« 100 Malentendus sur et parmi les Juifs » : controverse au Musée juif de Vienne

Après avoir pris la direction du Musée juif de Vienne (JMW), le 1er juillet dernier, Barbara Staudinger et son équipe de conservateurs ont eu moins de cinq mois pour mettre sur pied leur première exposition : « 100 Malentendus sur et parmi les Juifs ». Depuis son ouverture à la fin du mois de novembre, cette exposition attire le public mais suscite de nombreuses critiques. Retour sur une controverse comme l’on n’en avait pas vue dans un musée juif européen depuis une décennie.

 

Can air be holy? Is Israel the homeland of the Jewish people? or a homeland? [L’air peut-il être sacré ? Israël est-il la patrie du peuple juif ? ou une patrie ?] © Jüdisches Museum Wien, Sebastian Gansrigler

 

Abordant des thèmes tels que « la romantisation », « l’appropriation » ou « le voyeurisme », l’exposition associe 100 idées fausses liées aux Juifs et au judaïsme – « le shtetl incarnait la vraie vie juive », « les Juifs détestent la musique de Wagner », « tous les Juifs mangent casher » – à 100 objets éclectiques allant de l’œuvre de Boaz Arad, Hitler Rug (2007), à une publicité pour les hotdogs Hebrew National. La juxtaposition ou l’interaction entre l’objet et le « malentendu » est conçue pour provoquer une discussion approfondie sur les clichés, les stéréotypes et les préjugés tant philosémites qu’antisémites. « 100 Malentendus… » veut démystifier le judaïsme, montrer qu’il n’est pas un monolithe, d’une manière qui ni n’exalte ni ne dénigre la vie, la pensée ou les croyances juives.

Les visiteurs réceptifs à « 100 Malentendus… » l’ont qualifiée de « courageuse et humoristique », réfléchie et bien conçue. D’autres visiteurs sont ressortis de l’exposition plutôt confus, indignés ou heurtés. « Un grand nombre de visiteurs juifs de l’exposition la trouvent, dans sa forme actuelle, inacceptable », a ainsi écrit Oskar Deutsch, le président de la communauté juive de Vienne (IKG Wien), dans une lettre à Staudinger datée de janvier. L’éminent journaliste juif autrichien Paul Lendvai est allé jusqu’à demander la fermeture immédiate de l’exposition. « L’idée fondamentale est peut-être bonne », me confie le correspondant étranger Ben Segenreich, « mais l’exécution est complètement ratée ».

Les visiteurs de « 100 Malentendus… » se sont divisés autour de certaines décisions curatoriales comme l’exposition de certaines pièces, leur encadrement, le langage utilisé dans l’exposition, et plus largement sur la question de savoir si l’ensemble n’est pas simplement trop ambitieux, ou prétentieux, pour être compréhensible. Au sein de la communauté juive, un élément politique s’est ajouté au débat. Mais la discussion sur « 100 Malentendus… » implique aussi des questions fondamentales et existentielles relatives aux musées juifs européens contemporains en général : À quoi sert un musée juif ? À qui appartient-il ? Et de quoi doit-il parler quand il parle des Juifs ?

Naissance d’une controverse

Les premières alertes sont venues de la communauté juive viennoise, environ six semaines avant que quiconque n’ait vu « 100 Malentendus… ». Le bruit a couru que l’exposition était un « scandale », créant une atmosphère de suspicion qui, dans une certaine mesure, a mis « 100 Malentendus… » et ses commissaires sur la sellette avant même qu’ils aient eu l’occasion de montrer leur travail au grand public. Il est vrai que la situation s’est empirée après une interview parue dans la Presse, dans laquelle Barbara Staudinger semblait suggérer qu’elle accueillerait les partisans du BDS au Musée pour une discussion publique ; Staudinger a dû préciser que ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire.

