La communauté marocaine ne compte plus qu’entre 1500 et 2000 membres. Elle vieillit tranquillement, sans se renouveler, dans un Maroc juif qui est un mélange de kitsch, de nostalgie et de présence fantomatique, mais où les touristes israéliens sont de plus en plus nombreux. Après ses cartes postales, envoyées d’abord de Canvey Island, prés Londres, et ensuite d’Ukraine[1], le journaliste Anshel Pfeffer nous envoie cette semaine une lettre du Maroc.
Deux Parisiens sont assis dans la synagogue Beth El, en bordure de l’ancien quartier juif de Casablanca. Le shabbat est sur le point de commencer, mais ils sont, avec un journaliste assis derrière eux, les seules personnes présentes.
« Est-ce vraiment la plus grande synagogue du Maroc ? » demande l’un d’eux, incrédule. Son ami lui répond par un haussement d’épaules.
Quelques minutes plus tard arrive Yisrael Hazout, rabbin petit et trapu qui, bien que né au Maroc, a passé une grande partie de sa vie en Israël. Il est accompagné de deux autres anciens de la communauté. Un groupe de touristes américains suit. Quelques Marocains âgés et un couple d’expatriés israéliens constituent le reste de la congrégation qui, à son apogée, au début du maariv[2], compte environ vingt hommes et deux femmes.
Beth El est la principale synagogue en service dans la ville du Maghreb qui abrite la plus grande communauté juive du monde arabe. Elle est impeccable. La communauté emploie une femme de ménage arabe qui est présente dans les locaux toute la journée. En semaine, elle ouvre également le portail aux touristes qui s’arrêtent, peu nombreux mais réguliers. Malgré cela, il règne un certain air de négligence.
Personne ne s’est donné la peine de mettre à jour les horaires de prière sur le tableau d’affichage, et les règlements Covid-19 mis en place il y a deux ans pour Rosh Hashana sont toujours là. Les deux tiers des sièges restent condamnés pour maintenir une distance sociale, qui a cessé d’être obligatoire depuis longtemps. Comme le dit un membre de la communauté, « nous pouvons maintenir Beth El mais nous ne pouvons pas obliger qui que ce soit à aller prier ».
Un déclin de longue date
La communauté juive de Casablanca, qui affirme officiellement compter 1100 membres, se trouve dans une situation curieuse. D’un côté, ce vestige de l’un des centres les plus prestigieux de la vie juive en Afrique du Nord apparait en phase terminale de déclin. De l’autre, il vient de recevoir une bouée de sauvetage, sous la forme d’un afflux important de touristes et d’entrepreneurs israéliens, ainsi que de Juifs d’autres pays, tous enthousiasmés par l’idée de l’ouverture du Maroc.
Les Accords d’Abraham auxquels le Maroc a adhéré fin 2020, établissant des liens diplomatiques complets avec Israël, ont été le débouché d’une tendance vieille de plusieurs décennies, à travers laquelle le roi Mohammed VI et son gouvernement ont encouragé les membres de la diaspora juive marocaine à revenir et à investir dans son économie. Dans le même esprit, le Royaume a également sauvegardé et rénové les sites juifs, les synagogues, les sanctuaires et les cimetières, même là où les Juifs ne vivent plus. Malgré ça, le roi est arrivé sur le trône trop tard pour inverser un processus de départ déjà trop avancé.
À l’âge d’or de la communauté, au milieu du XXe siècle, quelque 270 000 Juifs vivaient au Maroc français et espagnol et dans la zone internationale de Tanger. La situation s’est dégradée à partir de ce moment, lorsque l’émigration massive a pris son essor, compte tenu de l’attrait de la vie dans le pays nouvellement indépendant qu’était alors Israël ou dans les pays occidentaux, mais aussi en lien avec les craintes d’un antisémitisme susceptible d’émerger avec la fin du régime colonial – craintes que certains accusent les organisations sionistes d’avoir exagérées. Les tentatives tardives du roi Hassan II pour protéger les Juifs restants ont échoué : à sa mort en 1999, il ne restait plus que 5 000 Juifs environ. Au cours des deux dernières décennies, ce nombre a encore diminué de moitié.
Dans un domaine important, cependant, les efforts du roi ont été couronnés de succès. Les signalements d’attaques antisémites sont extrêmement rares au Maroc. Les touristes israéliens qui ont commencé à visiter le pays bien avant la signature des accords d’Abraham sont accueillis sans la moindre hostilité. Mais le Maroc juif qu’ils découvrent à leur arrivée est un mélange d’histoire, de nostalgie et de kitsch. Environ 200 synagogues et sanctuaires de rabbins sont méticuleusement préservés, et le gouvernement s’efforce constamment d’en ouvrir de nouveaux. Pas plus tard qu’en août, une autre synagogue-musée a rouvert ses portes dans la Casbah de Tanger, dans une minuscule rue près de deux autres (à Tanger, les riches familles juives aimaient avoir chacune leur propre synagogue). Des synagogues où personne ne prie. Comme me l’a dit un cadre de la mode franco-juif qui a une maison de vacances à proximité, « J’aime le fait qu’ils soient là, ça me fait du bien. Mais je n’y ai jamais vu de tefilah ».
