La sentence de Lavrov, soutenant que Zelensky pouvait être à la fois juif et nazi et que d’ailleurs Hitler avait du « sang juif », a frappé les esprits. Les réactions en Europe furent unanimes pour s’indigner face à ce qui a été perçu comme la parole obscène d’un dirigeant politique prêt à tout pour justifier la guerre d’agression que mène son pays. Or qu’est-ce qui recouvre exactement ce sentiment d’obscénité ? Est-ce vraiment l’expression d’un rejet du nazisme réel, celui qui avait la haine des juifs pour ressort ? Ou bien ce sentiment recouvre-t-il une ambivalence plus fondamentale du rapport que les Européens entretiennent avec les juifs, encore aujourd’hui ? Stéphane Bonnet nous montre qu’il en va bien ainsi. Les Européens choqués, à juste titre, par les paroles de Lavrov ne sont pas pour autant enclins à s’analyser eux-mêmes autant qu’il le faudrait pour aller jusqu’à combattre les racines de leur antisémitisme. Après la Shoah, il leur est impossible d’ignorer qu’il gît au fond d’eux-mêmes. Et s’opposer à lui est une tâche qui demande davantage que de le condamner quand il est énoncé ouvertement : elle exige d’aller jusqu’à vouloir le judaïsme en Europe et pour l’Europe.
Quelque chose comme la persistance d’un certain passé se montre dans le présent de la guerre entre la Russie et l’Ukraine : sur les territoires qui furent ceux de la Shoah par balles, des Russes, qui prétendent dénazifier l’Ukraine et accusent les Ukrainiens de génocide dans le Donbass, affrontent des Ukrainiens qui les accusent à leur tour de génocide et de crimes contre l’humanité, tandis qu’un Sergueï Lavrov déclarait en mai dernier que Zelensky peut être juif et nazi, puisque Hitler avait des origines juives et que, selon le sage peuple juif lui-même, les pires antisémites seraient juifs.
Il est difficile de décider si les crimes de guerre russes en Ukraine résultent d’une intention véritablement génocidaire. Mais, dans les cercles du pouvoir russe, une autre intention est plus facilement discernable, puisque Lavrov la formule explicitement : on voudrait que les victimes du nazisme ne soient plus les victimes du nazisme mais les bourreaux, et qu’il soit de nouveau possible d’être antisémite en toute bonne conscience. Le passé qui n’a cessé d’être là, et qui se montre en pleine lumière à l’occasion de la guerre en Ukraine, est celui d’un antisémitisme sans frein, un antisémitisme d’autrefois, qui ne supporte le souvenir de la Shoah que comme un empêchement dont on devrait pouvoir se débarrasser en transformant les juifs en nazis responsables d’un nouveau génocide.
Nous, Européens de l’ouest, considérons cela avec stupeur. Certes, que les juifs doivent être identifiés aux nazis, pour que l’on puisse de nouveau, sans culpabilité aucune, être antisémite, est une de ces vieilles lunes que nous connaissons bien : elles font régulièrement leur apparition dans le discours antisioniste ou décolonialiste, car le détour par la Palestine ou la colonisation peut donner toutes les audaces. Mais nous voyons bien que ce qui est impossible chez nous, c’est qu’un tel antisémitisme occupe une position centrale ou surplombante, une position d’hégémonie idéologique dans la société ou chez les membres du gouvernement.
Ce qui est central et surplombant chez nous, c’est l’interdit de l’antisémitisme associé au souvenir de la Shoah. Ainsi, lorsque je dis « nous, Européens de l’ouest », je parle en supposant d’abord que l’antisémitisme nous est interdit parce que nous nous souvenons de la Shoah. Mon « nous » représente notre Europe, au sens où nul discours qui n’accepterait pas cette prémisse ne pourrait devenir public sans que monte autour de lui la clameur de l’indignation, en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre. La force de l’interdit est telle que ceux qui veulent être antisémites se cachent, deviennent antisionistes ou se retranchent dans quelque réduit, qui peut-être une mosquée, un blog, un club de nostalgiques du nazisme, une association indigéniste.
Une proposition telle que « les juifs sont des nazis », dès lors que nous nous interdisons son énonciation, ne peut être qu’une proposition que d’autres, par exemple Poutine et ses ministres, veulent vraiment énoncer en assumant ce qu’ils disent. De notre côté, c’est une proposition que nous entendons avec horreur, une énonciation interdite. L’horreur renvoie à celle des crimes qui ont été commis par les nazis. Le Président du Conseil italien a qualifié d’« obscène » la déclaration de Lavrov : c’est le mot juste, car il suggère que se trouve ainsi mis à nu quelque chose comme l’objet d’un désir refoulé frappé d’interdit. Plus l’interdit est fort, en effet, plus l’affirmation de ce qui est interdit est présente, mais barrée par l’interdit, renvoyée à l’obscène là où il perce la barrière du refoulement.
