Après les récentes élections israéliennes, le gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays devrait voir le jour. Si le résultat est l’effet d’une longue dynamique, il sidère néanmoins. Le philosophe Bruno Karsenti revient dans ce texte sur ce qui risque bien d’être un tournant dans l’histoire d’Israël, et sur le dévoiement du sionisme qu’il signale. Un dévoiement qui, pour être évité, implique de comprendre à nouveau le sionisme depuis la diaspora, et particulièrement depuis l’Europe.
Israël se trouve à un stade incertain de son histoire politique. Certains le voient comme un tournant vers le pire, d’autres comme une sortie du marasme, d’autres encore comme l’aboutissement d’une évolution que seul l’intermède dû au retrait forcé de Netanyahou avait retardée. Une chose est sûre : des dernières élections devrait sortir un gouvernement complètement de droite qui, pour la première fois, accordera un rôle clef à l’extrême-droite, en l’occurrence aux représentants d’une coalition de sionistes religieux qui, bien que leur leader jure avoir beaucoup changé, plonge ses racines idéologiques dans un parti qui avait été condamné et interdit dans les années 80 pour racisme. Cela permet de mesurer le chemin parcouru, en grande partie sous le guidage opportuniste de Netanyahou. Rénovée ou pas, la droite au pouvoir sera en position d’imposer une politique qui, par certains aspects difficiles à anticiper, risque d’être la plus dure que le pays ait connue. Certes, en Israël, les institutions telles qu’elles sont actuellement, et tant qu’on ne les modifie pas, ne permettent pas que cette imposition se fasse d’elle-même. D’où d’ailleurs l’obsession du camp réactionnaire de se débarrasser de la Cour suprême, garde-fou face aux dérives éventuelles de l’exécutif comme du législatif. Quoi qu’il en soit, la pente est prise : les forces progressistes, qui se sont révélées incapables de s’allier et de converger, et dont le déficit sur le terrain social a fait le lit depuis longtemps des partis religieux, sont aujourd’hui défaites au profit d’une figure de la réaction dont la radicalité affichée justifie toutes les craintes.
Si l’on se place du point de vue de l’évolution des démocraties libérales occidentales, l’événement n’a rien de très original. L’illibéralisme, en quelque sens qu’on le comprenne, est partout la puissance montante, sur fond de crise globale de la social-démocratie, répercutée pour nous essentiellement en crise de l’Europe politique. Il prend la forme du nationalisme identitaire qui multiplie les stratégies de repli, avec des variations quant au mode d’expression, au fond historico-culturel mobilisé et à l’importance plus ou moins grande accordée à la religion afin d’ancrer et de consolider les identités. A l’Est de l’Europe, ce genre de nationalisme est déjà bien installé, arrimé au pouvoir en Hongrie et en Pologne. A l’Ouest, il vient de gagner l’Italie. Partout, sa progression est telle que son accès au pouvoir dans un avenir proche n’a rien d’improbable. Les années 80 et 90 sont très loin derrière nous. Israël, apparenté aux formes occidentales de démocratie, ne fait en ce sens que confirmer une tendance générale. Mais son cas n’en est pas moins singulier pour plusieurs raisons : le contexte géopolitique conflictuel, qui rend impossible une co-construction pacifique avec d’autres États de la région dont la gauche israélienne avait espéré la démocratisation, la structure composite de la population du pays, et le fait qu’en état de guerre ou de quasi-guerre depuis sa naissance, Israël se soit engagé à partir de 1967 dans une politique d’occupation qui perdure indéfiniment. Dans ces conditions, son tournant nationaliste risque de se traduire en atteinte aux droits des minorités, en étouffement de la volonté de paix, en répression accrue et en colonisation toujours plus assumée.
