Une carte postale de Canvey Island

Depuis quelques années, la petite ville de Canvey Island, à une heure de Londres, a vu s’installer et grandir une petite communauté ultra-orthodoxe emmenée par une nouvelle génération. Le journaliste Anshel Pfeffer est allé à la rencontre de cette communauté et raconte les évolutions du monde haredi qu’elle symbolise. Une plongée passionnante dans cette part méconnue du monde juif contemporain dont on peine parfois à appréhender les évolutions internes.

 

 

C’est le seul magasin casher de la ville et vous y trouverez tous les types de nourriture ashkénaze imaginables, si vous arrivez à vous y retrouver dans un tel chaos. Des hommes en noir empilent des sacs de farine et reçoivent la livraison des viandes fraîchement abattue. La caisse reste sans surveillance pendant de longues périodes, mais personne ne s’inquiète des vols à l’étalage. Sur une petite étagère, près de l’entrée, se trouve une pile de journaux yiddish mal imprimés, avec des titres criards sur une guerre lointaine aux confins de l’empire russe. D’autres hommes, en noir, rentrent de la prière à la synagogue voisine, échangent des ragots, s’abritent dans l’entrée et s’arrêtent pour fumer une cigarette rapide le matin. Un vent froid souffle sur les vasières. Au loin, en mer, des cargos avancent lentement dans la brume. Cela pourrait être un shtetl[1] sur les rives de la Baltique, dans la partie nord de la zone de résidence tsariste[2]. Mais les hommes, avec leurs pochettes à talits et leurs sacs de courses remplis de lait et de céréales, s’entassent dans leurs monospaces, garés de façon désordonnée entre des piles de matériaux de construction, et rentrent chez eux en passant devant des maisons de briques rouges immaculées bordant un terrain de golf morne et beau sur la côte de l’Essex.

C’est la nouvelle frontière du monde haredi[3]. La Kehile Kedoshe (communauté sainte) de Canvey Island – un groupe autonome d’une centaine de familles ultra-orthodoxes qui, il y a moins de six ans, ont commencé à fuir la crise du logement du centre de Londres et se sont installées à un peu plus d’une heure de route de la capitale.

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Comme dans d’autres pays où la population juive est importante, la communauté haredi est le groupe juif qui connaît ici la croissance la plus rapide. On l’estime actuellement à environ 60.000 personnes, soit 20 % des Juifs britanniques. Mais au cours des dernières décennies, alors qu’ils ont augmenté en nombre, ils ont diminué en extension géographique, se concentrant dans une poignée de quartiers du nord de Londres et de Manchester, en plus d’un bastion au nord autour de la yeshiva de Gateshead fondée en 1929. Canvey Island représente la première migration majeure de Juifs vers un tout nouveau lieu en Grande-Bretagne depuis près d’un siècle, lorsque les enfants de migrants d’Europe de l’Est ont commencé à quitter l’East End de Londres, surpeuplé, pour les banlieues plus confortables du nord, faisant ainsi place à de nouvelles vagues d’immigration en Grande-Bretagne. Contrairement aux États-Unis, où les communautés ultra-orthodoxes ont quitté la ville de New York depuis les années 1940 pour s’installer dans des endroits tels que Lakewood, Monsey, Kiryas Joel et New Square, la communauté de Canvey Island n’a pas été créée sous l’impulsion d’un rabbin charismatique. Elle est le fruit de l’initiative de quelques jeunes trentenaires.