L’attractivité paradoxale de la communauté juive marocaine
L’histoire juive au Maroc semble souvent en bien meilleure forme que la vie juive contemporaine. À Tanger, le magnifique cimetière juif de la vieille ville touristique qui surplombe la mer est en parfait état, bien que personne n’y ait été enterré depuis les années 1940. À l’inverse, le cimetière de la nouvelle ville, toujours utilisé par la petite communauté vieillissante qui subsiste, est envahi par les mauvaises herbes et délabré.
Certains voient une opportunité dans cette communauté avec beaucoup d’atouts et peu de membres. La Yeshivat Shuva Yisrael, dirigée par le rabbin Yoshiyahu Yosef Pinto, a par exemple ouvert une succursale dans le bâtiment Beth El à Casablanca. Quelques disciples du rabbin Pinto, qui se distinguent par leurs pantalons blancs et leurs casquettes, s’y installent pendant la semaine pour étudier, mais lorsque vient le shabbat, ils vont prier ailleurs.
Le rabbin Pinto s’est installé dans la capitale, Rabat, où il se présente comme l’Av Beth Din – le président des tribunaux rabbiniques du Maroc. Non pas que ces tribunaux existent réellement, mais c’est un titre prestigieux. Le rabbin Pinto et le groupe d’adeptes qu’il a amené avec lui d’Israël, avec la promesse d’une allocation et de faire partie d’une « révolution spirituelle », sont un sujet sensible pour les Juifs de Casablanca. Il a organisé une cérémonie à Beth El pour proclamer sa nomination en 2019, mais la plupart des Juifs de Casablanca semblent soulagés qu’il se soit installé à Rabat.
« Je peux aussi décider demain que je suis le grand rabbin du Maroc », déclare avec dédain un membre de la communauté. « Il a vu qu’il ne pouvait pas prendre le contrôle de la communauté à Casablanca et il est parti ». Mais un autre membre admet : « Nous avons besoin des jeunes hommes de Pinto pour le contrôle de la cacherout et d’autres services. »
Il n’a pas tort. Une minuscule communauté de familles de la classe moyenne n’a pas les ressources humaines pour la plupart de ses besoins spirituels. Mais il y a une réticence à laisser le rabbin Pinto prospérer ici. Ce jeune kabbaliste charismatique a dirigé un grand mouvement avec des milliers d’adeptes en Israël et aux États-Unis, avant d’être condamné par le tribunal de district de Tel Aviv en 2015 pour corruption et obstruction à la justice dans le cadre d’une négociation de plaidoyer ; après avoir passé huit mois en prison, il a été libéré pour raisons médicales. Après avoir annoncé se retirer de la vie publique, il a finalement décidé de se réhabiliter en devenant le nouveau chef spirituel des Juifs marocains.
« Nous sommes ici pour le sage », déclare David Elyashar, l’un des étudiants de la yeshiva de Casablanca, venu de Modiin Illit. « Jusqu’à ce qu’il vienne, la situation de la cacherout et du judaïsme en général était terrible ici ». Il ne peut cependant pas expliquer pourquoi le rabbin s’est installé à Rabat, où ne vivent plus que quelques dizaines de Juifs.
Le Maroc est devenu un refuge pratique pour les criminels israéliens, ceux qui ont déjà purgé leur peine de prison, ainsi que ceux en fuite. Parmi les plus en vue ces dernières années, on trouve Amir Mulner, Shalom Domrani et Gabi Ben Harush, chefs de certains des plus grands groupes criminels organisés d’Israël, et le rabbin Eliezer Berland, chef d’un groupe de hassidim breslav, en fuite après avoir été accusé de viol. L’un des principaux avantages des accords d’Abraham pour la communauté juive locale est qu’il sera désormais plus difficile pour les criminels israéliens de se cacher au Maroc.