Tout cela au nom de quoi ? De la sécurité, ne cessent de clamer les vainqueurs du moment. Il est vrai que pour Israël, c’est toujours la question majeure, indéniable et impossible à écarter. Si bien que dès que le motif est invoqué, on pense pouvoir s’épargner de creuser plus avant. La réalité des attentats répétés, les attaques régulières venant de Gaza, l’armement des puissances ennemies qui ont juré d’éradiquer « l’entité sioniste », suffisent à clore la discussion, sauf à se voir accuser de minimiser le danger de façon coupable et au fond impardonnable. Pourtant, en Israël comme ailleurs, ce de quoi exactement on veut que la sécurité soit assurée mérite toujours d’être interrogé, et c’est à ne pas le faire qu’on laisse le champ libre aux nationalistes. Car en ce qui les concerne, ils en ont une idée très précise. Mais celle-ci, du point de vue sioniste même, ne va en fait nullement de soi.
Personne ne doute que la question de la sécurité se pose ici de manière particulièrement aiguë. De ce constat, les nationalistes israéliens tirent le mot d’ordre suivant : « on est chez nous ». Selon eux, donc, la sécurité dépend de ce qu’on assume le fait que les juifs sont « chez eux » en Israël. Ce pays est un pays juif, parce qu’il est le pays dont les propriétaires sont les juifs, et il serait temps, enfin, d’en tirer toutes les conséquences. Le raisonnement, s’il fait résonner d’une certaine manière l’idée sioniste la plus ancienne, celle d’un « foyer » pour les juifs, se ramène désormais à cela. Le foyer, c’est quelque chose que l’on possède. Majoritaires sur leur terre, les juifs y sont hégémoniques ; et hégémoniques, ils sont fondés à l’être exclusivement, au détriment de minorités, qui, en tant que minoritaires, n’ont pas voix au chapitre. Cela vaut au premier chef, évidemment, pour les Palestiniens. Mais cela vaut aussi pour quiconque s’écarte du critère d’identité dont on détient la définition, avec une assurance que seule confère la loi religieuse. Le nationalisme religieux est identitaire en ce sens intégraliste : l’identité individuelle et collective « juif » est ce qui ne fait pas question et doit valoir comme norme, aussi bien du tracé territorial qu’on a décidé que de l’homogénéisation sociale qu’on a en vue. C’est elle qui permet d’opérer la clôture sur soi, l’appropriation accomplie d’Israël comme « État du peuple juif ». Dans cette optique, les juges de la Cour suprême ne peuvent pas être de vrais juges, puisqu’ils ne jugent pas selon cette loi. Et seule la loi fondamentale « État-nation » de 2018 irait dans le bon sens, en repliant l’État juif sur le peuple juif entendu comme le peuple des vrais juifs qui se rassemblent sur cette terre expressément et exclusivement juive. Loi, peuple et terre, se recoupent pour de bon, le fait qu’ils coïncident enfin étant la seule solution viable de la sécurité d’Israël, fondée dans la certitude d’être entre soi.
Vue d’Europe, où le sionisme est né, cette version du sionisme est un dévoiement caractérisé. Il correspond à une fermeture d’Israël, non pas seulement sur le monde et au sein des relations internationales, mais sur le peuple juif lui-même, compte tenu de la façon dont ce peuple s’est réellement corrélé à la forme État, à partir du moment où un État moderne comme celui d’Israël a été fondé.
Car le peuple juif, c’est un fait, est structurellement diasporique. Si, un temps, l’utopie du rassemblement de tous les exilés a pu se faire entendre, le sionisme réalisé, celui qui a effectivement abouti à la création de l’État, n’en a pas fait son axe. Au cours de son histoire, il a pu prendre des acceptions variées, en opposition entre elles. Mais ce qui en a résulté, c’est cette position généralement admise : la création d’Israël ne met pas un terme à la situation diasporique objective, mais y introduit plutôt une modification en instaurant une polarité entre deux modes d’existence des juifs dont aucun n’annule ni ne disqualifie l’autre. C’est même tout le contraire.
