Trump et la guerre des juifs

Le monde juif, que l’on sent actuellement engagé dans un processus de clivage, pourrait-il aller jusqu’à la guerre intestine ? Pour Bruno Karsenti, l’éventuelle élection de Donald Trump à la présidence américaine pourrait bien venir consommer la rupture. Car elle rendrait impossible à ignorer le fossé qui sépare désormais les juifs de la force, et ceux du droit.

 

 

La gravité du séisme que provoquerait l’élection de Trump à la Présidence des États-Unis dans le monde juif est difficilement mesurable. Ce dont on peut être sûr, c’est qu’elle signerait la rupture entre deux camps, qui s’avèrent en ce moment plus opposés que jamais. Elle entrainerait ainsi l’effondrement du socle relativement unitaire sur lequel se sont bâties, en Israël, la politique sioniste en tant que politique démocratique, et, en Diaspora, la compréhension post-Shoah de la défense des droits des minorités dont les juifs constituent l’aiguillon.

L’Amérique et les juifs

Avec Trump à la présidence, ce n’est pas seulement qu’un régime illibéral supplémentaire viendrait s’ajouter à la liste des États. Depuis dix ans, on sait que les régimes démocratiques sont globalement en repli constant, la montée des nationalismes agressifs renforçant cette tendance. Que la plus grande puissance mondiale puisse franchir cette ligne, la première présidence Trump en a déjà donné un aperçu, et les spécialistes s’accordent à dire qu’un second mandat conduirait à un régime autoritaire, voire fasciste[1]. Les régimes illibéraux se définissent par l’accommodation d’institutions démocratiques, formellement préservées, à des atteintes caractérisées aux principes de l’État de droit : au respect des droits individuels et collectifs, à la hiérarchie des normes selon laquelle la normativité universelle inscrite dans la constitution commande les lois positives, et à l’égalité des citoyens devant la loi. Le plus souvent, ils y parviennent au prix relativement bas de réformes constitutionnelles ponctuelles, ou, dans les pays où elle existe, par la désactivation d’une instance telle que la Cour Suprême, garante de la conformité des lois à la constitution. Dans le cas d’une victoire de Trump – qui, lors de son premier mandat, a nommé des juges ultraconservateurs à la Cour Suprême des États-Unis – il en irait sans doute ainsi, mais à une échelle supérieure. Car ce dont Trump s’est révélé capable – l’incitation à la prise du Capitole de 2021 – laisse craindre des bouleversements plus profonds et plus graves, à la faveur de mouvements populistes attisés d’en haut.

Pour les juifs, une telle éventualité est évidemment catastrophique. Et ce ne sont certainement pas les déclarations de soutien à Israël et la promesse de protection de la communauté contre des actes antisémites censés émaner exclusivement d’autres groupes minoritaires, désignés comme ennemis de l’intérieur, qui y changent quoi que ce soit. C’est même exactement le contraire. Les régimes illibéraux actuels, on l’a amplement documenté dans K. [2], entretiennent pratiquement tous des relations ambivalentes aux juifs. La nature de cette ambivalence varie selon les traditions locales d’antisémitisme, conjuguées à la politique xénophobe et raciste, à chaque fois différente, propres aux nationalismes en question. La Pologne n’est pas la Hongrie, ni cette dernière les États-Unis sous le joug éventuel de Trump. Ce dernier, durant la campagne, a néanmoins exprimé sur un mode très direct la nature de l’ambivalence de son rapport aux juifs : il les a sommés de choisir leur camp, qui doit être celui de leur protecteur, sous peine de passer du côté de l’ennemi, redevenant les éléments corrupteurs de la véritable Amérique qu’ils sont supposés ne plus être (et donc aussi avoir été, sans qu’on sache très bien quand).