Barbara Staudinger, directrice du Musée juif de Vienne depuis juillet 2022 © Ouriel Morgensztern

Après l’ouverture de l’exposition, il a fallu attendre quelques semaines avant que les discussions et les critiques, d’abord privées, n’éclatent au grand jour. Un article d’opinion de Ben Segenreich, paru le 7 janvier dans la Presse, titrait : « Babillage pseudo-intellectuel au Musée juif ». « Pour de nombreux Juifs – écrit le correspondant de longue date de l’ORF [Österreichischer Rundfunk (ORF, « Radiodiffusion autrichienne »)] en Israël – l’exposition est blessante, voire intolérable. L’exposition parle en charabia, déforme et embrouille. » Au cours des jours et des semaines qui ont suivi, un débat animé eu lieu autour de l’exposition, autant en ligne que dans la presse autrichienne. La contribution la plus récente est venue d’un groupe de survivants de la Shoah qui ont signé une lettre défendant Staudinger contre les accusations diffamatoires selon lesquelles « 100 Malentendus… » faisait d’elle une antisémite.

Segenreich réside en Israël. Au moment de notre conversation sur Zoom, il n’avait pas vu « 100 Malentendus… » en personne. Mais il en avait étudié le « long et ennuyeux » catalogue, qui détaille chaque objet et chaque « malentendu », d’un bout à l’autre. Il a été alarmé par ce qu’il y a découvert. « On ne peut pas distinguer les malentendus de leur correction. C’est complètement confus. Le message n’est pas clair et il pourrait même être dangereux. » « 100 Malentendus… », soutient Segenreich, est « juste un titre », et rien de plus. « Je pense que si vous voulez écrire sur l’exposition, vous devez voir l’exposition », répond Staudinger à qui je fais part de ces remarques.

« C’est une exposition intéressante. Une bonne matière à réflexion », me confie l’écrivain Doron Rabinovici, tout en précisant « la question est : dans quelle mesure l’exposition a-t-elle fabriqué ses propres malentendus ? » On peut bien s’offusquer d’un cliché, mais des stéréotypes tels que « La « mère juive » vue possessive, dramatique et culpabilisante » circulent bel et bien dans la société et la culture populaire. L’exposition « 100 Malentendus… » présente l’œuvre « Portrait avec turban », réalisée en 1952 par la peintre austro-britannique Marie-Louise von Motesiczky, précisément pour remettre en question ce stéréotype. En revanche, d’autres « malentendus » laissent plus circonspect. Quelqu’un croit-il réellement que « la nourriture casher est plus saine ou meilleure » ou que « seuls les Juifs sont circoncis » ? Présenter ces idées comme des « malentendus » conduirait plutôt à en introduire là où il n’y en avait pas auparavant.

L’exposition présente également certains énoncés comme des malentendus. Est-ce un « malentendu », par exemple, que d’affirmer « il existe des noms de famille spécifiquement juifs » ? « Tous les Juifs n’ont pas des noms typiques – argumente Segenreich – mais il y a des noms que l’on peut identifier comme juifs ». Et est-il explicitement erroné d’affirmer que « la Shoah était programmée », alors que cela reste un sujet de débat intense entre les spécialistes de la Shoah des écoles fonctionnaliste et intentionnaliste ? En fait, regarder « 100 Malentendus… » à travers le prisme de la vérité et de l’erreur pourrait bien être une sorte de malentendu en soi – basé sur la présomption que les conservateurs auraient eu l’intention d’arbitrer la réalité et la fiction concernant le judaïsme.

Oeuvre de Boaz Arad « Hitler Rug », réalisée en 2007, veut interroger les visiteurs sur la signification de l’expression « œil pour œil, dent pour dent » © Ouriel Morgensztern

« Si je l’avais faite, j’aurais traité 25 malentendus plutôt que 100 », me confie Bernhard Purin, qui a suivi la discussion de Vienne depuis son bureau de directeur du Musée juif de Munich. « En prenant moins de malentendus, vous pouvez mieux vous concentrer sur eux ». Dans une comédie musicale, les paroles doivent reposer sur la musique de telle sorte que l’auditeur puisse les assimiler dès la première écoute. De même, le visiteur d’une exposition muséale devrait pouvoir en assimiler les thèmes et idées clés en une seule fois. Indépendamment des mérites de tel ou tel « malentendu » exposé, il est possible que « 100 Malentendus… » ait tenté d’englober et d’accomplir trop de choses à la fois.