Il faut voir en fait la réalité juive sous deux angles. D’un côté, un centre juif israélien doté de consistance et de force est ce qui assure que les juifs du monde entier puissent vivre avec ce recours contre l’antisémitisme qu’ils n’avaient pas avant 1948, celui de rejoindre un abri s’ils le veulent et si la nécessité les y pousse, et de l’invoquer comme une puissance réelle qui les représente et pèse en leur faveur dès que leur situation s’aggrave dans les États dont ils sont membres. Il est de nature optionnelle, et représentative (« qu’ils le veuillent ou non » disait subtilement Hannah Arendt) sur la scène internationale. De l’autre côté, les centres juifs de la diaspora soutiennent Israël comme cet État singulier qui leur est toujours ouvert, mais aussi dont l’ouverture a une signification politique générale dont ils soulignent la portée, parce qu’ils supposent qu’elle est susceptible d’être comprise par tous – c’est-à-dire par l’opinion internationale, sans égard au fait qu’elle soit juive ou non-juive. En effet, à travers leur propre histoire et la façon dont elle en est venue à se réfléchir à l’aide du sionisme, les juifs exhibent et rendent compréhensible la vulnérabilité potentielle de toute minorité. Ils le font en rendant manifeste ce qui ne peut pas ne pas être une tendance inhérente à la forme moderne État-nation, du fait de la soudure qu’il opère entre un appareil d’État et une population culturellement homogénéisée (à un degré et par des moyens variables) qui légitime cet État en dernière instance. Cette tendance, c’est l’oppression, la discrimination, voire la persécution et l’élimination des minorités, dès lors que l’identité majoritaire est poussée jusqu’à l’exclusivisme.
Que les États-nations modernes soient hantés par les nationalismes, c’est ce dont l’Europe et le monde ont pris une conscience plus aigüe que jamais après 1945, considérant que ces nationalismes pouvaient effectivement aller jusqu’à l’extermination d’un élément qu’ils jugeaient étranger et néfaste à la vie propre du corps national. Parmi les réponses politiques à ce constat, figurent les résolutions supranationales de protection des minorités qui s’enchaînent depuis lors, qu’elles soient portées par l’ONU ou l’Union Européenne. Mais figure aussi une création étatique absolument singulière, celle de l’État d’Israël. Entendons, l’État d’Israël comme le seul État moderne dont le corps national, celui des détenteurs de la citoyenneté, se donne comme ouvert, puisque le peuple de référence le déborde constitutivement, considéré tel qu’il est dans sa structure diasporique, c’est-à-dire dans son être minoritaire partout ailleurs qu’en Israël.
Que peut bien vouloir dire « être chez soi », dans un tel État ? D’un certain point de vue, c’est-être chez soi comme on l’est partout : par la jouissance de la citoyenneté, on est en position de participer à la conception et à l’élaboration des lois communes, ce qui passe par le débat public et les procédures de désignation des instances législatives et gouvernementales. On est chez soi, dans cette mesure, parce qu’on est bien maître chez soi : on est autonome. Les procédures en question sont démocratiques, et elles supposent qu’il y a bien une nation israélienne, légitimant un gouvernement israélien. Cette nation fait figurer en première ligne l’identité juive, mais sous un aspect seulement : les juifs y sont majoritaires, tandis que d’autres populations minoritaires fournissent leur contingent de citoyens, dotés des mêmes droits, c’est-à-dire, politiquement, du droit de participer au même degré à l’élaboration de la loi et à l’exercice de la représentation. Sont donc « chez eux » tous ces citoyens, juifs et non-juifs.
Les citoyens juifs y sont-ils plus « chez eux » que les autres, au regard de la clause de la majorité ? Non. Car la clause de la majorité vaut pour eux globalement, et ne les investit d’aucun droit supplémentaire individuellement. Or, prise au niveau global, elle signifie ceci : le « chez soi » est bien celui des juifs, mais seulement au titre de potentiel d’accueil de tout juif de la diaspora, c’est-à-dire de tout citoyen virtuel ou optionnel. En vérité, c’est lui qui dispose d’un droit d’exception, au regard des non-juifs – c’est-à-dire de tous les non-juifs qui prétendraient à devenir israéliens. C’est lui, le vrai privilégié, auquel le sentiment du « chez soi » est attribué et attribuable, mais seulement sur le mode de la potentialité et de l’option, où qu’il vive, et alors même qu’il s’y sent par ailleurs « chez lui » – mais pourrait bien ne plus s’y sentir, si sa condition minoritaire se trouvait attaquée.