Ces saillies antisémites du candidat à la présidentielle ont eu le mérite de rendre les choses visibles. Elles ont révélé ce qui se joue réellement avec Trump : le retour à la protection conditionnelle, laissée à la discrétion du souverain, soit précisément ce dont la condition juive moderne a représenté le dépassement. Ce glissement, il arrive que les gouvernants des démocraties libérales s’en fassent à leur tour l’écho, à un niveau il est vrai bien plus faible, mais néanmoins discernable, comme l’ont montré certains propos récents du Président de la République française[3]. Quoi qu’il en soit, le fait que ce glissement puisse se produire aux États-Unis a une tout autre portée. Lieu d’existence de la plus grande communauté diasporique du monde, sa relation à Israël est différente de celle qu’entretiennent les autres centres juifs. Tandis que pour ces derniers, Israël est venu, dans la modernité post-Shoah, représenter le recours optionnel constamment disponible au cas où l’accès à l’égalité, à la liberté et à la sécurité promis à l’âge de l’émancipation se déroberait sous leurs pieds – ce qui est advenu dans la première moitié du XXème siècle en Europe –, les États-Unis, sans rien nier de cette propriété première de l’État juif, se sont hissés à leur tour au rang d’appui de second degré, dédoublé en quelque sorte, puisque pouvant se prévaloir, non seulement d’abriter eux aussi les juifs plus sûrement que les centres diasporiques d’Europe, mais encore de protéger l’État abri lui-même. Si la situation a considérablement évolué dans la période récente – surtout sur le premier point[4] – elle n’a pour l’instant pas changé la singularité de la relation entre les États-Unis et Israël qui en découle. Il s’agit d’une relation d’égal à égal qu’on ne retrouve pas ailleurs, manifestée par l’aptitude à entrer de plain-pied dans la politique israélienne elle-même, du moins sous son aspect de politique extérieure.

De l’inconditionnel

Biden, au lendemain du 7 octobre, avait à cet égard parlé de soutien « inconditionnel » à Israël. Le mot avait choqué, interprété comme la licence donnée à une riposte dont la violence resterait soustraite à toute critique. Mais le mot « inconditionnel » a un sens que ne capte pas le langage géostratégique, où l’on ne fait qu’enregistrer les équilibres des soutiens et des forces dans le cadre mouvant de l’espace-monde. Dans ce langage, « inconditionnel » ne qualifie rien d’autre que le soutien le plus fort qui soit, accordé pour une durée indéfinie. Or le mot charrie ici autre chose : l’appui à Israël est inconditionnel, de la part de l’État qui sait parfaitement ce qu’inconditionnel signifie quant au droit d’exister – pour les juifs individuellement en tant que sujets libres et égaux, et pour l’État juif en tant que cet État singulier dont la création a résulté du manquement européen à ce principe, et de la nécessité d’un autre appui, celui d’un abri toujours ouvert aux juifs. Dans cette acception, « inconditionnel » renvoie au droit, et pas à la force. Un droit qui définit la condition juive spécifiquement moderne, distincte de la condition prémoderne de l’exposition à l’octroi conditionnel de la permission d’exister, et donc de la dépendance.

Ce qui se joue réellement avec Trump, c’est le retour à la protection conditionnelle, laissée à la discrétion du souverain, soit précisément ce dont la condition juive moderne a représenté le dépassement.

On mesure la chute que représenterait à cet égard une éventuelle victoire de Trump. Ce qu’elle ferait voler en éclat, c’est la place que les États-Unis occupent dans la représentation du monde juif post-Shoah. Au lieu éminent de la conscience du droit d’exister pour les juifs, le protecteur du protecteur se rétablit sous sa figure ancienne, non-moderne, de la protection conditionnelle. Il se coule dans le moule de la puissance qui tolère, octroie, retire, soustrait ou crédite telle ou telle minorité de capacités d’action déterminées, qui ne sont jamais de véritables droits, c’est-à-dire des prétentions qu’elles peuvent toujours opposer et imposer légitimement au pouvoir en place. L’illibéralisme et l’autoritarisme atteignent les juifs, comme ils atteignent potentiellement toutes les minorités. Ils les atteignent, parce qu’ils les font régresser en deçà de la grammaire commune de l’émancipation, constitutive des nations démocratiques – grammaire sur laquelle les juifs n’ont eu d’autre option que de tout miser, à raison de leur caractère de minorité structurelle plongée dans un espace politique moderne où l’égalité leur fut, légalement du moins, pour la première fois offerte.