« À un moment donné, nous avons eu dix Israéliens recherchés emprisonnés. La communauté juive n’a jamais eu à faire face à cela », déclare Georges Sebat, promoteur immobilier à Casablanca et assistant de Serge Berdugo, ancien ministre de 83 ans, président de la communauté de Casablanca depuis des décennies. « C’était un avant-goût des mauvaises choses qui peuvent aussi venir d’Israël. Mais il y a bien sûr beaucoup de bonnes choses que nous pouvons obtenir d’Israël. Maintenant, ce ne sont pas seulement des gens qui partent en Israël, mais aussi des Israéliens qui viennent ici, et nous devons savoir comment trouver un équilibre. »
Il y a aussi des Israéliens qui veulent venir au Maroc, mais pas à Casablanca, une ville de 4 millions d’habitants. En tant que principal centre d’affaires du pays, il était naturel que la plupart des Juifs restants du Maroc s’y concentrent, même s’il ne s’agit pas historiquement d’un des principaux centres juifs. Aujourd’hui, à l’exception de l’île tunisienne de Djerba, c’est la seule ville du monde arabe qui possède encore des écoles juives, bien qu’elles soient petites et en difficulté ; deux d’entre elles ont maintenant un corps étudiant mixte juif-musulman. Après avoir obtenu leur diplôme, presque tous les étudiants s’envolent pour étudier en France, au Canada ou en Israël, et beaucoup ne reviennent jamais.
L’immigration israélienne et l’avenir des communautés juives marocaines
Pourtant les Israéliens se plaignent que la communauté n’est pas toujours accueillante. « Je fais beaucoup d’affaires à Casablanca maintenant », déclare le PDG d’une entreprise israélienne d’agro-technologie. « Le gouvernement est très prévenant et l’environnement commercial est excellent. Mais je n’ai pas trouvé de partenaires dans la communauté juive. Ils ne semblent pas vouloir travailler avec des Israéliens. »
Kobi Yifrach, un Israélien qui a émigré au Maroc avec sa femme et sa fille pour connaître le pays de ses parents, exprime ses réticences à l’égard de la ville d’une manière différente. « Casablanca est une communauté beaucoup plus récente, elle n’a pas l’histoire juive d’endroits comme Marrakech et Meknès. Et elle est moins ouverte aux Israéliens. » Yifrach s’est consacré à la préservation des sites juifs de Marrakech et à la construction d’un musée dans cette ville. Une centaine de membres de la communauté juive d’origine y vivent, mais ces dernières années une petite communauté israélienne a vu le jour à leurs côtés. Marrakech a également été préférée à Casablanca par la compagnie d’aviation israélienne El Al comme nouvelle destination marocaine après la signature des accords d’Abraham.
« Les Israéliens peuvent être trop agressifs lorsqu’ils viennent ici », admet Yifrach. « J’espère qu’ils pourront comprendre comment nous devons préserver l’histoire pour qu’il y ait un avenir juif. Nous sommes dans les dernières années des petites communautés, comme Meknès, Rabat et Tanger. À l’avenir, il n’y aura des communautés qu’à Casablanca et à Marrakech, et je pense que vous verrez des Israéliens et probablement aussi des Juifs français d’origine marocaine venir vivre ici pour la qualité de vie. Certains pour les affaires, d’autres comme retraités, au moins à temps partiel. »
Ce à quoi ressemblera la communauté juive au Maroc à ce moment-là, c’est à chacun de le deviner. Restera-t-il de jeunes familles juives marocaines ou s’agira-t-il principalement de riches expatriés israéliens et français et de propriétaires de résidences secondaires ? La Casablanca juive conservera-t-elle son caractère cosmopolite ou deviendra-t-elle le fief de rabbins sépharades-harédites tels que Pinto ?
Il est fort probable qu’elle sera un mélange de tout cela. Quelque chose comme la bruschetta de poulpe sur du challah grillé, servie dans l’excellent restaurant du chef franco-israélien Mike Uzan, Dar Dada, un restaurant de fusion marocaine dans le vieux mellah juif de Casablanca.
Si les accords d’Abraham avaient été signés plus tôt, lorsque la communauté était plus nombreuse et plus jeune d’une ou deux décennies, ils auraient pu revitaliser la vie juive dans la ville. D’ici dix ans, la communauté sera toujours là. Peut-être aura-t-elle même grandi. Mais elle sera certainement très différente – plus itinérante et internationale. La plupart des membres seront probablement d’origine marocaine, mais comme un juif marocain a décrit les nouveaux arrivants : « Ils n’auront pas l’expérience d’avoir vécu toute leur vie dans un pays musulman et africain. Ils parleront peut-être le français ou même l’arabe, mais la Haketia et la Darija seront des langues totalement étrangères pour eux. »
À l’instar de nombreux endroits d’Europe centrale et orientale, qui étaient autrefois des centres florissants de la vie juive mais qui n’avaient tout simplement pas assez de Juifs pour se reconstruire lorsque la répression communiste a pris fin, Casablanca et les autres villes et villages du Maroc continueront de s’enorgueillir d’élégantes synagogues et d’offrir des installations aux touristes casher. Mais elle semble néanmoins destinée à être davantage un musée commémorant les Juifs qui y ont vécu qu’une communauté vivante à part entière.