Le traitement curatorial d’Israël et de la Shoah au cœur de la controverse

Au-delà de ces décisions curatoriales générales, le débat sur « 100 Malentendus… » s’est concentré sur la façon dont l’exposition traite d’Israël et de la Shoah. « Quand Israël est mentionné dans un musée juif, il ne devrait pas l’être de manière unilatérale », me dit Segenreich en faisant référence à certains panneaux textuels de l’exposition, qui utilisaient des expressions irréfléchies comme « politique sioniste d’expansion » pour parler d’Israël. L’État juif, cependant, et comme le reconnaît également Segenreich, n’est qu’un thème mineur de l’exposition, et bien sûr, de par sa nature même, une exposition qui traite des clichés sur les Juifs et le judaïsme va également faire intervenir des clichés sur Israël.

La question est de savoir si un musée juif peut invoquer ces clichés – « Les soldats israéliens sont particulièrement séduisants et courageux », par exemple – sans que les visiteurs interprètent l’exposition comme étant anti-israélienne. Cette question est symptomatique, selon Rabinovici, de l’empoisonnement de la réflexion et de la discussion autour d’Israël aujourd’hui. « On ne parle pas à cœur ouvert et tout le monde se montre assez suspicieux » me dit-il. « La suspicion n’est pas nécessairement déplacée, mais les deux parties pensent que ce qui est dit est le contraire de ce qui est voulu et que ce qui est voulu est le contraire de ce qui est dit, et c’est une très mauvaise chose s’il s’agit d’organiser une exposition qui se veut un peu provocatrice. »

En ce qui concerne la Shoah, les critiques se sont concentrées sur la décision d’exposer l’installation vidéo de 2010 de Jane Korman, Dancing Auschwitz. Dans cette œuvre, le spectateur voit d’abord une famille danser à Auschwitz et sur d’autres sites de commémoration de la Shoah sur l’air de « I Will Survive ». Au fur et à mesure du montage, les pulls que portent les membres de la famille montrent clairement que le personnage central, le père de Korman, est un survivant de la Shoah, et que ses enfants et petits-enfants appartiennent donc à la deuxième et à la troisième génération. Korman a voulu illustrer « une nouvelle réponse à la mémoire historique », et « 100 Malentendus… » pose la question de savoir si la Shoah « ne peut être commémoré que de manière révérencieuse » : « Danser à Auschwitz ? Est-ce autorisé ? »

Segenreich déteste l’installation – ou du moins la décision de l’exposer. S’il « respecte » la décision de la famille Korman de se souvenir de la Shoah à leur manière, « il y a 15 millions de Juifs dans le monde mais, pour autant que je sache, aucun autre Juif, à l’exception de ces sept personnes, n’a dansé à Auschwitz ». Cette installation pourrait donc « conduire à une généralisation totalement erronée » : parce que des Juifs dansent devant Auschwitz, « peut-être qu’Auschwitz n’était pas si mal. Peut-être même avons-nous le droit d’y danser ». La façon dont l’exposition aborde la Shoah est considérée par Segenreich comme une « banalisation » du sujet, une approche « très provocante et à laquelle il serait presque insupportable pour les survivants de la Shoah ou les Juifs en général d’être confrontés. »

Les critiques citent l’œuvre d’Alan Schechner « It’s the Real Thing – Self-Portrait at Buchenwald » comme un exemple du mauvais goût avec lequel l’exposition traite de la Shoah © Alan Schechner.

Staudinger défend la décision d’exposer Dancing Auschwitz. « J’ai parlé avec la responsable de notre département éducatif. Elle m’a dit que, en général, la plupart des gens dans leurs groupes de visite et leurs classes scolaires disent d’abord : « On n’est pas censé [danser à Auschwitz], c’est mal. » Puis ils voient que c’est un survivant et ils commencent à se demander : « Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est mal ? A-t-il le droit de danser là-bas s’il le souhaite, si c’est sa façon de gérer son traumatisme ? » Ou alors, ils se disent : « Mais il n’y a que lui, et [Auschwitz] est aussi un cimetière, alors en un sens, il danse sur les cendres de six millions de Juifs. Est-ce qu’il y pense ? » Il y a tellement de niveaux de lecture dans cette vidéo. »