Or il s’avère que, dans la situation actuelle, cette chute se produit aussi et simultanément dans le monde juif. Ni Israël, ni la Diaspora n’y échappent, et c’est pourquoi les opinions se clivent maintenant au sein de chaque pôle, entre ceux qui tiennent à ce qui a été acquis sur le plan juridico-politique dans la séquence qui s’ouvre en 1791, traverse le gouffre de la Shoah et se reprend en 1948, et ceux qui, sous couvert de pseudo-réalisme, sont prêts à y renoncer. Chez ces derniers, la simple conception géostratégique reprend le dessus. L’appui « inconditionnel » ne désigne plus que la force la plus grande qui, dans l’état actuel des choses, puisse être concédée aux juifs pour persister dans leur être, continuer à vivre librement et en sécurité partout où ils le peuvent. La régression à la concession est endossée volontairement, par perte de conscience, non pas exactement de l’identité juive, mais de l’identité juive moderne – la seule, au demeurant, qui ait permis aux juifs d’accéder, sans sortir de la Galout, au statut de sujets de droit.

Israël

En Israël, la politique du gouvernement, avant la guerre, puis dans la guerre, en tant que politique suspicieuse nourrissant un climat de tension et de vexation à l’égard des Palestiniens israéliens, en tant que politique répressive et colonisatrice en Cisjordanie, et en tant que responsable de pertes civiles palestiniennes, et maintenant libanaises, dans des proportions que les objectifs de guerre ne justifient pas, porte atteinte au droit démocratique. Disons-le nettement : elle est nationaliste en un sens réactionnaire, dans la mesure où elle referme l’État-nation israélien sur lui-même, en fait « l’État-nation du peuple juif », comme l’énonce en toutes lettres la loi fondamentale de 2018, qui fut sur le plan idéologique un tournant. C’est sur la pente qu’elle a inclinée qu’on se situe en ce moment. L’identification de la nation et du peuple, en Israël, a en effet des conséquences plus graves que pour n’importe quel autre État. Elle déroge au fondement d’Israël comme État de droit démocratique d’un certain genre. Elle fait de l’identité majoritaire, virtuellement ou actuellement, une puissance discriminatoire à l’intérieur de l’État. Et elle coupe toute référence au peuple juif tel qu’il existe en Diaspora, essentiel pourtant à la signification de l’État juif, c’est-à-dire à la véritable justification de sa politique interne et externe. Cette clôture, dans le cas d’Israël, équivaut à rien de moins qu’une négation de soi. Elle transforme le refuge pour des sujets de droit potentiellement nationalisables ou actuellement nationalisés, en forteresse pour des dépositaires de force accumulée au gré de pactes ponctuels et d’accords révocables. Cette force s’exerce au-dedans contre les minorités placées en situation de domination, et audehors contre des États potentiellement ou actuellement ennemis. Voilà bien ce à quoi on assiste.

La politique du gouvernement israélien est nationaliste en un sens réactionnaire, dans la mesure où elle referme l’État-nation israélien sur lui-même, en fait « l’État-nation du peuple juif » […]. Elle coupe ainsi toute référence au peuple juif tel qu’il existe en Diaspora, essentiel pourtant à la signification de l’État juif, c’est-à-dire à la véritable justification de sa politique interne et externe.

Que l’hostilité à Israël soit la règle dans son environnement immédiat ou proximal, que se joue dans l’exercice de la force rien de moins que sa survie, c’est aussi un fait indéniable, impossible à écarter. Ce fait accompagne continûment l’histoire de cet État, acculé à la guerre défensive, comme cela a encore été le cas à la suite du 7 octobre. Il n’en reste pas moins qu’une nouveauté intervient dès lors que, de ce fait avéré et des exigences qu’il enferme, la conclusion est d’adopter la pente de la dérogation à l’État de droit qu’Israël a toujours honoré. Car alors, ce n’est pas que l’on compterait dans ce cas un simple État illibéral « de plus » sur la scène mondiale, qui garderait pour nom Israël. C’est qu’on aurait désormais un État illibéral intrinsèquement contradictoire, puisqu’il mettrait les juifs en position de sujets d’une politique majoritaire et nationaliste incompatible avec leur structure de peuple dispersé. Plus précisément, il les mettrait dans une position incompatible avec leur identité moderne, où ce sont les conditions démocratiques rehaussées d’un État assigné à mettre les droits des minorités à son principe, qui ont effectivement garanti à tous les juifs dispersés dans le monde de se penser et de se percevoir comme de véritables sujets de droit là où ils sont, rétablis dans leur confiance en eux-mêmes et dans les nations auxquelles ils appartiennent, après que la Shoah ait dévasté la configuration de leur monde propre tel qu’il s’était ouvert depuis l’émancipation.

