Hongrie : la sérénité, à quel prix ?

La Hongrie connaîtra le 3 avril prochain des élections législatives qui pourraient mettre en difficulté le Premier ministre Viktor Orbán. La campagne a été marquée par de nombreuses accusations d’antisémitisme à l’endroit des adversaires du gouvernement actuel. À l’inverse ce dernier se pose en principal défenseur des Juifs sur le continent européen. Le journaliste János Gadó raconte la centralité des questions juives dans la Hongrie contemporaine et la manière dont les Juifs hongrois se retrouvent divisés face à un gouvernement qui semble vouloir troquer leur protection contre une réécriture du rôle du nationalisme hongrois dans la Shoah.

 

House of Fates, projet inachevé
« La maison des destins », Budapest, projet inachevé de mémorial.

 

Il n’y a rien d’étonnant à voir le gouvernement nationaliste et « illibéral » d’Orbán, et alors que se préparent des élections, accorder toutes sortes d’avantages à ses soutiens et tirer la sonnette d’alarme à propos de ses opposants. Dans le langage du gouvernement, l’opposition ne constitue plus un rival mais un ennemi pour qui – dit-il – la nation, la patrie, la religion et la famille sont des mots vides de sens. En effet, toujours selon le gouvernement, l’opposition voudrait volontiers ouvrir les portes aux périls venus de l’étranger : ses valeurs (les droits LGBTQ), ses agents d’influence (Soros et les grandes entreprises) et ses « hordes » (les migrants). Selon László Kövér, le président de l’Assemblée nationale et l’un des hommes forts du parti Fidesz au pouvoir, « la politique de l’opposition est ouvertement traîtresse » et cette dernière « pleurniche » à Bruxelles pour « que notre pays soit puni autant que possible ». Selon Kövér, toujours, « nous sommes, avec les Polonais, l’un des derniers bastions de l’Europe chrétienne et ce n’est donc pas un hasard si mépris et malédictions se déversent sur nous. »

Kövér László en 2010, Dodann, Public domain, via Wikimedia Commons

Dans un tel contexte, il est surprenant de ne voir (presque) aucun élément direct d’antisémitisme traditionnel percer des déclarations. Car lorsque les Hongrois commencent à dire que « le christianisme, la patrie, la nation et la famille » sont opposés aux conquérants étrangers, et que l’opposition est leur cheval de Troie, le déferlement d’antisémitisme n’est jamais long à suivre. Ce fut toujours le cas dans la Hongrie du XXe siècle. Pourtant, les Juifs sont aujourd’hui officiellement répertoriés comme des alliés dans le projet religieux-nationaliste archiconservateur du gouvernement. Ils ne sont plus des éléments « libéraux, bolcheviques, cosmopolites » comme le hurlait la presse (d’extrême) droite hongroise il y a encore 10-15 ans. Bien au contraire : les Juifs religieux ou nationalistes, qui aiment leur famille et leur patrie (Israël), sont désormais des alliés fiables du gouvernement ; contrairement à Bruxelles, à l’opposition hongroise et à Soros qui, tous, piétinent ces belles traditions.

Certains journalistes et fonctionnaires progouvernementaux vont, sans complexe, jusqu’à qualifier de « nazis » l’opposition, ses politiciens et ses partisans[1] – genre de propos qui, dans leur formulation hongroise, trouvent leurs origines dans une idéologie « conservatrice chrétienne » qui s’oppose fermement aux régimes étrangers « impies et inhumains » du 20e siècle. Le gouvernement est tellement sûr de représenter la cause juive qu’il accuse lui-même l’opposition d’antisémitisme. Dans une campagne qui dure depuis plusieurs semaines, il n’a cessé de qualifier d’antisémite Péter Márki-Zay ; candidat au poste de Premier ministre devenu sa cible principale.

Péter Szíjjartó en mars 2015
Péter Szíjjartó en mars 2015, Agencia de Noticias ANDES, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

L’un des acteurs de cette campagne de dénigrement est le journaliste Zsolt Bayer, tristement connu pour être à la botte du gouvernement, qui, il y a dix ans, tenait pourtant lui-même les propos antisémites les plus virulents qui soient[2]. Les gourous médiatiques d’Orbán ont également réussi à recruter pour cette campagne Israel Hayom, un média israélien proche de Netanyahu, qui a publié le 23 janvier dernier un article intitulé « L’histoire d’amour entre la gauche hongroise et l’antisémitisme ». Dans le même temps, le 20 janvier 2022, le ministre des Affaires étrangères, Peter Szijjártó, défendait Israël lors d’un débat au Conseil de sécurité de l’ONU, déclarant que l’État hébreu est un allié stratégique de la Hongrie et appelant certains États membres à mettre fin à leur approche anti-israélienne. Szijjártó a déclaré qu’« Israël est depuis longtemps menacé par le terrorisme et a le droit de défendre sa souveraineté et ses citoyens ».