Que des écoliers rient ou puissent rire de « 100 Malentendus… », c’était la critique que Paul Lendvai adressait à l’exposition. « Les écoliers rient partout : dans les sites commémoratifs, dans le musée commémoratif de la Shoah des États-Unis – ils rient », déclare sans ambages Staudinger. Elle précise que les écoliers ne visitent pas l’exposition sans être accompagnés. Un éducateur les guide, aide à l’interprétation et anime la discussion. « Les visiteurs qui voient l’exposition et sont très critiques ou peut-être choqués, c’est une chose, – explique-t-elle Staudinger – mais à côté de ça, il y a des gens qui imaginent comment d’autres personnes pourraient réagir si elles voyaient l’exposition. C’est peut-être une projection de leurs propres peurs, je ne sais pas, mais en général, cela n’a rien à voir avec la réalité. »

« Je pense qu’il est faux de dire que la vidéo est là pour faire danser les visiteurs », résume Doron Rabinovici. Selon lui, l’intention des conservateurs était d’engager une discussion sur la façon dont nous nous souvenons de la Shoah. « Ce qu’ils nous montrent [avec Dancing Auschwitz], c’est qu’il n’y a pas de manière parfaite de se souvenir, de manière de dire : « Nous nous en sommes souvenus, maintenant c’est fini ». Ce ne sera jamais terminé. » Dancing Auschwitz traiterait de l’équilibre délicat entre le besoin de rituel, et la tendance des rituels à se vider de leur sens à force d’être répétés. « Comme les monuments, les rituels peuvent devenir invisibles, et donc les gens cherchent de nouvelles façons d’exprimer leur douleur, et cet homme voulait dire : Mais j’ai survécu ! »

Dès l’entrée de « 100 Malentendus », le visiteur est interpellé par l’œuvre de l’artiste américain Cory Liebowitz « Hi Jewboy / Hi » (© Ouriel Morgensztern).
Le Musée juif dans le contexte viennois

Rabinovici et moi sommes assis dans un café dont les murs sont parsemés de photographies et de portraits captivants de sa propriétaire, l’actrice, artiste de performance et mannequin Susanne Widl. « Elle était l’une des protagonistes de la scène artistique viennoise des années 60 », me rappelle-t-il. Widl est notamment apparue dans des films réalisés par la cinéaste féministe d’avant-garde Valie Export, dont l’œuvre transgressive, brisant les tabous, incarnait les tendances rebelles de l’actionnisme viennois, ce mouvement artistique radical des années 1960 développant un art de la performance impliquant le corps. « Les actionnistes ont été confrontés à des réactions incroyablement agressives à leurs actes provocateurs – qui étaient vraiment beaucoup plus provocateurs que cette exposition – certains artistes ont été emprisonnés tandis que d’autres ont dû fuir le pays. »

Il y a quelque chose de spécifiquement viennois dans les allers-retours autour de « 100 Malentendus… » : une lutte entre l’avant-gardisme artistique et le conservatisme culturel qui trouve ses racines dans la période fin de siècle, lorsque Vienne était la patrie de Gustav Mahler, Arnold Schönberg et Arthur Schnitzler. Sigmund Freud était autrefois considéré comme un dégénéré ; aujourd’hui, il est un outil de marketing. Comme Alice Roosevelt Longworth l’a fait remarquer un jour, « On est d’abord jeune, puis on est d’âge moyen, puis on est merveilleux ». « « 100 Malentendus… » me rappelle la tradition [viennoise] d’iconoclasme et d’innovation », a écrit le professeur d’histoire juive David N. Myers dans le Standard. Avec le temps, peut-être cette exposition finira-t-elle par être considérée comme merveilleuse elle aussi.

Pour les critiques, « 100 Malentendus… » aurait été meilleure si son approche avait été d’isoler les malentendus et ensuite de les clarifier : identification et explication, l’exposition muséale comme forme d’instruction. Cette approche aurait permis d’éviter la confusion et la dépossession ressenties par certains visiteurs, mais elle n’aurait pas été particulièrement intéressante et n’aurait peut-être fonctionné que si le nombre de malentendus avait été inférieur à 100. Au lieu de cela, Staudinger et son équipe ont adopté une approche différente, utilisant l’objet et le malentendu pour souligner les ambiguïtés et faire réfléchir le visiteur. Leur approche est certainement plus audacieuse, mais elle comporte évidemment ses propres dangers, comme les conservateurs sont en train de le découvrir.

