née dans la pensée sioniste, il nous prévient cependant contre la supercherie qui consiste à faire jouer une perspective critique interne au sionisme contre le projet lui-même.

Le 26 février dernier, une émeute éclatait sur le campus de l’université de Berkeley à l’occasion de la venue d’un conférencier israélien. Daniel Solomon, doctorant en histoire et premier traducteur en anglais de K., nous relate de l’intérieur l’évènement et le climat menaçant dans lequel il s’inscrit. Alors que la montée de l’antisémitisme vient remettre en question l’exceptionnalisme américain, Solomon interroge la perte de ses illusions, et le sentiment de solitude qui l’accompagne.

En février, nous publiions un texte de Gabriel Abensour déplorant la tiédeur du franco-judaïsme et son désarroi dû à l’oubli de ses héritages spirituels, notamment sépharades. David Haziza lui répond ici, sous la forme d’une « critique modérée et amicale ». S’il s’accorde avec le constat fait par Abensour d’une perte des forces vives du judaïsme, il ne l’explique pas par un dédain colonial pour la sépharadité, mais plutôt par une tentative de rendre le judaïsme moderne et présentable.

Après avoir exploré la manière dont l’Autriche entendait assumer la responsabilité de son passé nazi et promouvoir la vie juive, Liam Hoare décrit les défis et paradoxes de cette entreprise. Comme la plupart des pays occidentaux, on a assisté en Autriche ces dernières années à un regain de l’antisémitisme, alors qu’elle est de plus dirigée par un parti associé à l’extrême-droite. Comment dans ces conditions, et alors que la guerre à Gaza enflamme les esprits en Europe, assurer à long terme la stabilité de la vie juive autrichienne ?

Pour ce nouveau volet de notre série, conçue en partenariat avec la DILCRAH, sur l’antisémitisme en Europe, Liam Hoare s’est intéressé à la stratégie autrichienne de lutte contre la haine et les préjugés envers les juifs. Dans cette première partie de son enquête, qui sera complétée la semaine prochaine, il s’arrête sur la volonté de pérenniser la vie juive autrichienne, notamment par une politique éducative. Mais comment cela s’articule-t-il avec le passé autrichien de collaboration dans les crimes nazis ?

Nous avons, en mars 2022, publié des bonnes feuilles de la nouvelle traduction en français de ‘Motl, fil du chantre’ de Sholem-Aleikhem. La suite – ‘Motl en Amérique’ – est désormais disponible, grâce aux traductrices Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg et aux éditions de l’Antilope. Le grand conteur yiddish y raconte l’arrivé du paquebot le Prince Albert à New York, l’appréhension et l’espoir des émigrants, le passage par Ellis Island de Motl et sa famille, les premiers pas dans les ‘strites’ de New York et leur nouvel exil… 

Dans le texte qu’il fait paraître dans K. cette semaine, Jean-Claude Milner nous offre son analyse acérée de l’évolution de l’alliance entre les États-Unis et Israël qu’il nous faut en effet constater. Et pour le philosophe, il s’agit bel et bien de circonscrire les ressorts d’un véritable divorce en cours. Bruno Karsenti et Danny Trom – avec en tête le très récent discours du chef de la majorité démocrate au sénat Chuck Schumer – reviennent sur le texte de Jean-Claude Milner et s’interrogent autrement sur la profondeur de la crise entre les États-Unis et Israël.

Depuis de nombreuses années, Jean-Claude Milner est attentif et lucide à ce que font les signifiants « Juif » et « Israël » dans la reconfiguration de l’Occident post-Shoah. Un livre décisif comme Les penchants criminels de l’Europe démocratique (2003) demeure un objet de méditation constante pour de nombreux lecteurs, soucieux de mesurer à nouveau frais l’ampleur de la « question juive » en Europe. Pour K., il analyse cette semaine, dans le contexte déterminé par le 7 octobre et la guerre à Gaza, la restructuration du rapport entre Israël et les États-Unis.

Depuis le 7 octobre, l’enrôlement de jeunes haredim, juifs ultra-orthodoxes, dans l’armée israélienne, n’est plus tabou. Plusieurs rabbins ou directeurs d’écoles religieuses l’ont même encouragé en Israël, dans un monde « noir » traditionnellement non sioniste, qui se différencie de l’univers sioniste religieux. Une partie importante du mouvement hassidique reste cependant imperméable au chant du canon. Le courant hassidique de Satmar, inconnu en France mais puissant aux Etats-Unis, critique même violemment les partis religieux qui soutiennent la guerre. Pour plonger dans leur univers, entièrement yiddishophone, K. présente de longs extraits de leurs journaux.

Alors que des étudiants pro-palestiniens contrôlent qui peut accéder à l’amphi « Gaza », Clara Levy, ancienne étudiante de Sciences Po et fondatrice de l’association Paris-Tel Aviv, livre un témoignage touchant, et dépité, sur ses souvenirs rue Saint Guillaume. Si les altercations autour du conflit israélo-palestinien, et les suspicions antisionistes à l’égard des étudiants juifs, ne datent apparemment pas d’hier, Sciences Po semble avoir perdu de sa superbe : où organiser l’opposition des points de vue, si les amphis sont inaccessibles ?

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.