La politique du gouvernement hongrois envers les Juifs est fortement définie par son opposition à l’Union européenne. Cette politique n’est pas nouvelle, mais elle s’est considérablement intensifiée à l’approche du jour des élections.

La fabrique de deux portraits opposés : Hongrie, terre d’accueil ; Europe de l’Ouest, terre d’hostilité

Les consommateurs de médias du gouvernement hongrois se voient présenter la Hongrie comme un îlot de tranquillité pour les Juifs, tandis que l’Europe occidentale deviendrait lentement inhabitable pour eux. Dans cette représentation des faits, un Juif portant une kippa peut à peine mettre les pieds dans les rues de Paris ou de Berlin, où la vie religieuse juive serait devenue lentement impossible ; en raison, en outre, de la supposée interdiction de l’abattage rituel et de la circoncision.

La rhétorique antidémocratique, nationaliste, religieuse, et une politique du grief qui consiste souvent à reprocher aux autres ce qui ne va pas en Hongrie, des hommes du Fidesz rappelle le régime de Horthy entre les deux guerres ; exception faite qu’ils ne souscrivent pas à l’antisémitisme de ce dernier (ce qui ne les empêche pas de chérir le souvenir de certains écrivains antisémites de l’époque). Sachant qu’ils peuvent facilement être critiqués pour leur non-respect des droits des minorités (Roms, LGBTQ), les hommes du Fidesz contre-attaquent en accusant l’opposition d’antisémitisme, de racisme ou d’homophobie. Ce qu’a fait un journaliste progouvernemental bien connu, László Bernát Veszprémy, avec un candidat de l’opposition au poste de Premier ministre, Péter Márki-Zay dans un billet de blog publié sur le site du Times of Israel. L’article avait immédiatement été repris par la presse gouvernementale hongroise avant que l’équipe du Times of Israel ne le supprime (il reste disponible depuis sur un autre site web).

Veszprémy a interprété la suppression de son article comme une censure et une entrave à la dénonciation de l’antisémitisme. Il a ajouté qu’il avait été personnellement menacé, et qu’un commentateur avait même affiché son adresse personnelle ; à la suite de quoi il aurait porté plainte. Le calvaire présumé de Veszprémy a été abondamment rapporté dans les médias gouvernementaux. Dans un article du Mandiner[3], un journal progouvernemental, Veszprémy s’est plaint amèrement de ce qu’un journaliste doit endurer aujourd’hui, simplement pour avoir osé appeler l’antisémitisme par son nom. Un rabbin de Mazsihisz (« Fédération des communautés juives de Hongrie » – le plus grand organisme de coordination juif de Hongrie) qui a enquêté sur cette affaire sur son propre blog a découvert que l’utilisateur de Facebook qui aurait publié l’adresse de Veszprémy cachait en fait un faux profil… L’histoire du journaliste progouvernemental luttant courageusement contre l’antisémitisme réduit au silence par l’opposition est donc pour le moins suspecte.

Péter Márki-Zay en 2018, Draskovics Ádám (www.adamdraskovics.hu), CC BY 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/4.0>, via Wikimedia Commons
Péter Márki-Zay en 2018, Draskovics Ádám (www.adamdraskovics.hu), CC BY 4.0, via Wikimedia Commons

C’est la première fois que les médias gouvernementaux non seulement accusent l’opposition d’antisémitisme, mais publient également une histoire (mal fabriquée) sur la persécution d’un journaliste progouvernemental. Dans ce contexte, des personnalités juives proches du gouvernement s’efforcent elles aussi de faire passer Márki-Zay pour un antisémite, utilisant la moindre déclaration qui pourrait le laisser supposer[4]. Résultat : à l’approche des élections du 3 avril, l’accusation d’antisémitisme portée contre l’opposition est devenue un thème dominant de la campagne. D’une manière générale, la démarche correspond à l’affirmation déjà mentionnée selon laquelle, dans le climat « islamo-gauchiste » de l’Europe occidentale, il serait impossible de vivre une vie juive. Le message est clair : si l’opposition arrive au pouvoir, on peut s’attendre à des tendances similaires ici.