La promesse d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire du JMW, qui place des questions sociopolitiques pertinentes au cœur de la production du musée, est l’une des raisons pour lesquelles la ville de Vienne a confié à Staudinger la responsabilité de le diriger en septembre 2021. Elle a été choisie pour remplacer la directrice Danielle Spera, la populaire présentatrice du journal télévisé qui l’a dirigé pendant près de 12 ans [ndlr. Spera n’a pas répondu à notre demande d’interview pour cet article]. Sous la direction de Spera, le JMW est devenu une destination pour les touristes de la ville, le nombre de visiteurs atteignant des niveaux records avant la pandémie, et elle était également douée pour la collecte de fonds.

Le travail de Spera pouvait être agréable, informatif et intelligent sur le plan narratif. Sa dernière exposition, « Love Me Kosher », un examen de la relation entre l’amour, le sexe et le judaïsme qui emmenait les visiteurs du jardin d’Eden aux dilemmes actuels sur la place de l’homosexualité dans l’orthodoxie, fut peut-être son plus grand triomphe. Mais, attirées par les histoires de réussite juive, ses expositions pouvaient aussi sembler prudentes et réconfortantes : l’équivalent muséologique de la confort food. « J’ai vu de très bonnes expositions au JMW au cours des 30 dernières années », me dit Rabinovici, mais « si vous créez une exposition sur Helena Rubenstein, vous ne brisez pas l’image stéréotypée de la belle femme juive. C’est peut-être agréable à regarder, mais vous ne pouvez pas montrer l’image philosémite sans reconnaître l’antisémitisme qui l’accompagne. »

La photographie « Judenfreund » [Ami des Juifs] de Benyamin Reich (2018) dissipe-t-elle un malentendu ou en crée-t-elle un autre ? © Benyamin Reich

« D’après ce que je peux voir, ceux qui critiquent l’exposition font pour la plupart partie d’un groupe autour de l’ancienne directrice », affirme Bernhard Purin. Ben Segenreich, par exemple, est en effet un ancien collègue de Spera depuis leur passage à l’ORF. Il nie cependant catégoriquement que son opposition à l’exposition ait quelque chose à voir avec cette amitié. Cependant si l’on considère l’ensemble des commentaires sur Facebook et des messages WhatsApp – dont certains sont de nature profondément personnelle – il est difficile d’échapper à l’impression que, pour certains, le JMW et « 100 Malentendus… » sont les relais d’une forme de guerre communautaire interne. Et ce n’est pas la première fois. Lorsque Staudinger a été choisie pour remplacer Spera, la vieille rivalité du mari de la directrice sortante, le député Martin Engelberg, avec Oskar Deutsch le président de l’IKG Wien [L’Israelitische Kultusgemeinde Wien est la principale communauté juive de Vienne.]et l’ancien président Ariel Muzicant, qui siège au conseil de surveillance du JMW, n’est pas passée inaperçue.

Néanmoins, les sentiments de ceux qui peuvent en outre être touchés politiquement ou personnellement par cette question sont loin d’être feints. L’intensité de la controverse renvoie en fait à ce que cela signifie d’être une minorité en Autriche, aux particularités du passé et du présent juifs, et à la place du JMW dans la constellation des musées de Vienne. L’Albertina est important pour les personnes qui s’intéressent à l’art, et le Wien Museum pour celles qui s’intéressent à l’histoire contemporaine, mais le JMW est important pour les gens – et en particulier pour les Juifs viennois – d’une manière fondamentalement différente : plus profonde, plus émotionnelle, liée à la Shoah et aux heures les plus sombres de l’histoire autrichienne ; mais qui, pour ces raisons, n’est peut-être pas une manière entièrement rationnelle. « Aucune exposition n’a fait l’objet de discussions aussi vives et controversées au cours de la dernière décennie», reconnaît Staudinger. « Le musée juif revêt une importance particulière pour la ville. »