Dans le cas des Européens que nous sommes, nous savons à quel point l’interdit de l’antisémitisme est puissant, ce qui signifie qu’il y a bien en nous un désir refoulé, et nous le savons. C’est là le problème de l’antisémitisme tel qu’on le ressent en Europe de l’ouest : il y a logé en nous, affleurant en différents points des consciences et des groupes sociaux, un désir d’antisémitisme, et nous savons collectivement que cet antisémitisme, nous ne devons pas le vouloir. Bref, nous voudrions être russes, mais cela nous est interdit.
Telle est la condition des Européens depuis la Shoah. L’interdit de l’antisémitisme en Europe, c’est le désir antisémite affecté de sa négation, c’est vouloir l’antisémitisme et vouloir que ce vouloir ne soit pas. Si, mis à part l’interdit de l’antisémitisme, nous ne voulons pas grand-chose, c’est parce que notre volonté ne vaut rien – notre désir d’antisémitisme le prouve – et que nous voudrions donc nous en débarrasser. La volonté est devenue une chose dangereuse dont nous ne pouvons faire usage qu’en l’écrasant sous la négation. Bien sûr nous voulons beaucoup de petites choses, des petits riens, qui suffisent à faire de nous des consommateurs, des commerçants et des producteurs ; et nous voulons nous organiser durablement pour rester des consommateurs, des commerçants et des producteurs. Nous voulons un petit présent qui dure. Mais nous ne voulons rien d’autre, rien qui soit à la hauteur de ce que notre passé semblait promettre en fait de science et d’émancipation. Une volonté qui se tient pour l’avenir à la hauteur des promesses du passé, c’est cela qui ne nous est plus permis. Ce que nous recevons du passé et qui oriente notre avenir, c’est une volonté criminelle que nous renions, pour nous décharger du crime d’une volonté qui fut volonté de la Shoah.
Or, ce faisant, nous maintenons notre désir d’antisémitisme puisque nous l’affectons simplement par une négation. Sous la négation officielle, il reste bel et bien là. Ici et là, chez certains Gilets Jaunes, chez tel orateur d’extrême droite ou de La France insoumise, il arrive qu’il se montre sans fard : ce désir de se charger du crime à jamais. A qui sait voir et entendre, il s’impose comme l’affleurement d’une obsession majeure de l’Europe contemporaine, obsession du désir interdit que l’on voudrait enfin assumer afin de reconquérir la possibilité de vouloir quelque chose de « plus grand ». Le prix de la possibilité même d’un véritable agir politique semble être celui-là pour tous ceux déçus par les petits riens qui sont seuls permis à la volonté des Européens après la Shoah.
Tournons-nous maintenant vers l’épaisseur de la culpabilité européenne qui nourrit la configuration spécifique de l’interdit du désir antisémite.
Ce qui donne consistance au « nous » européen tient au fait que la très grande majorité des Européens sont chrétiens ou héritent du christianisme. En d’autres termes, le « nous » européen renvoie tout autant à l’histoire du christianisme qu’à la Shoah. Lorsque je veux dire « nous » en tant qu’Européen, il faut que je le fasse en assumant l’héritage du christianisme et en assumant le fait que du dedans de cette tradition sont devenus possibles, puis nécessaires, la Shoah et, en conséquence, l’interdit actuel de l’antisémitisme selon les coordonnées que nous avons dites.
Or, les chrétiens ou ceux qui se pensent comme émancipés du christianisme sont alors travaillés par une inquiétude qui leur est propre : que l’antisémitisme leur soit dorénavant radicalement interdit ne change rien au fait qu’ils restent chrétiens. Le rapport du christianisme au judaïsme se maintient dans l’expérience commune. Et il a toujours consisté en une exclusion inclusive : un cœur juif nié par la volonté chrétienne.
Autrement dit : les chrétiens veulent être le peuple de Dieu d’une manière qui annule pour le présent et renvoie dans le passé le premier peuple de Dieu que sont les juifs ; être chrétien, c’est inconsciemment désirer d’être juif, et consciemment vouloir que les juifs ne soient plus, sinon comme témoins de la faute qui justifierait qu’on les fasse disparaître, s’il ne fallait qu’ils restent bien présents pour témoigner de la faute par leur entêtement à ne pas devenir chrétien. Or tout cela n’est maintenant dicible que sous les limites du puissant interdit lié à la Shoah. Les chrétiens n’ont plus le droit de vouloir que les juifs ne soient plus ; ils n’ont plus le droit d’être chrétiens jusqu’à envisager cette dernière conséquence. Peut-être est-ce pourquoi tant de chrétiens en Europe ne sont plus chrétiens, même lorsqu’ils fréquentent encore l’église ou le temple ? Entendons par là qu’ils gardent tout du christianisme, sauf le rapport à Dieu, l’appartenance au peuple de Dieu ; car ce serait trop évidemment vouloir encore que les juifs ne soient plus, ce que l’interdit d’antisémitisme exclut.