Un contexte d’augmentation des préjugés antisémites ?

Des enquêtes d’opinion réalisée en Hongrie montrent que la proportion de personnes ayant des préjugés antisémites se situe toujours autour de 35%. Le « grand saut » s’est produit entre 2006 et 2012, lorsque la proportion de personnes acquiesçant à des préjugés antisémites est passée de 23% à 44%. En 2010, le parti Fidesz de Viktor Orbán est revenu au pouvoir en mobilisant les outils rhétoriques de l’extrême droite. Cette même année, le Jobbik (alors d’extrême droite, fasciste) s’était hissé au rang de grand parti parlementaire. Depuis lors, la prégnance de l’antisémitisme n’a pas évolué de manière significative ; la part des négationnistes a même augmenté[5].

Les données des enquêtes d’opinion ont été confirmées par une étude inédite coordonnée par András Kovács, qui a mesuré les préjugés antisémites dans 16 pays de l’UE. La Hongrie s’y classe troisième, devancée seulement par la Grèce et la Pologne. L’enquête[6] montre clairement la différence entre l’Europe occidentale et les anciens États satellites de l’Union soviétique. Dans ces derniers, la proportion de préjugés antisémites est beaucoup plus élevée, avec une proportion encore plus importante de personnes niant ou relativisant la Shoah[7]. Il n’y a qu’au sujet des préjugés anti-israéliens que les pays du nord-ouest de l’Europe affichent des niveaux de préjugés élevés au regard de leur propre moyenne[8]. 

La recherche à l’échelle de l’UE a été commandée par la Fondation d’action et de protection (TEV selon son acronyme hongrois). TEV est sous la surveillance du mouvement Chabad/EMIH [la Communauté unifiée des Israélites de Hongrie (EMIH) est une branche locale du mouvement Chabad Loubavitch et le rival du Mazsihisz] et de son rabbin Slomó Köves et la recherche a été principalement financée par l’État hongrois. Jusqu’alors les communications de l’EMIH et du gouvernement se focalisaient sur le niveau élevé de violence antisémite en Europe occidentale. La comparaison permettait d’en tirer la conclusion suivante : en Hongrie, les Juifs n’ont rien à craindre car le niveau de violence antisémite est négligeable. Les commanditaires de la recherche ont probablement pensé que le taux de violence allait également se refléter dans les taux de préjugés antisémites : puisque les taux de violence antisémite sont plus élevés en Europe occidentale, les taux de préjugés devraient également être plus élevés. Ils voulaient étayer leurs propos par des chiffres concrets. Cela aurait été un triomphe médiatique s’ils avaient pu prouver, statistiques à l’appui, que l’antisémitisme est plus élevé à l’Ouest, non seulement dans les rues, mais aussi dans l’esprit des gens.

Les résultats ont dû leur causer une grande surprise. En témoigne l’entretien que Vince Szalay-Bobrovnitzky, Commissaire du gouvernement pour les questions civiles, m’a accordé. Selon lui : « Il s’agit d’un sondage d’opinion qui, à notre avis, ne reflète pas la réalité… Il n’est pas crédible que la Hongrie soit l’un des cinq pays les plus antisémites, alors que (contrairement à la situation en Europe occidentale) les Juifs hongrois ne sont pas soumis à des atrocités… On ne sait pas très bien pour quelle raison la Fondation pour l’action et la protection a commandé un sondage aussi clairement biaisé, mais comme András Kovács, que je respecte, est professeur à l’Université d’Europe centrale, on ne pouvait pas s’attendre à des résultats objectifs. » Le Chabad/EMIH n’a quant à lui jamais remis en question la crédibilité de la recherche, mais a souligné l’absence, en Hongrie, d’une violence antisémite endémique comparable à celle d’Europe occidentale.