Dans les conditions actuelles, si le destin n’est pas scellé, les camps sont néanmoins déjà formés, comme étrangers l’un à l’autre. Israël est de fait le théâtre d’une scission, entre ces juifs de l’émancipation post-Shoah, et les juifs de la rétractation, entre les juifs du droit et les juifs de la force. Ou plutôt, entre les juifs du droit justifiant la force dans les moments où elle doit légitimement s’exercer, et les juifs de la force déniant le droit quand il les embarrasse.

Diaspora

Ce théâtre d’opposition israélien, assurément, se retrouve en Diaspora. Les camps se distinguent alors, mais non par le soutien « inconditionnel » que les uns donneraient à la politique israélienne, et par la critique plus ou moins radicale que les autres s’autoriseraient à l’endroit de l’État juif. La distinction se joue plutôt, une fois encore, entre, d’un côté, la rechute des juifs de la force dans la logique du conditionnel, et l’attachement indéfectible des juifs du droit à la logique de l’inconditionnel.

Pour les premiers, tout repose sur les conditions de détention, d’accumulation et d’exercice de la force, peu importe le respect ou l’irrespect des droits démocratiques qui pourrait en résulter. Est ainsi acceptée, explicitement ou non, la régression à une logique de l’époque pré-émancipation, assortie seulement de ce fait nouveau – certes décisif, mais réinséré alors dans une tout autre topique que celle qui l’a vu naître – que les juifs ont désormais un État à eux, c’est-à-dire qu’ils sont les détenteurs quelque part dans le monde d’un monopole de force accumulée, que l’on n’évalue pas, là non plus, en termes de respect des droits.

À l’opposé, en vis-à-vis irréductible, se placent les juifs du droit. Ceux-ci, partout où ils vivent, se perçoivent comme des sujets libres et égaux dans un monde où peut prévaloir, du moins idéalement, la démocratie. Ils ne nient pas que la force existe, et encore moins qu’elle soit indispensable à leur protection. Mais ils récusent que l’acte de protéger, avec la force qui lui est liée, puisse suffire à fonder la liberté et l’égalité qu’ils réclament pour eux-mêmes, à titre d’individus juifs, et donc pour leur peuple. La protection au nom du droit rompt avec la dépendance à l’égard de la force pure, qui reste par définition maîtresse exclusive d’elle-même et de son exercice. Or c’est une tout autre idée du lien entre force et droit qui a été embrassée par les juifs depuis l’émancipation, comme la voie de leur nouvel état désirable en Galout. Pour la première fois, les juifs se sont liés intérieurement aux autres nations, et ils l’ont fait dans le même mouvement où ils ont consolidé leur indépendance de peuple. C’est au nom du droit de tous, opposable à n’importe quel souverain, qu’ils ont entrepris de vivre et de se vivre comme juifs. Et c’est cette même idée qui a été transportée au principe du sionisme, comme idéal national moderne, passé après la Shoah au stade de réalité avec la création de l’État d’Israël.