La récurrence des controverses dans les musées juifs germanophones

Une décennie, c’est à peu près ça. Tous les dix ans environ, il semble qu’une exposition provoque un scandale qui précipite une controverse sur l’état des musées juifs européens. En 2002, Bernhard Purin était directeur du Musée juif de Franconie, à Fürth, lorsque celui-ci a organisé « Feinkost Adam » : une exposition des œuvres de l’artiste juive allemande Anna Adam, dont l’art jouait avec les clichés, les stéréotypes et les idées préconçues présents en Allemagne sur les Juifs. « C’était l’exposition la plus réussie que nous ayons faite pendant mon mandat de directeur », dit-il. Mais elle a provoqué un tollé dans la communauté juive locale, le rabbin de Fürth accusant Adam – et par extension le musée – de perpétuer l’antisémitisme et les idées néonazies.

Est-ce vraiment un malentendu que « seuls les Juifs sont circoncis », comme le dit « 100 malentendus » ? Quelqu’un y croit-il vraiment ? © Jüdisches Museum Hohenems, Tobias de St. Julien

« Cette exposition est devenue très controversée », explique Purin lors de notre appel Zoom. « Beaucoup de gens l’ont aimée parce qu’ils ont reconnu les stéréotypes et les ont reliés à leur propre vie. D’autres ont déclaré que l’exposition était inadmissible parce qu’elle nommait des stéréotypes qui, autrement, n’étaient pas discutés ouvertement et qu’elle devait être fermée. Cette controverse a été relayée dans les journaux et à la télévision dans toute l’Allemagne et dans le monde germanophone. » L’affaire vous semble familière ? Plusieurs pièces de « Feinkost Adam », dont Susi Sorglos [Susi l’Insouciante] – un petit cochon en peluche portant un drapeau blanc et dont le texte demande : « Je suis en sécurité avec vous les gars ! Pas vrai ? » – font partie de « 100 Malentendus… », mais, curieusement, personne n’en parle cette fois-ci, comme si leur pouvoir transgressif s’était dissipé.

Dix ans plus tard, en 2013, le scandale est arrivé par « The Whole Truth : …Everything You Always Wanted to Know about Jews » [Toute la vérité : …Ce que vous avez toujours voulu savoir sur les Juifs] du Musée juif de Berlin. Sa pièce maîtresse était une cabine en plexiglas dans laquelle un membre de la communauté juive locale s’asseyait et se laissait interroger par les visiteurs ; ce qui lui a valu à l’exposition d’être surnommée : « Jew in a box ». Cette exposition explique en partie pourquoi les relations se sont détériorées entre le directeur du musée, Peter Schäfer, et les dirigeants juifs allemands de Berlin, bien que le cœur du problème soit lié à Israël ; son exposition de 2017 « Bienvenue à Jérusalem » aurait adopté une approche unilatérale du conflit israélo-palestinien. Deux ans plus tard, Peter Schäfer démissionnait après que le compte Twitter du musée ait tweeté que la décision du parlement allemand de qualifier le BDS d’antisémite ne ferait « rien pour faire avancer la lutte contre l’antisémitisme. » Schäfer a été remplacé par Hetty Berg, dont la nomination semble avoir calmé les choses dans la capitale allemande.

C’est maintenant au tour de « 100 Malentendus… » d’être au centre de l’attention. À vingt ans d’intervalle, ces trois expositions traitent de clichés et de stéréotypes, et montrent à quel point il est difficile pour les musées juifs de s’adresser à deux publics à la fois : des Juifs qui explorent une partie d’eux-mêmes et des non-Juifs curieux. Si l’exposition « 100 Malentendus… » traite des malentendus que peuvent entretenir les Juifs – « les Juifs d’Europe de l’Est étaient particulièrement érudits et pieux » ou « ils étaient comme Yentl[1] » -, elle tend en fait surtout un miroir à son public non juif, le forçant à confronter les idées fausses qu’il peut avoir sur un peuple dont il ne sait pas grand-chose. Cette confrontation, cependant, se fait sur, et non pas avec, une partie essentielle du public du JMW.

