Deux membres de la rédaction de K., Julia Christ et Élie Petit, sont en ce moment en Israël pour documenter et analyser les divers mouvements en cours dans le pays, après le 7 octobre — alors que la guerre à Gaza a toujours lieu et qu’un accord est en pourparlers indirects entre Israël et le Hamas pour la cessation des combats et la libération des otages. Première étape de leur parcours cette semaine : dès leur premier soir à Tel Aviv, ils ont participé à l’une des manifestations anti-Netanyahu hebdomadaires, guidés par la productrice Karen Belz. Ils en rapportent « choses vues », impressions et premières analyses.
La ville semble plus calme qu’à l’accoutumée. Un tag rappelle que le nombre de féminicides par an s’élève à dix-huit et que les violences sexuelles et domestiques sont légion, qu’il est temps de croire la parole de chaque femme israélienne. Sur le chemin qui nous mène à la manifestation, les familles revenant de la plage laissent peu à peu la place à des groupes portant des drapeaux israéliens, parfois ornés d’autres symboles, parfois carrément détournés. Beaucoup sont vêtus de t-shirts Bring them Home now, qui se singularisent à chaque fois par le visage d’un des 132 otages toujours aux mains du Hamas à Gaza. Ce soir, première étape de notre séjour, nous rencontrons Karen Belz, productrice de cinéma en Israël (et fille de Bernard Belz, l’un des traducteurs de K.). Elle nous guide au sein de ce mouvement, dont elle fait partie depuis ses débuts, qui a d’abord manifesté pour protester contre la réforme judiciaire et qui exige à présent la libération des otages.
À l’entrée, des manifestants, nombreux, réclament la fin de l’occupation et distribuent des stickers incitant à la paix entre Arabes et Juifs. Karen Belz observe : « Tout le monde n’est pas d’accord avec leur manière de voir et de formuler leurs positions, mais ils font partie de la manifestation. Moi, je mets tous les stickers. Ici ce qui nous unit, c’est le drapeau et la volonté farouche que Netanyahu parte. Il y a plus de monde cette semaine que la semaine dernière car entre-temps, il y a eu une proposition concrète concernant les otages et nous avons pleinement conscience ici que Netanyahu essayera de la balayer. » Elle ajoute : « Nous sommes tout de même moins mobilisés que lors des manifestations pour la démocratie et contre la réforme judiciaire. Cela fait deux ans que nous manifestons chaque semaine, nous sommes épuisés. Mais nous ne pouvons pas renoncer, nous n’avons pas d’autre choix que de nous battre ».
לא נוותר לא נוותר לא נוותר scande la foule : « Nous n’abandonnerons pas, Nous n’abandonnerons pas, Nous n’abandonnerons pas ! ».
Jusqu’à 20h30, ce soir-là, comme chaque semaine, ont lieu des prises de parole avant que la foule ne se dirige vers Begin Gate où siège l’État-Major, ‘Hakirya’. Le bâtiment est imposant. Karen commente « Toute cette démonstration de force, cela n’a pas suffi le 7 octobre. S’ils décident de sacrifier les otages, alors ce ne sera plus le même Israël. On s’est battu cinq ans pour Gilad Shalit (soldat franco-israélien kidnappé en 2006 par le Hamas, échangé contre 1 000 détenus palestiniens), ce n’est pas pour les abandonner. Sinon, qui enverra ses enfants à l’armée, si le contrat social est rompu ? »
חיים חיים רוצים אותם חיים, « Vivants, vivants, nous voulons qu’ils reviennent vivants. »
Discours, sifflets et slogans
Les gens sifflent dans des petits cornets en plastique colorés, achetés sur place ou apportés sur les lieux. Sur scène, on entend revenir les mots « démocratie », « octobre », et hatufim, « otages ». Gaza, Netanyahu, Ben Gvir, Smotrich aussi – sous les sifflets – et le slogan אתה הראש אתה אשם, « Tu es le chef, tu es responsable. » Tout est retransmis sur des écrans, sous-titré en direct. Une interprète en langue des signes traduit les discours éplorés.
Une escouade de policiers traverse la foule. Les manifestants soufflent dans leurs sifflets à quelques centimètres des oreilles des policiers. Ils leur reprochent d’empêcher les manifestations, les occupations de routes. Ils les blâment aussi pour les paroles insupportables et les ordres liberticides du ministre de l’Intérieur d’extrême droite Itamar Ben Gvir. Les slogans reprennent.
Monte sur scène Yonathan Shamriz, le frère de l’un des otages involontairement tués par Tsahal à Gaza le 15 décembre 2023. Il a fondé le mouvement Kumu, « Debout ». Aujourd’hui il ajoute : « Débout ! Car nous n’avons pas d’autre pays ». Rivka Naria Ben Shahar, une femme religieuse, prend ensuite la parole : « Smotrich, nous avons grandi dans les mêmes textes. Ils disent qu’il faut respecter l’autre, même s’il a des opinions différentes des nôtres. Tu traites les otages comme des marchandises. » Les familles mobilisées semblent interpréter les réticences du gouvernement à trouver un accord liées au fait que les otages sont en majorité des personnes de gauche, des kibboutzim du Sud du pays ou de la rave party du festival Nova. « Quand Netanyahu reçoit des familles, les personnes religieuses sont représentées de manière disproportionnée », note amèrement Karen. Des sifflets retentissent encore à la projection d’un court film montrant les ministres d’extrême droite Miri Regev et Bezalel Smotrich interpellés par des familles d’otages au cours de leurs déplacements publics. « עכשיו, עכשיו, Akhshav, Akhshav » (« Maintenant ») apparaît en grand sur l’écran, en noir et rouge, comme ce logo Bring them Home, qui semble avoir converti le pays entier à une charte graphique bicolore, noire et sang. Sur scène, l’oratrice confesse qu’elle a parfois honte de s’habiller comme une juive orthodoxe car les messianistes au gouvernement ont préempté la parole religieuse. Elle appelle à des élections et récite en pleurs les premiers mots de la prière Avinou Malkeinu, récitée entre Rosh Hashana et Yom Kippour, pendant les dix jours de repentance.