András Kovács, CEU History Department
András Kovács, CEU History Department

L’étude d’András Kovács n’a pas reçu la réaction qu’aurait mérité son caractère novateur. Elle a été dûment rapportée dans la presse, mais n’a pas suscité d’intérêt particulier (ce qui n’est probablement pas pour déplaire à ses commanditaires), alors même que la base de données couvrant 16 pays qu’elle a établie est une mine d’or pour les chercheurs sur les préjugés antisémites. Selon András Kovács : « Les chercheurs spécialisés dans les préjugés ont souvent démontré qu’il n’existe pas de corrélation directe entre les préjugés et la fréquence des actes discriminatoires ou violents, la grande majorité des personnes ayant des préjugés n’étant pas encline à recourir à la violence contre un groupe qu’elle considère par ailleurs depuis ses préjugés. Même s’il existe un antisémitisme très fort dans un pays, la grande majorité des personnes ayant des préjugés ne commettrait pas de tels actes violents et les condamnerait même catégoriquement. Mais elle pourrait être disposée à « comprendre » les auteurs de ces actes ».

La lutte contre l’antisémitisme comme levier politique 

La révolution nationale conservatrice lancée par Orbán après 2010 a constamment joué de la « politique du grief » si chère aux oreilles hongroises, en rejetant les problèmes sur les étrangers (et leurs agents hongrois), au lieu de renforcer la démocratie, le sens de la responsabilité et un regard lucide sur l’histoire du pays. De ce point de vue, la Hongrie et la Pologne sont en quelque sorte des partenaires au sein de l’UE. Une grande partie des origines de cette irrationnelle « politique du grief » qui est encore activée aujourd’hui se réfère à des critiques liées au passé. Dans le cas de la Hongrie, c’est le traité de Trianon de 1920, qui a privé le pays des deux tiers de son territoire, qui symbolise le reproche ultime adressé par la Hongrie à l’Europe. Dans le cas de la Pologne, la cause historique est le pacte signé par Staline et Hitler de partage du pays, prélude à son invasion. Les nationalistes des deux nations voient la politique mondiale à travers le prisme de ces souvenirs. En conséquence de quoi, les deux peuples se considèrent à la fois comme des héros et des victimes. Ce point est crucial dans la manière dont ces deux peuples tentent d’accepter ce qui s’est passé pendant la Shoah ; et cela malgré les comportements de Polonais et de Hongrois durant le génocide. Comme je l’ai écrit dans mon précédent article dans K. : « Les blessures et les lamentations des nations qui assoient cette partie du continent sont trop profondes pour être oubliées, de même que sont trop graves pour être affrontés les crimes commis par ces mêmes nations. »

La propagande gouvernementale ne prétend pas aujourd’hui que les Juifs soient derrière les intérêts étrangers qui complotent contre les Hongrois. Mais, si le gouvernement agite constamment les persécutions dont les Hongrois seraient aujourd’hui victimes et la menace des ennemis qui les entourent, il est probable que les Hongrois finissent par chercher des ennemis tangibles. Or, au cours des 120 dernières années, le groupe le plus souvent dépeint comme le groupe ennemi en Hongrie furent les Juifs. C’est eux qui, pendant de nombreuses décennies, furent présentés comme les opposants aux Hongrois à leurs valeurs nationales et chrétiennes. Il y a donc de fortes chances que ceux qui se laissent aujourd’hui persuader par la propagande gouvernementale pensent encore aux Juifs quand ils entendent parler d’un ennemi « au service des étrangers » et qui « ne croit pas en Dieu, en la patrie et en la famille. »

Viktor Orbán en 2014, Copyright holder: David Plas photographer (based on EXIF)

Néanmoins, il convient de noter que le régime d’Orbán, en même temps qu’il réduisait la démocratie, a, parallèlement, mis au pas la quasi-totalité de la presse de droite et réduit au silence l’antisémitisme qui sévissait auparavant dans ces médias. 

Une stratégie ébranlée par l’histoire de la Shoah en Hongrie

En échange de toute cette protection et des avantages qu’il est prêt à lui accorder, le gouvernement attend la loyauté de la communauté juive. Il attend des Juifs qu’ils adhèrent, aux côtés des églises chrétiennes, au conservatisme religieux et qu’ils contribuent à gagner le soutien des cercles juifs influents en Occident et, à travers eux, qu’ils attirent sur la Hongrie la bienveillance des cercles conservateurs occidentaux.

