Réalisatrice du film de fiction Moi Ivan, Toi Abraham, dans lequel elle fait revivre le yiddish en Ukraine, Yolande Zauberman nous raconte son rapport particulier à la langue et ce qui l’amène à aller à la rencontre des personnages de ses documentaires : Classified people, Would you have sex with an arab?, M. Tout en recueillant les paroles interdites, du désir ou du crime, elle nous entraîne parallèlement dans des mondes inconnus : celui d’un shtetl oublié, ou encore aux marges d’Israël, au carrefour d’un quartier orthodoxe et d’une boîte queer de Tel-Aviv. Elle évoque aussi son prochain film sur Golda Meir et son amant libano-palestinien. Après celui avec Joann Sfar, nouveau podcast de K.
Le 19 février 2020, à l’invitation d’une amie, je me rends au Trois Luxembourg pour voir le documentaire de la réalisatrice Yolande Zauberman M. Ce cinéma organise très souvent des rencontres avec les cinéastes, et ce soir-là précisément nous aurons la chance de discuter un peu avec elle. Si seulement nous arrivons à trouver les mots pour commenter ce film. M, ce n’est pas une chasse à l’homme et un procès comme dans le film de Fritz Lang, mais l’histoire de Menahem, un jeune hazzan[1], qui a grandi dans une communauté ultra-orthodoxe de Bnei Brak, et qui y a subi des actes pédophiles. Le documentaire s’ouvre sur un chant qui est un cri dans la nuit, le long d’une plage de Tel Aviv, avec en fond le bruit des vagues. Le galgal[2] justement, est ce mouvement métaphorique du ressac qui portera le film, et dont tous les protagonistes parlent : avoir subi et faire subir, ne pas réussir à rompre le cercle vicieux, souffrir de honte et de culpabilité, et errer dans la communauté tout en sachant que l’on n’est pas isolé avec ce fardeau. Il peut s’agir du genre de film qu’on refuserait de voir, parce qu’il serait difficilement supportable. Or la scénographie de Yolande Zauberman circule entre les phobies, regarde le traumatisme, et se comporte avec la douleur comme un révélateur et un extracteur longtemps attendu. La cinéaste y insiste, les phobies créent une disposition du corps dans l’espace, un retrait ou une vigilance, un lieu à partir duquel on peut regarder autrement mais aussi donner à écouter les peurs qui stagnent dans l’air et au-dessus des gens.
Dans les films de Yolande Zauberman, les gens parlent, comme ils n’ont peut-être jamais parlé auparavant, et le spectateur reçoit ces paroles comme des confidences. L’intime est politique dit-elle aussi. Il résiste et s’oppose aux images préconçues que la société a des conflits, des violences, images qui perpétuent d’ailleurs la dynamique des conflits. Une grande partie de l’entretien que la réalisatrice nous a accordé est consacré à son documentaire Would you have sex with an arab ? (2012), prélude à un film de fiction sur une histoire d’amour entre Golda Meir et un amant libano-palestinien. La question transgresse, mais dénoue en même temps. Ni pulsion scopique, ni image médiatique, les utopies visuelles réelles que propose Yolande Zauberman agissent comme une respiration, ou une suspension des violences, et ce, même si ce qui est raconté est dur à entendre. Parce que devant des vécus, on s’incline plus volontiers que devant des discours portés par des idéologies. La narration documentaire fragmente les blocs de pensée, et chemine individu par individu, histoire par histoire, à travers des sentiments tour à tour de désespoir et d’exultation. De sorte qu’évidemment, notre perception des choses en est modifiée.
Ce qui demeure inexpliqué est peut-être – puisque nous faisons ici un portrait, comment la flamboyance de la cinéaste, arrivée sur un scooter vert brillant au rendez-vous, bottée de chaussures rose fuchsia, avec un casque également fluo recouvrant une chevelure de feu, contraste avec ses films nocturnes interrogeant l’inconscient et le caché, les arrière-plans et l’invisible à l’œil nu (c’est-à-dire sans caméra). Il y a quelque chose de l’ordre d’une apparition, et l’envers de cette colorimétrie incarnée configure un cinéma des intériorités. Un de ses films de fiction, Moi Ivan, toi Abraham, (1993) et qui est assez difficile à se procurer – pour prolonger la recherche des choses habituellement inaccessibles – est le fruit d’un rêve, donc aussi de visions symboliques. Il s’agissait de dire à des Juifs de fuir un lieu de persécutions à venir. Comme si le rêve n’était pas le réceptacle des jours précédents, mais d’une période de l’histoire anéanti par la catastrophe. Non pas le retour du refoulé, mais le retour des couleurs de la vie passée. Tout comme dans Vienne avant la nuit de Robert Bober, il s’agit de suivre les traces des vies sans l’horizon de l’ensevelissement. Or le film est en noir et blanc, nous dirions donc sans couleurs. Ou bien il faut les chercher ailleurs, et notamment dans les accents. « Dorénavant nous aurons un accent » disent deux personnages qui fuient, se sauvent et porteront dans leur nouvelle langue les échos du shtetl détruit.
Moi Ivan, toi Abraham est en partie tourné en yiddish, quand bien même les acteurs ne connaissaient pas la langue. Pendant un temps de tournage, quelque part en Ukraine, toute une compagnie d’acteurs aux origines différentes aura parlé yiddish, avec d’autres accents – ce qui relève d’une forme de miracle. Mais au fond, le leitmotiv de Yolande Zauberman est dans le rapprochement de ces voix lointaines, intérieures, tues, et qui nous manquent[3]. –
Avishag Zafrani
Notes
1 | Qui dirige les prières chantées à la synagogue. |
2 | Gal (גל) signifie onde ou vague en hébreu, mais Galgal (גַּלְגַּל) redouble le mouvement et signifie cycle, roulement, dans le film il est employé dans le sens d’un cercle vicieux. |
3 | Yolande Zauberman est l’autrice avec Paulina Mikol Spiechowicz d’une encyclopédie intitulée Les mots qui manquent, publiée aux éditions Calmann-Lévy. Il s’agit de récolter des mots dans toutes les langues du monde, qui permettent de dire des idées indicibles, ou en manque de mot pour exister. Ainsi, par exemple, « Mizpah en hébreu, qui signifie : un profond lien émotionnel, surtout si les êtres sont séparés par la mort ». |