On notera toutefois qu’en Diaspora, l’opposition entre les deux types de juifs connaît une inflexion. Car, à la différence de ce qui se produit en Israël, les juifs y sont minoritaires à la fois structurellement et de facto. Pour les juifs diasporiques de la force, une conséquence suit : c’est qu’ils n’ont en vérité rien de fort, si péremptoires et bruyants puissent-ils être. De fait, ils sont astreints à tout miser sur la force d’Israël, glorifiée en général dans sa puissance, en même temps qu’est soulignée sa position objectivement menacée. Or comment Israël les considère-t-ils eux, si l’on reste dans la même ligne d’interprétation ? La réponse est claire : exclusivement comme un réservoir de soutien, c’est-à-dire comme dépositaires de nouvelles forces mobilisables, et nullement comme ce qu’ils sont pourtant de manière plus essentielle à l’époque moderne, à savoir les témoins d’un droit. Certes, les juifs diasporiques de la force ne se trompent pas en pensant soutenir Israël par leurs paroles et leurs actions. Mais ils se trompent lourdement quant à ce que veut dire « soutenir », lorsque plus rien de la justification du droit des juifs à l’autodétermination, enraciné comme il l’est dans l’acquis irréversible de l’inconditionnalité du droit, ne circule plus d’un espace à l’autre.

Les juifs du droit récusent que l’acte de protéger, avec la force qui lui est liée, puisse suffire à fonder la liberté et l’égalité qu’ils réclament pour eux-mêmes, à titre d’individus juifs, et donc pour leur peuple.

Qu’en est-il, à l’autre pôle, pour les juifs diasporiques du droit ? Pour eux, dans la situation politique actuelle, on comprend qu’il n’est pas d’autre attitude possible que de scander qu’Israël compte comme un pilier du monde politique post-Shoah, au-delà de ce que l’État d’Israël est devenu et fait, c’est-à-dire au-delà de son mode d’action national et international, dès lors qu’il s’est refermé, à la manière d’un État-nation classique, sur l’identité nationaliste de « l’État-nation du peuple juif ». C’est là, si l’on veut, leur cri d’alarme présent, avec sa double face impossible à réduire. Les juifs diasporiques du droit sont en ce moment les porteurs du rappel acharné que c’est, en dernière analyse, le droit des juifs comme peuple transnational dans les conditions de la modernité post-Shoah qui fonde Israël comme « État juif ». Quitte à n’avoir plus entre les mains, dans ce rappel, que l’idée d’Israël devenue inévidente pour l’Israël réel, celui dont la politique effective est sortie de ses rails sous l’impulsion sioniste dévoyée de ses dirigeants.

Clivage juif

Sur la même lancée, l’élection de Trump serait alors comme le franchissement d’un seuil. Elle conférerait une puissance considérable au leurre des juifs de la force au mépris du droit, et signerait la soustraction brutale du dispositif qui, dans une certaine triangulation « États-Unis, Europe, Israël » – une triangulation occidentale, si l’on veut, mais partiellement décentrée, ayant dû par un point du triangle s’extraire du continent européen – a représenté l’une des conquêtes les plus inouïes du droit des peuples dans le monde post-1945. Nul doute que la neutralisation de la question palestinienne, le déni continu de droit à l’encontre de cet autre peuple, en dépit des efforts faits sporadiquement pour y remédier, mais dans une situation post-1967 où la colonisation s’est frayée un chemin toujours plus large, a été le facteur majeur de la dégradation d’Israël. Mais nul doute aussi que ce n’est que depuis deux décennies que cette dégradation a atteint le stade de la scission accusée au sein du monde juif, où s’affrontent deux segments qui semblent n’avoir plus rien de commun. Cette évolution, il est clair qu’elle est favorisée en l’occurrence par un contexte mondial où l’illibéralisme et les néonationalismes s’affirment comme les mutations dénaturantes des régimes démocratiques eux-mêmes, tandis que les véritables forces d’émancipation nationale, dont le ressort réside dans l’approfondissement et l’élargissement des droits, sont partout battues en brèche. Il reste qu’une telle évolution a bel et bien sa version juive, et que celle-ci a, sur ce peuple précisément, des effets de dissolution de la conscience relativement unitaire qu’il était parvenu à se donner.

La situation actuelle, il est impossible de se le cacher, est grevée d’un risque de guerre des juifs. […] Une guerre entre les juifs répartis dans le monde, Israël compris, sommés de se déterminer par rapport au noyau spirituel autour duquel leur identité de peuple gravite.