La transformation, entre tourisme et reviviscence du passé
Tous les restaurateurs israéliens n’ont pas trouvé le succès au Maroc. Shimon Ben-Hamo est arrivé à Casablanca il y a un an et a fait quelques affaires en fournissant des repas de shabbat aux groupes de touristes dans leurs hôtels. Mais son restaurant flambant neuf est resté vide la plupart du temps. Il est sur le point de fermer boutique et de déménager à Marrakech, où le tourisme israélien est plus fiable. Comme tout autre propriétaire de petite entreprise sur le point de faire faillite, il ne cesse de se plaindre des autorités – dans son cas, le comité de la cacherout de la communauté de Casablanca. Mais sa principale erreur a été d’ouvrir juste au coin d’un site juif qui n’est ni une synagogue ni un cimetière.
Il existe d’excellents restaurants judéo-marocains à Paris et quelques-uns en Israël, mais le Cercle de l’Alliance de Casablanca ne ressemble à aucun autre restaurant casher dans le monde. Il ne s’agit pas seulement de la cuisine, qui ne se permet aucun compromis parce qu’elle doit se conformer à la cacheroute, ou du menu, composé de plats judéo-marocains typiques et rares, comme le tajine de cervelle de veau, ou même des prix, qui n’ajoutent aucune « taxe cachée ». Le Cercle de l’Alliance est merveilleux parce que c’est le seul restaurant casher – existe-t-il un équivalent dans le monde juif ? - qui sert la même communauté juive depuis près d’un siècle, non seulement en tant que restaurant, mais aussi en tant que lieu intime pour les occasions spéciales comme pour les rencontres régulières.
Vous le sentiriez bien avant que le vieux serveur expérimenté ne prenne votre commande – par la présence d’une poignée de familles de trois ou quatre générations tranquillement assises pour le déjeuner du dimanche et dont les hommes portent des kippot (qu’ils enlèvent en partant), en passant par les anciens de l’étage supérieur, qui sirotent silencieusement du thé et jouent aux cartes sur des tables de bazar vert, en regardant d’un air sévère toute personne qu’ils ne reconnaissent pas. C’est leur endroit, que vous avez le privilège de visiter. Ils l’ont fait vivre pendant toutes ces décennies, alors que tout le monde était parti et avant que les touristes juifs ne commencent à revenir sur ces côtes. Vous pouvez y prendre un repas, mais n’oubliez pas à qui appartient cet endroit.
La seule personne qui y parlait hébreu était le serveur, manifestement non-juif, et pourtant c’est l’expérience la plus juive que j’ai vécue au Maroc. J’ai chuchoté à ma compagne de déjeuner que je souhaitais que chaque communauté juive ait un endroit comme le Cercle de l’Alliance, mais elle m’a répondu : « Le serveur est beaucoup plus gentil avec nous parce qu’il comprend que la seule chance de survie de cet endroit dans quelques années, ce sont les touristes israéliens. »
À peine les familles avaient-elles payé leurs notes que les serveurs commencèrent à pousser quatre grandes tables ensemble et à en dresser d’autres. Un bus s’était arrêté à l’extérieur, débarquant 30 touristes israéliens d’âge moyen, qui commencèrent immédiatement à débattre des mérites du menu. Il n’y a rien de plus fatiguant que des Israéliens se plaignant de la façon dont leurs compatriotes se comportent à l’étranger ; vous pouvez imaginer par vous-même le changement immédiat du niveau de décibels à l’intérieur du restaurant.
Puis, une grande femme israélienne aux cheveux teints en rouge s’est levée et a commencé à marcher dans l’antichambre, les larmes aux yeux. « C’est ici que ma sœur aînée, bénie soit sa mémoire, s’est mariée », a-t-elle proclamé bruyamment en hébreu. Sanglotant et riant, elle a brandi un smartphone, montrant à tout le monde les photos en noir et blanc d’un mariage dans le Casablanca de sa naissance, perdu depuis longtemps. Pendant un instant, même les vieux joueurs de cartes se sont permis un sourire.
Les Israéliens pourraient bien sauver la Casablanca juive mais pas son âme.
Anshel Pfeffer
Anshel Pfeffer est correspondant et chroniqueur du Haaretz, correspondant en Israël pour The Economist, et l’auteur de ‘Bibi : The Turbulent Times of Benjamin Netanyahu’.
La revue K. remercie Sapir Journal, de nous avoir autorisés à traduire ce texte.
Notes
1 | Voir dans K. sa « Carte postale de Canvey Island » et sa « Carte postale de l’Ukraine en guerre » |
2 | Tombée de la nuit, moment de la prière du soir (N.d.T). |