Des films comme Yentl sont un exemple de l’incompréhension des Juifs, du judaïsme et de la vie juive qui naît au sein même des communautés juives. © Avec l’autorisation de l’artiste et de Kavi Gupta ; John Lusis

Les trois expositions ont également été présentées dans des musées situés dans le monde germanophone. Cela exige, comme l’a récemment fait valoir l’actrice et chanteuse Sandra Kreisler, une approche réfléchie pour parler du judaïsme. Dans les pays qui ont un « passé et un présent antisémites comme l’Allemagne ou l’Autriche », les musées juifs devraient présenter « la réalité réelle » – des faits clairs, en d’autres termes – et non des stéréotypes laissés à l’interprétation et à ses errements. Dans une réponse à cette déclaration, la journaliste Marta Halpert a accusé Kreisler d’avoir « perdu son sens de l’humour ». Halpert écrit que l’époque est révolue où le JMW était un musée « nostalgique et réconfortant » qui fonctionnait « selon la devise : Regardez, il y avait autrefois de grands Juifs parmi nous – Helena Rubinstein, Arik Brauer, les Ephrussi – et vous les avez humiliés, dépossédés, expulsés ou assassinés. »

« Feinkost Adam », « The Whole Truth » et « 100 Malentendus… » ont également été mis en scène par des directeurs non juifs de musées juifs. Purin connaît Staudinger depuis plus de 20 ans et pense qu’elle est la bonne personne pour diriger le JMW. « Non seulement elle a une expérience pratique » de la gestion d’un musée juif, dit-il, mais « elle est différente de beaucoup de personnes travaillant dans les musées, car elle est aussi une experte de premier plan en histoire juive ». Pourtant des doutes subsistent. « J’attends juste le jour où un homme prendra la tête du ministère des Femmes et de l’Égalité », écrit avec mordant Kreisler. « C’est une pensée très problématique – me confie Rabinovici – mais je dois admettre qu’un homme comme ministre des Femmes et de l’Égalité ne serait pas une bonne idée, car les femmes constituent 50 % de la société. » Dans le cas d’un musée juif, cependant, la dynamique est légèrement différente. « En Autriche, et en Allemagne, vous avez de très bons experts en histoire juive qui ne sont pas juifs. La raison – souligne-t-il – est évidente. De plus, il ne s’agit pas de représentation politique, mais d’expertise. L’origine et la religion ne doivent pas être un motif d’exclusion. »

Certains musées juifs européens ont des directeurs juifs. D’autres n’en ont pas. Certains sont la propriété de communautés juives organisées, comme le Musée et les Archives juives de Hongrie à Budapest. Dans l’ensemble du monde germanophone, cependant, il est beaucoup plus courant que les musées juifs soient soutenus par les municipalités locales. Barbara Staudinger n’est pas une employée de l’IKG Wien. Le JMW est géré par la Wien Holding, qui contrôle les biens municipaux de Vienne. Des personnalités de la communauté juive siègent bien au conseil de surveillance du musée, qui a joué un rôle dans le choix de Staudinger comme directrice et qui est tenu au courant de la programmation du musée, mais qui ne participe pas directement à son élaboration.

Toutefois, « 100 Malentendus… » aurait peut-être fait moins de remous si des personnes extérieures au musée et issues de la communauté juive avaient pu voir et commenter l’exposition en privé à ses conservateurs avant son ouverture au public. « Il est facile de dire : « Laissez les gens de l’extérieur, de la communauté juive, participer », mais la communauté juive n’est pas un monolithe, » dit Staudinger. « Il y a beaucoup, beaucoup de voix différentes dans la communauté juive. Qui choisiriez-vous ? Et cela serait-il bon pour l’exposition ? Parce que si vous choisissez deux personnes de la communauté juive représentant deux points de vue divergents et qu’elles se disputent, à quoi cela servirait-il ? Qu’est-ce que cela ajouterait à l’exposition en tant que perspective extérieure ? Probablement rien. »

La Collection Juive de 1993 de Jean Paul Gaultier se confronte à un malentendu : « On n’a pas le droit de jouer avec les traditions juives » © Jean Paul Gaultier
Quelles leçons et quel avenir pour le Musée juif de Vienne ?