« Nous étions un groupe d’environ sept ou huit personnes, début 2015, qui étaient restées à la shul[4] un soir après Ma’ariv[5] et qui parlaient des prix des maisons et de ce qu’il était possible de faire », raconte Joel Friedman, l’un des membres fondateurs de la communauté et le premier à avoir acheté la nouvelle maison de sa famille à Canvey Island, en février 2016. Friedman, 37 ans, est le père de sept enfants, un hassid Satmar et, faute d’une meilleure définition, il peut être décrit comme un macher – un activiste de proximité. Il fait la navette tous les jours pour retourner à Stamford Hill, à Londres, où il travaille comme directeur des affaires publiques chez Interlink et Pinter Trust, des organisations qui s’efforcent de fournir des services publics à la communauté haredi britannique et de la mettre en relation avec les autorités locales, les médias et le gouvernement britannique. Son groupe a passé près d’un an à essayer de trouver un emplacement pour leur nouvelle communauté. Ils ont parcouru les environs de Londres, à la recherche d’un lieu répondant à leurs exigences. L’endroit devait se trouver à environ une heure de route, afin de ne pas être « trop éloigné, mais pas trop proche non plus, pour qu’ils puissent devenir autonomes et ne pas dépendre de Stamford Hill pour tout », explique M. Friedman. Il fallait que le taux de criminalité y soit faible, qu’il y ait de l’espace pour construire des institutions communautaires et, surtout, qu’il y ait une offre de logements à des prix raisonnables. Ce n’était pas la première tentative d’établissement d’une nouvelle communauté haredi en dehors du Grand Londres. Des organisations et des groupes plus importants et mieux financés avaient par exemple essayé dans le passé de construire un quartier ultra-orthodoxe dans la nouvelle ville de Milton Keynes, mais les autorités locales étaient réticentes à l’idée de l’installation d’une communauté isolée, et les Haredim n’avaient pas le poids organisationnel et financier nécessaire. Le groupe de Friedman, sans soutien, a accepté qu’il ne serait pas capable de créer un quartier Haredim séparé, mais a pensé pouvoir établir une communauté viable dans un endroit existant.

Sur la courte liste de lieux qu’ils ont établie, Canvey Island s’est distinguée pour un certain nombre de raisons. Station balnéaire animée au début du XXe siècle, Canvey a été presque détruite par une inondation majeure en 1953, et le secteur local du divertissement ne s’en est jamais remis. Or, l’absence de vie nocturne est un atout pour une communauté ultra-orthodoxe, en ce qu’elle implique également un faible taux de criminalité. Dans les années 1980, la reconstruction de Canvey Island a attiré de jeunes familles à la recherche de maisons confortables et de grands jardins en dehors de Londres. Aujourd’hui, une grande partie de la population locale est constituée de retraités qui cherchent à vendre leurs maisons de quatre ou cinq chambres. Mais contrairement à d’autres régions situées à proximité de Londres, les problèmes de circulation à Canvey, dus au fait qu’il n’existe qu’une seule route principale empruntable à marée haute, ont maintenu les prix des maisons à un niveau bas. Bien que personne sur place ne veuille l’admettre, le succès de Canvey est la preuve de l’ingéniosité des jeunes Juifs haredi qui se sont habitués à l’éloignement de leurs rabbins. Pourtant, il y a bien eu quelques réticences, même de la part des fondateurs, à se lancer seuls. M. Friedman a été le premier à verser un acompte en février 2016. Il a été suivi par six autres personnes, encouragées par leur succès surprise dans l’achat du grand bâtiment délabré d’une école locale fermée et des terrains environnants, qui ont servi depuis de centre communautaire, de shul, d’épicerie casher, de mikveh[6] et de campus pour toute une série d’écoles séparées pour garçons et filles. Tous ces bâtiments sont à différents stades de reconstruction mais tous sont utilisés.

Les sept premières familles ont accepté de s’installer ensemble afin de former le noyau d’une communauté, et un jeudi soir de juillet 2016, les premières prières de Ma’ariv ont résonné dans la shul. « Des amis et des parents sont venus pour s’assurer que nous aurions des minyanim[7], et le premier shabbat était un peu comme une colonie de vacances », se souvient Friedman. D’autres familles se sont rapidement jointes à eux, et chacun connaît aujourd’hui son numéro dans l’ordre d’arrivée. Ils en sont à 101, bien que le nombre réel soit de 98, car trois sont partis.

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 Jusqu’à présent, toutes les maisons qui ont été mises sur le marché et qui se trouvent à distance de marche de la shul ont trouvé des acheteurs, mais la demande, bien que régulière, reste assez faible. Une ou deux familles s’agrègent chaque mois en moyenne, la plupart des nouveaux arrivants arrivant en été, entre les années scolaires. « Malgré la promiscuité, de nombreuses familles sont psychologiquement incapables de quitter Stamford Hill », explique Yaakov Yuzevich, résident de Canvey depuis trois ans, qui travaille dans l’immobilier. « C’est comme si la rivière [Hackney Brook, qui borde Stamford Hill] était une frontière qu’elles ne pouvaient pas franchir. Les femmes en particulier, même après avoir été mariées et avoir eu des enfants, veulent être à un pâté de maisons de leur mère. »Une visite à Stamford Hill, à Londres, le démontre clairement. Dans le quartier haredi, vous voyez des rangées d’immeubles mitoyens bondés avec des mézouzot, maison après maison, et quelques rues commerçantes avec des épiceries casher, des bouchers, des restaurants et des boutiques juives. Puis vous tournez au coin de la rue et il n’y a plus une seule kippa en vue.