Le leader de Chabad/EMIH, Slomó Köves, a tenu ses promesses à cet égard. Les médias contrôlés par Köves sont considérés par beaucoup comme la presse juive progouvernementale. La direction de Mazsihisz, plus prudente, a néanmoins également cherché à coopérer : elle a accepté le généreux soutien financier du gouvernement. Reconnaissant l’absence presque totale de violence antisémite, le Mazsihisz a créé une exposition intitulée « Maison de la coexistence », qui montre aux visiteurs le meilleur aspect de l’intégration des Juifs hongrois.

La synagogue de la rue Rumbach à Budapest, Michal Huniewicz, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons
La synagogue de la rue Rumbach à Budapest où la Maison de la Coexistence est située, Michal Huniewicz, CC BY 3.0, via Wikimedia Commons

Il n’y a qu’une seule question sur laquelle les dirigeants de Mazsihisz ne pouvaient pas bouger : la question de la mémoire de la Shoah. Il n’y a aucun sujet sur lequel les juifs hongrois sont autant unis que sur le rejet du discours du gouvernement sur la question de la responsabilité hongroise dans la Shoah. S’il cédait sur cette question, Mazsihisz perdrait la face devant la grande majorité des Juifs hongrois.

Ici, la relation entre le Mazsihisz et le gouvernement se trouve dans une impasse : seuls les Juifs peuvent donner à la nation hongroise l’ultime « cachet kasher » qui absoudrait cette dernière de sa responsabilité dans les crimes commis pendant la Shoah. Cet événement constitue encore la plus grande atteinte à l’estime de soi des nations comme la Hongrie ou la Pologne. Or, cette estime de soi est désespérément nécessaire aux nationalistes de ces pays. C’est pourquoi ils ont lancé le culte des Justes : un accent disproportionné a été marqué sur les actes de ceux de leurs citoyens qui ont sauvé des Juifs pendant la Shoah.

Quel récit de la Shoah ?

En Hongrie, ce tampon kasher devrait être la « Maison des destins » : l’institution qui devait raconter l’histoire de la Shoah, mais d’après la vision du gouvernement. Ce dernier a commencé à construire cette institution de sa propre initiative – dans une ancienne gare ferroviaire désaffectée – avant d’être contraint d’abandonner le projet en raison de l’opposition de la communauté juive.

Dans mon précédent article pour K., j’ai résumé l’histoire de la Maison des destins. Le scénario concocté à la hâte par l’historienne semi-officielle du gouvernement, Maria Schmidt, a été accueilli par un rejet clair en 2016, à la fois par les Mazsihisz, les historiens de la Shoah et les faiseurs d’opinions libéraux de gauche. Le gouvernement a donc fait appel, en 2018, au fidèle rabbin Slomó Köves (Chabad-EMIH) pour que le projet aboutisse, mais les esquisses de Köves n’ayant pas été mieux accueillies, il a été décidé de remettre le projet à plus tard. 

En novembre 2021, la Jewish Telegraphic Agency a révélé que l’ouverture de la Maison des destins était prévue pour 2024. Selon l’article, un scénario détaillé de 400 pages a déjà été préparé, que l’auteur de JTA a eu l’occasion de regarder et a trouvé très prometteur. Le projet n’a toujours pas le soutien de Mazsihisz, des historiens hongrois de la Shoah et des faiseurs d’opinions de gauche. Peut-être l’exposition finira-t-elle par ouvrir malgré l’absence de ce soutien. Mais alors il y a des chances pour qu’elle connaisse le même sort que le « Mémorial aux victimes de l’occupation allemande »[9] du gouvernement. Ce mémorial, qui présentait les Hongrois comme des victimes des nazis, a suscité de vives protestations de la part de la communauté juive et n’a pas réussi à créer un consensus national. Il est devenu un monument incarnant l’échec du gouvernement.

Köves garde secret le scénario achevé de la Maison des destins et n’a pas l’intention de le rendre public pour permettre un débat entre professionnels. Il craint les critiques virulentes de Mazsihisz, des historiens de la Shoah et du public juif hongrois. Il essaie de trouver des partenaires dans son pays en dehors des cercles du parti au pouvoir, mais sans succès jusqu’à présent. 

L’influence du gouvernement par l’intermédiaire des organisations confessionnelles

Comme je l’ai écrit dans mon précédent article pour K. : « Mazsihisz [est] la fédération religieuse dont l’ancêtre a été créé en 1867. Cet organe, qui représentait les Juifs hongrois pendant la législation antisémite (1938-1944) et l’oppression communiste (1949-1989), a été fortement malmené par les tempêtes de l’histoire. Il est divisé par des luttes intestines et résiste en général mal aux pressions extérieures.»