Un acteur israélien prend la parole, l’un des rares à participer assidûment au mouvement. Nous questionnons Karen sur la manière dont le cinéma israélien vit et accompagne cette période : « Il est encore trop tôt pour faire des films sur ce que nous vivons, outre des documentaires instantanés. Le gouvernement passe en ce moment une réforme du financement du cinéma, instaurant un système à points qui récompensera les films les plus populaires et pénalisera assurément le cinéma engagé. En plus de cette attaque contre la création venue de l’intérieur de nos frontières, nos films ne sont plus sélectionnés dans les festivals internationaux et il est devenu quasiment impossible de conclure des accords de co-production en Europe ». Cernée, Karen raconte que son tournage dans le nord du pays cette semaine s’est miraculeusement passé sans tirs de missiles, alors que des salves y avaient plu immédiatement avant, et immédiatement après.
Un présent sans fin
Un mot sort du lot – עכשיו, Akhshav, « Maintenant » – un seul mot pour synthétiser tous les slogans. Il semble avoir pour fonction de dire que cela a assez duré, que ne se dessine aucun horizon. L’accord sur les otages maintenant, leur libération maintenant, des élections maintenant. Un mot qui fait fi du passé et de l’avenir. A la question de savoir s’ils ont pardonné à l’armée sa défaillance lors du 7 octobre, on reçoit une réponse curieuse : « On n’a pas le temps pour ça ». Pas le temps de traiter le passé, de le juger, de le réévaluer. Pas le temps pour penser à l’avenir. Le pays qui prend la rue semble prisonnier d’un présent qui dure depuis le 7 octobre et ne laisse plus la place qu’à une parole : maintenant. Aussi, ce mot utilisé comme cri de ralliement, comme exigence politique concernant les otages et la guerre exprime-t-il bien davantage : que l’on mette fin à l’éternité dans laquelle on est enfermé, que l’on réalise l’acte qui permette à tous de retrouver une temporalité longue, de juger, de planifier, de penser. Ce que l’on reproche à Netanyahu, c’est de tout faire pour maintenir Israël dans ce piège d’un présent sans fin, pour qu’il puisse régner, tel un mort-vivant, éternellement sur une société sans passé ni avenir.
מדי ימים, הדם על הידיים של ממשלת הדמים״, ״החטופים בעזה יותר « Les otages sont à Gaza bien trop longtemps, leur sang est sur les mains de ce maudit gouvernement. »
Près du point de dispersion, en face de l’État-major, un écran égrène le compte des jours, des heures, minutes et secondes écoulées depuis le 7 octobre. « C’est un endroit insupportable » souffle Karen en s’en éloignant. « Demain, ce sera Yom HaShoah. On ne sait pas quoi faire, tout se mélange. C’est un combat pour trouver un sens à tout ça. »
Postscriptum: Lundi, 06/05/2024, Yom HaShoah – 19h13 – Pont Azrieli.
Netanyahu a ordonné à l’armée de commencer les opérations à Rafah et tergiverse quant à la proposition du Hamas. Comme plusieurs fois par semaine, partout dans le pays, des petits groupes de protestataires se rassemblent. Nous rejoignons la manifestation qui se tient à Tel Aviv, à nouveau devant le bâtiment de l’État-major. Les gens bloquent la rue, d’abord debout, puis en s’allongeant sur la chaussée.
Régulièrement, la police donne le signal de lever le blocage. Les manifestants se retirent alors pendant quelques minutes, laissent passer les bus et voitures qui attendaient, puis réinvestissent la route. Aucun klaxon. Tout le monde patiente, on lit attentivement les pancartes, donne des signes de soutien lorsque finalement on dépasse le barrage temporaire. Car c’est aux automobilistes que la manifestation s’adresse et non pas, comme on aurait pu s’y attendre, à l’État-major dont l’entrée se trouve à quelques pas des manifestants et auquel ils tournent le dos. C’est la société qu’on est venu interpeller. Sans être inquiétés, les militaires sortent par centaines de leur lieu de travail. Une voiture toutes les dix secondes à peu près. Beaucoup portent à la poignée un ruban jaune, couleur de la lutte pour la libération des otages.
Une femme portant un sac à dos, jaune lui aussi, fait exception. Elle se pose devant chaque voiture qui sort du complexe de l’État-major, une pancarte à hauteur de sa poitrine et attend que le conducteur ait eu le temps de la lire. Puis, elle se retire pour le laisser passer. Souvent, lorsqu’elle la passe, la voiture s’arrête, le conducteur baisse la vitre pour discuter avec elle. Parfois même, le conducteur, obligé de s’arrêter, sort de sa voiture pour la prendre dans ses bras. Aucune haine de la part des manifestants à l’égard de leur armée, aucun énervement de l’armée à l’égard du peuple luttant pour le sauvetage des leurs. La pancarte tenue par la femme au sac de dos jaune dit : « Et si c’était ta sœur ». Et il semble bien que tous savent que c’est exactement la question qui se pose.
Julia Christ et Élie Petit