« C’est difficile à expliquer, mais certaines personnes ne veulent pas vivre à cinq minutes de leur famille, même si elles peuvent trouver des maisons moins chères », explique Friedman. En définitive, ce qui détermine la croissance de la nouvelle communauté, c’est l’immobilier. Il n’y a qu’une seule règle cardinale pour les membres : personne ne négocie l’achat de sa propre maison. Pour que la communauté reste viable, il faut que les prix des maisons restent stables, à peu près à leur niveau actuel, qui représente moins d’un tiers de ce que coûtent des maisons de taille similaire à Stamford Hill. « C’est un marché ouvert, tout le monde peut acheter une maison, mais pour nous, ce n’est pas un marché ouvert, nous ne nous tirerons pas dans les pieds », insiste M. Friedman. La communauté dispose d’un va’ad – un comité qui négocie le prix pour les membres potentiels. Quelqu’un peut arriver avec un beau-père riche et offrir une somme plus élevée, mais cela ne change rien : nous fonctionnons selon le principe du « premier arrivé, premier servi », avec une exception pour les personnes dont la communauté a besoin – par exemple, un nouvel enseignant pour l’une des écoles sera placé en tête de liste. » Quiconque enfreint cette règle et achète une maison séparément ne pourra pas utiliser les installations du kehile, ne pourra pas prier dans notre shul et ses enfants ne pourront pas étudier dans nos écoles. Nous construisons ce kehile avec notre sang et notre sueur, et nous voulons qu’il reste viable pour qu’un jour nos enfants puissent eux aussi acheter une maison ici ».

À première vue, les maisons dans les rues autour de la shul semblent toutes identiques, mais on distingue très rapidement celles qui appartiennent à des membres de la communauté juive, avant même de voir la mezouza sur le montant de la porte de droite. Le premier signe remarquable est la voiture garée à l’extérieur. Les familles hassidiques ont toutes des monospaces en mauvais état. Ensuite, il y a les vélos empilés autour de la porte et l’état des jardins de devant. « Nos voisins goys sont principalement des retraités qui ont tous des jardins anglais joliment entretenus, à l’avant et à l’arrière », explique l’un des propriétaires ultra-orthodoxes. « J’aimerais bien jardiner moi aussi, mais nous avons moins de temps, car nous nous occupons de familles nombreuses. » « Pour moi, l’une des choses dont je suis le plus heureux ici à Canvey, c’est que mes enfants ont appris à connaître et à respecter leurs voisins non-juifs », déclare Avrohom Kaff, propriétaire du magasin casher. « Cela n’arrive pas à Stamford Hill. » « Mes enfants ont appris ici à ne pas avoir peur des chiens », dit Joel Grossberger, vendeur de voitures d’occasion.

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Lorsque je demande aux parents haredi de Canvey Island s’ils ne s’inquiètent pas de l’influence extérieure sur leurs enfants qui grandissent dans un environnement moins insulaire, ils haussent les épaules et disent que la ville a plus qu’assez de ses propres tentations. À une heure de la ville multiculturelle de Londres, Canvey Island reste un bastion de la classe ouvrière anglaise blanche traditionnelle qui vote pour les Tory, et qui a rejoint la classe moyenne aspirant à devenir propriétaire de sa maison sous Margaret Thatcher. Lors des élections générales de 2019, elle a réélu son député local avec la troisième plus forte majorité conservatrice de Grande-Bretagne. Lors du référendum de 2016 sur la sortie de l’Union européenne, elle a également obtenu le troisième plus grand nombre de voix en faveur du Brexit. Aux dires de tous, les relations entre le kehile et la communauté locale ont été amicales et il existe un sentiment de parenté entre les deux groupes, qui sont tous deux arrivés ici pour échapper à la foule londonienne. « L’un des conseillers municipaux m’a dit que nous avions enfin apporté de la diversité à Canvey », sourit Friedman.