« Nous, les Européens » est un « nous » de chrétiens sans Dieu. Si l’interdit de l’antisémitisme est à ce point central, surplombant et puissant parmi nous, c’est au premier chef parce que les sociétés européennes sont en leur cœur faites de chrétiens qui ne veulent plus être ce peuple de pécheurs qui a pris la place du peuple. Ils restent pourtant des chrétiens, c’est-à-dire des pécheurs, naturellement doués pour la culpabilité : le grand péché dont nous sommes maintenant coupables, si nous assumons l’héritage du christianisme, c’est assurément la Shoah. Et ce qu’il y a encore de chrétien en nous, une certaine habitude de porter le poids du péché originel, fait que nous ne saurions nous délivrer de la culpabilité du crime, quoique nous ne l’ayons pas commis. Nous sommes des coupables nés, non des coupables devant la loi.
Il y a un cercle du christianisme sans Dieu dans lequel le plus grand nombre des Européens de l’ouest se trouve enfermé : l’interdit lié à l’indépassable culpabilité sépare le chrétien de Dieu et de la volonté de faire disparaître les juifs en prenant leur place. Aussi le laisse-t-il aux prises avec sa culpabilité originelle, qui donne force à l’interdit de l’antisémitisme mais n’en fait pas disparaître le désir, bien au contraire. Là où il y avait de l’espoir dans la culpabilité, l’espoir de pouvoir prendre la place du peuple de Dieu si seulement on acceptait sa condition de pécheur, le crime réel a définitivement mis fin à cet espoir. Ne reste que le désir coupable, sans rémission.
La question actuelle est alors celle-ci. Comment sortir de ce cercle du christianisme sans Dieu qui maintient l’antisémitisme sous le couvercle de l’interdit, mais le maintient aussi, nécessairement, comme ce qui fait retour ?
En sortir ne suppose pas d’effacer l’antisémitisme, ce dont on peut rêver, mais qui est évidemment impossible : ce serait comme effacer notre inconscient. C’est plutôt en échappant à la culpabilité naturelle du chrétien que l’on pourra sortir du cercle. Si certains parmi nous étaient vraiment sans culpabilité, enfin pleinement déchristianisés, qu’adviendrait-il pour eux ? A première vue, ils ne porteraient plus le poids de l’antisémitisme des chrétiens associé au crime auquel a abouti l’histoire chrétienne de l’Europe. L’antisémitisme des chrétiens serait pour eux devenu l’antisémitisme des autres.
Quel serait alors le rapport aux juifs de ces hommes vraiment libérés du christianisme, en tout cas plus libérés que jamais ? Par l’effet de cette émancipation accomplie, ils seraient entièrement dépouillés de l’antisémitisme hérité du christianisme ; mais, par ailleurs, ils resteraient des chrétiens émancipés, des chrétiens qui ont cessé d’être peuple de Dieu et d’être coupables par nature, des chrétiens qui ont détruit le christianisme en eux, du moins ce qui dans le christianisme impliquait l’exclusion inclusive du judaïsme. Être émancipé du christianisme pourrait alors signifier redécouvrir le judaïsme comme une chose extérieure et méconnue comme est méconnu ce qui est étranger, à l’opposé de cette chose intériorisée, et méconnue parce qu’intériorisée, qu’en avait fait le christianisme. Ainsi les juifs pourraient-ils redevenir pour le chrétien émancipé des étrangers que l’on ne croit pas connaître, mais que l’on peut apprendre à connaître, et cesser d’être des familiers que l’on croit connaître, connaître mieux qu’eux-mêmes se connaissent parce qu’on perçoit en eux la déchéance qu’ils présentent, ce que le chrétien non émancipé fait en croyant exprimer la vérité du judaïsme que les juifs eux-mêmes ne voient pas.