Les ombres du passé hantent encore les Juifs hongrois et leur organe représentatif : un climat de ressentiment, de méfiance et de conflit larvé règne au sein du Mazsihisz. Fort de ces tensions, une opposition interne a lancé une campagne de diffamation visant à faire tomber le président András Heisler (ou du moins à provoquer une scission au sein de l’organisation.) Cette opposition était organisée derrière un site web appelé Smúzoló (Schmoozing) et fortement soutenue par le gouvernement et l’EMIH. Le gouvernement et Chabad/EMIH espéraient vraisemblablement qu’en remplaçant le président, toute l’organisation serait d’un seul coup réorganisée. Smúzoló a diffamé et calomnié Heisler et ses fidèles de la manière la plus offensante qui soit. Ces accusations anonymes et infondées ont été reprises par la presse gouvernementale et les médias Chabad/EMIH et ce site web éphémère (retiré du réseau depuis) a marqué l’un des moments les plus noirs de l’histoire de la presse juive hongroise, vieille de 180 ans. Dans ce débat, le Premier ministre lui-même s’est exprimé[10], regrettant la position de Heisler à l’encontre d’une personnalité politique du Jobbik, László Bíró, lequel avait commis quelques dérapages antisémites (Bíró se présentait à une importante élection partielle dans laquelle le Fidesz, allié du Jobbik, risquait de perdre sa majorité des deux tiers au Parlement). 

András Heisler, Crédit : https://mazsihisz.hu
András Heisler, Crédit : https://mazsihisz.hu

Au même moment, l’instigateur de la révolte anti-Heisler, le rabbin Tamás Róna, lançait une nouvelle organisation, que le gouvernement subventionnait immédiatement, et de manière spectaculaire, à hauteur de 50 millions de forints (environ 160.000 USD) par an. C’est à cette époque que Slomó Köves (plus précisément, l’un de ses mandataires) a déposé une plainte contre Mazsihisz auprès du rabbinat de Jérusalem, demandant la redistribution de la rente perpétuelle de l’État aux confessions juives hongroises. L’électorat de Mazsihisz a donc été amené à comprendre que le gouvernement voulait que Heisler soit démis de ses fonctions – condition qui, à ses yeux, aurait pu rendre Mazsihisz plus gérable. Qu’aucune de ces manœuvres pour démettre Heisler n’ait abouti s’explique par le fait que la majorité des membres du Mazsihisz est demeurée unie par une aversion pour le gouvernement nationaliste autoritaire d’Orbán. Au bout de six mois, la campagne de dénigrement s’est arrêtée. 

Ronald S. Lauder a joué un rôle crucial dans le rétablissement de relations plus pacifiques entre Mazsihisz et le gouvernement hongrois. Le président du Congrès juif mondial (WJC) entretient de bons rapports avec András Heisler, par ailleurs vice-président du Congrès juif mondial. Il entretient également une relation de travail avec Viktor Orbán. La dernière fois que Lauder s’est montré publiquement en Hongrie, c’était en juin 2021, lors de l’inauguration de la Maison de la coexistence. Sans doute est-ce à ce moment-là que les grandes lignes d’un accord ont dû être finalisées : le WJC ne critiquerait pas le gouvernement Orbán, persuaderait les dirigeants de Mazsihisz d’adopter une position politique plus prudente et le gouvernement cesserait de son côté sa campagne contre Mazsihisz. Cet accord semble fonctionner. Il laisse András Heisler, figure clé des opposants de la Maison des destins, la liberté de tenir sa position. Les responsables du gouvernement et Mazsihisz prétendent mutuellement n’avoir jamais eu d’animosité l’un envers l’autre, et il en est de même pour les dirigeants de Mazsihisz et leurs opposants internes.