La tension entre l’urbanisation et la vie retirée du shtetl existait déjà en Europe de l’Est et s’est poursuivie dans les nouveaux mondes haredi, car de nombreux rabbins ont cherché à amener leurs communautés dans les banlieues, avec plus ou moins de succès. L’historien David Myers, qui vient de publier American Shtetl : The Making of Kiryas Joel, a Hasidic Village in Upstate New York avec sa femme Nomi Stolzenberg, affirme que Canvey est un autre exemple de « la manière dont la communauté haredi concilie le besoin de pureté spirituelle avec le besoin de logements abordables. Il ne s’agissait pas seulement d’avoir un splendide isolement. Il a toujours été présent. C’est très souvent le principal facteur de motivation. L’isolement n’existe pas, c’est l’illusion de l’isolement. Pour créer les conditions de leur réussite et de leur épanouissement, ils ont besoin d’avoir ces connexions avec le monde extérieur. Ce ne sont pas des Amish et ils ne vivent pas hors réseau. »

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L’une des histoires les plus fascinantes de la renaissance juive qui a suivi la désolation de la Shoah est la renaissance et la résurgence de la vie haredi : une communauté qui avait perdu la plupart de ses membres, de ses dirigeants et son centre physique en Europe de l’Est, a réussi à se reconstruire dans presque tous les endroits du globe où un groupe déterminé de familles s’est installé, de Monsey à Manchester en passant par Melbourne. Mais les taux de natalité phénoménaux et le succès de l’isolement ont créé une nouvelle série de défis. Comment les communautés haredi peuvent-elles continuer à se maintenir, alors que, grâce à la médecine moderne, il existe un tel fossé entre des leaders « infaillibles » octogénaires et nonagénaires et une jeune génération massive qui, grâce à internet et aux smartphones, est beaucoup plus exposée au monde extérieur que ne l’étaient leurs parents, qui ont grandi dans des foyers où la télévision et la radio étaient interdites ?

Garder au bercail des centaines de milliers de jeunes hommes et femmes haredi ayant des aspirations et des attentes différentes de celles de leurs parents sera une tâche gigantesque, même s’ils peuvent trouver des endroits où ils pourront tous vivre et fonder leur propre famille. Dans les deux plus grandes communautés juives – Israël et les États-Unis – la réponse des dirigeants haredi à ces défis a été d’essayer de doubler l’isolement, une politique qui a échoué lamentablement au cours des deux dernières années de la pandémie, lorsque le monde ne pouvait être maintenu à l’extérieur. Les fondateurs du kehile de Canvey Island appartiennent à la troisième génération haredi de l’après-Shoah, qui s’impose aujourd’hui dans des rôles de direction. En tant que membres d’une communauté ultra-orthodoxe beaucoup plus petite mais en pleine expansion, ils ont dû s’adapter plus rapidement, de leur propre initiative, et trouver de nouveaux moyens de vivre et de prospérer en contact plus étroit avec la société au sens large. À Canvey Island, une centaine de familles de l’estuaire de la Tamise ont peut-être trouvé la voie à suivre pour leur communauté à l’échelle mondiale.


Anshel Pfeffer

Anshel Pfeffer est correspondant et chroniqueur du Haaretz, correspondant en Israël pour The Economist, et l’auteur de ‘Bibi : The Turbulent Times of Benjamin Netanyahu’.

La revue K. remercie Sapir Journal, de nous avoir autorisé à traduire ce texte.

Notes

1 Désigne en yiddish une petite ville et, historiquement, les quartiers juifs d’Europe de l’Est avant la Seconde Guerre mondiale (N.d.T.).
2 Zone créée par Catherine II de Russie à la fin du XIXe siècle à l’ouest de l’empire récemment élargi par les partages de la Pologne et de la Lituanie. C’est dans cette zone seule que les Juifs, venus pour beaucoup des deux pays partagés, eurent l’autorisation de s’installer. Cette zone resta une zone de cantonnement pour les Juifs jusqu’à la fin du pouvoir impérial en 1917.
3 Courant de pensée du judaïsme orthodoxe, « ceux qui craignent Dieu ».
4 Synagogue
5 Office du soir.
6 Bain utilisé pour des ablutions rituelles.
7 Le chœur de dix hommes nécessaires aux prières les plus importantes.

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