« Je ne veux pas être et ne me vois pas comme une provocatrice, si par-là on entend que je chercherais intentionnellement à blesser les gens. Ce n’est pas ce que je suis et ce n’est pas ce que je veux faire », réfléchit Barbara Staudinger alors que nous discutons, environ deux mois après l’ouverture de « 100 Malentendus… », de cette expérience éprouvante pour une nouvelle directrice. « Si vous définissez le terme « provocateur » comme un défi lancé aux gens pour qu’ils réfléchissent à une exposition ou à leurs propres idées préconçues, à leurs préjugés, à leurs stéréotypes, alors, dans ce sens, oui, cette exposition pourrait bien être provocatrice. »

« Je sais qu’il y a eu énormément de retours au sujet de cette exposition. Un grand nombre d’entre eux sont reconnaissants et positifs, et oui, certains ont été très critiques, d’une part, et d’autre part, ont exprimé une profonde douleur. Ce n’était pas voulu et nous prenons cela au sérieux », me confie Staudinger. Suite aux réactions, les phrases maladroites mentionnées ci-dessus, comme « politique d’expansion sioniste », ont été supprimées des panneaux textuels. Aujourd’hui, Staudinger et son équipe travaillent à une contextualisation de l’exposition, explique-t-elle, qui aidera à clarifier certains objets et la façon dont ils peuvent être vus ou compris.

« Être juif, c’est chic ». (© Rhonda Lieberman Cary Leibowitz ; avec l’aimable autorisation de Rhonda Lieberman, photo du Musée juif de New York, Sammlung Patricia A. Bell)

« 100 Malentendus… » a appris à Staudinger qu’il existe un certain type de visiteur « qui a expressément besoin d’être guidé dans une exposition, qui souhaite davantage d’explications. Je n’avais pas prévu cela, mais maintenant je le comprends. Les gens ont besoin de plus d’explications, de plus de contexte. » Reste à savoir quelles leçons de « 100 Malentendus… » seront tirées pour les futures expositions. Le musée avait précédemment annoncé que la prochaine grande exposition temporaire, qui devrait ouvrir en juin, aborderait la délicate question du judaïsme et de la couleur de la peau. Cette idée a entre-temps été mise de côté. « L’équipe de conservateurs a besoin de plus de temps », me dit Staudinger. Ce qui sera exposé à la place n’a pas encore été décidé.

Pour Doron Rabinovici, en raison de la nature clivante de « 100 Malentendus… », « la question est de savoir si la prochaine exposition et celles qui suivront trouveront un moyen de se connecter avec une partie du public du musée : les Juifs qui ont peur que le musée leur devienne étranger ». Staudinger a fait sensation avec « 100 Malentendus… », mais son succès ou son échec à venir pourraient dépendre de sa capacité à résoudre la quadrature du cercle. Pousser le JMW dans une direction nouvelle et audacieuse, en abandonnant le format du récit réconfortant du passé pour interpeller les visiteurs en abordant des questions difficiles et épineuses, est une chose. S’assurer que toutes les parties constitutives du public du musée juif se sentent incluses dans ce voyage en est une autre.

Ben Segenreich parle au nom de ceux qui se sentent dépossédés lorsqu’il me dit que « au cours des dix ou vingt dernières années, le musée juif a été considéré par de très nombreux Juifs de Vienne comme étant, d’une certaine manière, « notre musée », qui reflète les Juifs en général et la communauté juive d’Autriche. Le sentiment actuel – peut-être est-il trop aigu et trop frais – est que pour nous, Juifs de Vienne, ce musée est une institution que nous avons perdue, qui n’est plus la nôtre, avec laquelle nous ne pouvons pas communiquer, qui ne nous comprend pas et que nous ne comprenons pas. C’est une sorte de deuil. Comment cela a-t-il pu se produire ? Comment une telle exposition a-t-elle pu être présentée dans notre musée ? Il ne sera plus notre musée s’il continue dans cette direction. »


Liam Hoare

Liam Hoare est un journaliste basé à Vienne qui couvre la politique, la culture et la vie juive en Europe. Il est le rédacteur en chef du magazine « Moment » pour l’Europe et rédige « The Vienna Briefing », une lettre d’information hebdomadaire sur l’actualité autrichienne.

Notes

1 Yentl, nom du personnage d’une nouvelle d’Isaac Bashevis Singer ; adaptée au cinéma avec Barbara Streisand dans le rôle-titre de la jeune fille qui refuse l’avenir tout tracé de femme au foyer auquel elle est prédestinée et veut étudier.

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