Lorsqu’on a en tête – et tout juif l’a en tête, s’il est sincère – la bipolarité Israël-diaspora, c’est de cela qu’il s’agit. La nation israélienne n’est pas le peuple juif. L’État juif n’est corrélé au peuple juif qu’à la condition que la distinction entre nation israélienne et peuple juif soit bien comprise. Voilà qui fait du leitmotiv nationaliste religieux « nous sommes chez nous » une contradiction israélienne, c’est-à-dire une position qui sort des cadres du sionisme. Ou encore : voilà ce qui fait que, structurellement, il ne peut pas y avoir de nationalisme identitaire conséquent dans ce pays. Si le nationalisme est une pathologie des démocraties occidentales, en Israël, il est plus que cela : il est simplement une contradiction, au sens où rien de sa vie propre telle qu’elle s’est déterminée depuis la fondation l’État ne s’y exprime en vérité.
Or il est aujourd’hui puissant. Non pas majoritaire, mais en croissance constante, et assez puissant en cela pour peser dans la définition de la politique d’État. Cette situation présente correspond à une évolution qui ne date pas d’hier, et dont les coordonnées ne sont pas seulement locales – comment pourraient-elles l’être, du reste, si le sens juif de la politique qui s’énonce depuis la diaspora compte autant pour Israël que ce qui s’énonce depuis Israël même ? Si l’on veut voir clair dans cette évolution qui aboutit à une contradiction, il faut là-aussi prendre un double regard. Des deux côtés, la même crise de la social-démocratie s’est manifestée, avec ses aspects de délitement des politiques sociales menées par la gauche, de dérégulation libérale, de régressions identitaires de différents types, avec, en face, des crispations nationalistes qui participent du même jeu. Dans les démocraties occidentales, et plus particulièrement en Europe, ce délitement a coïncidé avec une montée frappante de l’antisémitisme, comme un point où peuvent aujourd’hui venir converger les affects les plus réactifs d’une opinion politiquement désorientée.
Dans cette démocratie occidentale hors les murs qu’est Israël, ce même délitement a pris un autre visage : il coïncidé avec la poussée religieuse qui se dit sioniste, mais qui en fait, n’est que nationaliste, puisque son nationalisme lui barre l’accès au sionisme, en rabattant l’un sur l’autre peuple juif et nation israélienne. Décrire la façon dont les deux tendances, européenne et israélienne, se sont composées entre elles, et au bout du compte relancées supposerait qu’on entre plus avant dans une équation à trois termes : crise de la gauche, crise de la conscience européenne, crise du sionisme. Qu’il nous suffise ici de faire ressortir leur triangulation. Et d’en conclure que, pour nous en Europe, le miroir israélien fonctionne toujours, mais nous renvoie des images bien différentes au cours du temps. Or celle qui se dessine maintenant est très singulière. Ce qui est en train de se passer, ce n’est pas que les juifs européens ne se reconnaissent plus dans le reflet qui se présente à eux, lorsqu’un nationalisme impropre au sionisme le contamine très visiblement. C’est plutôt que ce qu’ils voient n’est que la représentation déformée, inversée, de ce qu’ils s’attendent à trouver. Non pas un rempart ou un appui contre l’antisémitisme qui les atteint, et dont ils savent qu’il est un effet majeur de la dégradation politique actuelle en Europe et dans le monde. Mais plutôt l’une des versions de cette même dégradation, actualisée paradoxalement en Israël. Une prétendue défense des juifs, certes, mais une défense qui use précisément du schème où se reproduit le même genre de régression que celle dont procède ce qui leur arrive. C’est pourquoi ils y discernent, mieux que quiconque, une contradiction.
On ne peut pas vivre dans une contradiction. Dans ce jeu de reflet, le risque est que l’idée d’un « chez soi » des juifs, avec le double pôle irréductible qui fait toute sa valeur et sa portée, se perde dans la mémoire des nations.