Un bilan contrasté

Le travail politique de Viktor Orbán, cherchant à construire un régime « néo Horthy » mais cette fois soutenu par les Juifs, est resté inachevé. La politique d’Orbán consistait à essayer – au nom d’une idéologie religieuse nationale conservatrice – de faire des juifs partageant les mêmes idées que lui ses alliés dans le monde entier. Il a gagné à sa cause l’Israélien Benjamin Netanyahu (et ses partenaires ultra-orthodoxes) et a réussi à établir une sorte d’accord avec la plus importante organisation des Juifs de la diaspora, le Congrès juif mondial. Slomó Köves et son organisation Chabad/EMIH ont contribué à promouvoir la cause d’Orbán parmi les juifs orthodoxes du monde entier. Mais la majeure partie des Juifs hongrois est restée profondément éloignée du régime. Comme je l’ai écrit dans mon précédent essai : « la véritable religion de la plupart des Juifs hongrois est l’antifascisme, l’antiracisme, les droits des minorités, l’admiration devant la tradition de la culture libérale hongroise, la lutte contre l’antisémitisme et – surtout – la mémoire de la Shoah. » Tout cela reste absolument incompatible avec un régime « néo Horthy » ; le régime de Horthy était considéré par la plupart des Juifs hongrois comme l’antichambre de la Shoah. 

Slomó Köves, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Selon l’interprétation du gouvernement Orbán, l’Occident cosmopolite, multiculturel et protecteur des minorités n’a pas réussi à apporter aux Juifs la paix, la reconnaissance et l’intégration auxquelles ils aspirent. Au contraire, il n’aurait apporté qu’un nouveau type d’antisémitisme, et a conduit à ce que le seul État juif soit marqué au fer rouge au nom de cette même idéologie. A contrario, les Hongrois, qui se soucient de la religion et de la patrie, comprennent les Juifs qui se soucient de leur propre patrie et de leur foi, et le gouvernement hongrois les soutient fermement. Il soutient la pratique religieuse juive et il soutient l’État d’Israël dans la politique internationale.

Mais ce soutien à un prix : la participation des Juifs à l’entretien de l’estime de soi des Hongrois. En d’autres termes, les nationalistes hongrois aimeraient que les Juifs revoient leur récit de la Shoah au profit d’un récit dans lequel les Hongrois « ne perdent pas la face ». Évidemment, une telle réécriture implique une déformation grossière. La Shoah, en plus de transformer une grande partie de l’Europe en cimetière du peuple juif, est également devenue un cimetière pour l’estime de soi des nations européennes, notamment à l’Ouest. C’est ce sort que le gouvernement Orbán et ses partisans nationalistes veulent éviter à tout prix. Un exemple menaçant se dessine en Pologne, où les historiens réfutent de plus en plus le mythe de la « nation qui a sauvé les Juifs ». La majorité des Juifs hongrois et leur leader reconnu, András Heisler, n’ont pas encore pris le pas des velléités du gouvernement hongrois. Jusqu’à aujourd’hui, malgré toute sa loyauté et même s’il s’évertue à éviter le conflit, Heisler n’a pas cédé de terrain sur cette question.

J’ai voulu raconter le chemin parcouru depuis 2010. Ces derniers temps, le gouvernement a concentré toute son énergie sur les élections du 4 avril prochain. À l’approche de cette date, le régime d’Orbán tente une fois de plus de transformer son alliance stratégique avec les juifs en gain politique : il recherche activement des personnalités juives crédibles, prêtes à qualifier l’opposition d’antisémite. Dans une bataille électorale féroce, chaque petite victoire peut changer la donne. Mais une fois de plus, la majorité de Mazsihisz n’a pas joué le jeu. Dans leur déclaration prudente du 20 janvier, ils ont clairement indiqué qu’ils « ne souhaitaient pas s’immiscer dans les questions politiques des partis pendant la campagne électorale ».

Les médias contrôlés par Slomó Köves et Chabad/EMIH manifestent, eux, leur fidélité au gouvernement : ils ont repris et diffusé l’accusation sans fondement selon laquelle le leader de l’opposition Márki-Zay « enregistre qui est juif et qui ne l’est pas au sein du parti au pouvoir ».

*

Le texte qui précède a été écrit en février et il y a eu quelques développements notables du point de vue juif. 

Slomó Köves a écrit une lettre ouverte, publiée récemment dans le journal allemand Jüdische Rundschau, au chancelier social-démocrate allemand Olaf Scholz. Dans cette lettre, Köves répète les accusations d’antisémitisme lancées contre l’opposition par les médias du gouvernement hongrois et met en garde – au nom des Juifs hongrois – le chancelier contre un soutien unilatéral à l’opposition hongroise « Même si la coalition gouvernementale allemande est parfois critique à l’égard du gouvernement hongrois actuel – a écrit Köves – cela ne constitue pas un laissez-passer pour l’antisémitisme dans l’alliance actuelle qui entend former le prochain gouvernement hongrois. Pour moi, la cohérence implique de combattre toutes les formes d’antisémitisme ».