Avec l’élection de Trump, le monde juif se fracturerait donc deux fois, en Israël et en Diaspora. Il verrait se creuser un gouffre infranchissable entre deux parties de lui-même déjà rigidifiées. Se rétablirait la logique conditionnelle dans le lieu à certains égards le plus important depuis la création de l’État d’Israël, les États-Unis, pays où l’inconditionnel rapporté à l’existence de l’État juif a été pensé et mis en œuvre de la façon la plus conséquente, c’est-à-dire comme une question inséparablement de force et de droit. Elle la rétablirait, non exactement comme un simple retour à l’époque pré-moderne – ce genre de répétition cyclique n’existe pas en histoire – mais comme l’avènement d’une nouvelle ère : celle d’une polarité entre, d’un côté une Diaspora structurellement affaiblie, faite de centres juifs de dimensions variables mais tous fragilisés en eux-mêmes (car peuplés de juifs que l’on tolère à condition qu’ils se comportent d’une certaine manière, bref, auxquels on a potentiellement ôté, en tant que juifs, le statut de sujets de droit égaux à tous les autres) ; et de l’autre un État-nation, Israël, où vivent un grand nombre de juifs qui se disent majoritaires, mais qui n’en est pas pour cela plus capable de justifier ce qu’il a réellement de juif, au sens de la condition moderne dans laquelle les juifs sont entrés.

La situation actuelle, il est impossible de se le cacher, est grevée d’un risque de guerre des juifs. Pas seulement de guerre civile entre deux parties inconciliables et déchirées de la société nationale israélienne – qui ne comprend pas que des juifs, même si pour tout citoyen, penser et comprendre ce que cet État a de juif est absolument nécessaire. Mais de guerre entre les juifs répartis dans le monde, Israël compris, sommés de se déterminer par rapport au noyau spirituel autour duquel leur identité de peuple gravite. Car ce sont les juifs dans leur ensemble qui sont aujourd’hui clivés par l’enjeu de savoir si le droit à être juif où que ce soit doit être effectivement incorporé à la citoyenneté, ou bien si l’on peut se contenter de le voir comme la permission rétractable d’un souverain aux humeurs changeantes (et dans ce cas, la seule chose qui compte serait en effet de choisir le bon).

Cette guerre des juifs, elle s’accuse dans un contexte où les juifs sont effectivement en guerre avec d’autres. En guerre réelle, au Proche-Orient, contre des ennemis dont la volonté de les détruire ne fait pas de doute ; et en guerre idéologique, en Occident, où ce à quoi il s’agit de parer, c’est, en dernière analyse, le refus du droit d’Israël d’exister dans l’orbite de l’inconditionnalité à laquelle les juifs modernes se sont voués. Mais si ces deux guerres externes font valoir leurs impératifs, elles ne peuvent occulter la guerre interne qui mine la possibilité même de les conduire, ici et là-bas. Dans cette guerre interne, un pôle juif semble fort, en tout cas il le proclame, alors qu’il ne tire plus sa consistance d’aucun vrai droit. Quant à l’autre pôle, où nous cherchons à nous tenir, il peine à rassembler ses propres forces. Car il lui faut, contre vents et marées, redéfinir en quoi consiste pour les juifs leur propre nationalisation à l’époque moderne, accrochée à une citoyenneté démocratique qui leur permet de se tenir dans le monde individuellement et collectivement avec une fermeté inédite ; et expliciter le lien intérieur que la création d’un État singulier tel qu’Israël, à l’époque post-Shoah de reconstruction de cette condition moderne pour les juifs comme pour toutes les minorités, représente aux yeux de tous. Tâche considérable, à laquelle l’élection de Trump porterait un coup d’une immense gravité, puisqu’elle creuserait encore plus profondément l’opposition entre droit et force que la conscience juive a pourtant l’insigne privilège de savoir surmonter.


Bruno Karsenti

Notes

1 https://www.newsweek.com/robert-paxton-trump-fascist-1560652
2 https://k-larevue.com/antisemitisme-hongrie-orban/
3 https://k-larevue.com/macron-et-israel/
4 https://k-larevue.com/etats-unis-fin-de-lespoir/

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