L’idée que les Européens chez qui l’antisémitisme est le plus intimement présent, quoique recouvert par l’interdit, sont ceux qui restent écrasés par la culpabilité naturelle héritée du christianisme éclaire la force de l’interdit chez ceux qui, parmi eux, s’obligent sincèrement en toute occasion à n’être pas antisémites. Mais elle éclaire aussi les variations de la culpabilité contemporaine lorsqu’elle se rapporte à d’autres fautes, en particulier les crimes de la colonisation, et lorsque, se distribuant ainsi sur d’autres objets, elle permet l’affaiblissement de l’interdit de l’antisémitisme. Car force est de constater que l’intégration de nouveaux objets dans notre culpabilité se fait rarement sans la jouissance de pouvoir enfin lever cet interdit-là. Ce n’est donc certainement pas l’intensification du sentiment de culpabilité et sa distribution sur de nouveaux objets qui nous feront sortir du cercle où nous enferme le christianisme sans Dieu.
La sortie du cercle suppose bien au contraire que nous commencions par ne plus nous sentir coupables des crimes que nous n’avons pas commis. Il serait alors possible de construire un autre rapport à l’universel dont la matrice se trouverait précisément dans l’inscription de la particularité juive au centre de la société déchristianisée : ce nouveau rapport à l’universel nous rendrait enfin capables d’accueillir également les autres particularités, sans les niveler ni non plus les idolâtrer. Et il nous rendrait plus à même d’affronter, sans trompe-l’œil et confusion, nos responsabilités réelles dans le présent des situations.
Laissons-nous aller à l’optimisme : il y aurait alors un autre avenir pour l’Europe qui ne consisterait pas à repasser indéfiniment par le choix entre vouloir l’antisémitisme ou ne pas vouloir l’antisémitisme. Cet autre avenir pourrait consister à vouloir ce qui n’est pas l’antisémitisme, en comprenant que cela est bien différent de ne pas vouloir l’antisémitisme, puisqu’il s’agirait alors de vouloir le judaïsme, d’accueillir le judaïsme comme ce que veulent les Européens.
Vouloir les juifs, cela signifie ne plus désirer inconsciemment d’être juif à la place des juifs, cesser d’être des chrétiens autant qu’il nous est possible, cesser même d’être des chrétiens sans Dieu ne conservant du christianisme que le désir inconscient d’être juifs à la place des juifs, ce qui fonde l’antisémitisme pur, dépouillé de l’antijudaïsme ancien. Vouloir les juifs, cela signifie vouloir cette différence entre l’Europe qui vient du christianisme et la persistance non chrétienne du judaïsme ; cela signifie médiatiser la relation de l’Europe au Dieu chrétien, dont trop de chrétiens se sont émancipés sans s’émanciper de leur culpabilité et donc de leur désir d’antisémitisme qui reste vif, par le rapport que les juifs entretiennent à Dieu. Pour ceux qui ne sont pas juifs, il y a en somme un autre rapport à Dieu qui est possible en dehors de cette volonté des chrétiens d’effacer les juifs en devenant juifs à la place des juifs, en devenant le nouveau peuple de Dieu. Notons que ce que nous disons ici des chrétiens vaudrait sans doute aussi, au prix de quelques ajustements, pour les musulmans qui, pour leur part, sont musulmans en tant qu’ils veulent être le nouveau peuple de Dieu, à la place des juifs et à la place des chrétiens. L’autre rapport à Dieu consiste à être sans Dieu, mais avec les juifs, qui, de près ou de loin, n’ont jamais cessé d’être avec Dieu d’une manière qui est interdite à tous les autres. Que Dieu nous soit interdit immédiatement, mais qu’il nous soit permis par la médiation des juifs qui sont parmi nous, voilà ce que nous voudrons si nous laissons le désir antisémite aux autres (aux Russes, par exemple), y compris lorsque nous le prenons sur nous uniquement par sa négation, qui peut toujours devenir l’autre face d’une affirmation nouvelle.
L’Europe est donc à la croisée des chemins : vouloir l’antisémitisme, continuer à s’interdire l’antisémitisme ou bien vouloir les juifs ; devenir russe, continuer d’être sans volonté par impossibilité de s’abstraire du crime dont la volonté est lestée ou bien vouloir enfin le dépassement du christianisme. Si cette dernière possibilité pouvait prendre force et orienter l’avenir de l’Europe, ni le christianisme, ni la Shoah, ni l’histoire qui les a engendrés n’en seraient oubliés, mais ils deviendraient un passé dont on se souvient et dont on tire les enseignements : ils ne seraient plus ce passé qui ne passe pas et fait de notre présent un désert.
Stéphane Bonnet
Stéphane Bonnet est philosophe. Son dernier livre, ‘Les lois de la désobéissance’ (2020), est paru au PUF. Il est également l’auteur de ‘Droit et raison d’État’ (Classiques Garnier, 2012) et ‘Des nouveautés très anciennes. De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence’ (Éditions de la Sorbonne, 2020).