Par ailleurs, l’attaque de la Russie contre l’Ukraine a éclipsé toutes les autres questions au sein de la sphère publique. La principale ligne de propagande du parti au pouvoir est que la Hongrie doit rester en dehors de ce conflit dangereux, tout en accusant l’opposition d’entraîner la Hongrie dans la guerre en offrant des armes et des soldats à l’Ukraine. (Le chef de l’opposition, Márki-Zay, a exprimé sa volonté de coopérer pleinement avec l’UE et l’OTAN à cet égard). Les Juifs n’apparaissent pas dans la propagande du gouvernement. 

Depuis le début de la guerre, la Hongrie et la Pologne se sont éloignées l’une de l’autre. La Pologne est le fer de lance des efforts de l’UE et de l’OTAN pour soutenir les Ukrainiens, tandis que le gouvernement Orbán fait tout son possible pour maintenir une distance égale entre l’agresseur et l’agressé. 

Dans le même temps, la frontière hongroise est ouverte aux réfugiés d’Ukraine, et la presse gouvernementale ne se lasse pas de présenter l’amour chrétien du peuple hongrois envers les réfugiés (en particulier pour les Hongrois ethniques de la région de Ruthénie subcarpatique). Les organisations juives participent également à cet effort – offrant leur aide aux juifs comme aux non-juifs. 

19 mars 2022.


János Gadó

János Gadó est sociologue et essayiste. Il est l’éditeur de « Szombat« , revue juive hongroise généraliste couvrant aussi bien la culture, l’histoire, la société et la politique.

Notes

1 Szilárd Németh, secrétaire d’État à la Défense, a comparé le nouveau gouvernement allemand aux nazis, et la Hongrie à une nation des résistants luttant contre le « nouvel empire ». Szilárd Demeter, commissaire aux affaires culturelles, a déclaré dans un média progouvernemental que « l’Europe est la chambre à gaz de George Soros ». 
2 Bayer Zsolt: Ugyanaz a bűz ([La même puanteur à nouveau]). In: Magyar Hírlap, 4 janvier 2011. (Le site Web a depuis été supprimé) Bayer a déploré que « Cohen, Cohn-Bendit et Schiff (…) ne puissent pas tous être enterrés jusqu’au cou dans la forêt d’Orgovány ». (Le village d’Orgovány a été le site de la terreur blanche de 1919, lors de l’éphémère régime communiste hongrois.)
3 « D’abord ils ont supprimé mon article critiquant Márki-Zay, maintenant ils menacent ma famille »
4 Péter Márki-Zay dans un discours du 9 janvier 2022 notait qu’« il y [avait] des Juifs dans le gouvernement, bien que très peu », ajoutant qu’il « [appréciait] que [ceux-ci] admettent leur origine juive dans le parti de Zsolt Bayer ». Des personnalités juives et des journalistes proches du gouvernement ont interprété cette remarque quelque peu désinvolte à leur manière : comme si Márki-Zay établissait une « liste » de politiciens juifs au sein du gouvernement. Ils l’ont mis en parallèle avec un discours infâme du député du Jobbik Márton Gyöngyösi au Parlement, qui, en 2012, avait demandé que les membres de l’opposition d’origine juive soient identifiés comme tels « pour des raisons de sécurité nationale ».
5 Selon la dernière enquête, menée en 2019, « 20% de la société hongroise est fortement antisémite, avec 16% supplémentaires d’antisémites modérés ». (Eszter Galgóczi, Endre Hann, Dániel Róna: Rapport sur l’antisémitisme 2019-2020). Produit pour le compte du MAZSIHISZ, 2021.
6 András Kovács and György Fischer: « Antisemitic prejudices in Europe; Survey in 16 European Countries » Budapest 2021; Action and Protection League.
7 Voir Kovács-Fischer, p. 47.
8 Voir Kovács-Fischer, p. 54
9 https://www.cultures-of-history.uni-jena.de/debates/the-splendour-and-the-misery-of-the-house-of-fates?type=9999
10 « András Heisler, président de Mazsihisz désavouerait les survivants de la Shoah » Magyar Nemzet, 2020.10.12.

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