« Plus jamais ça ! » : une généalogie

Quel est le ça dont le slogan « Plus jamais ça ! » cherche à conjurer la répétition ? Alors que l’utilisation de la formule se banalise, au point que certains n’hésitent pas à la retourner contre l’État d’Israël, Danny Trom en retrace la genèse, au-delà de la référence à la Shoah. Interrogeant la manière dont les pionniers sionistes se sont appropriés le récit de la résistance héroïque de la forteresse de Massada face aux légions romaines, il éclaire la manière dont le slogan s’articule à la condition juive, et comment il peut encore informer notre perspective sur la situation actuelle.

 

Image de Une du programme Youtube « Never Again | Fundraiser For Palestine »

 

 

Et si je dois survivre pour trouver l’expiation

Alors répondez : Où ?

Une voix silencieuse répondit à cette demande pressante :

« A Massada ! »

J’ai obéi à cette voix et je suis venu.

Silencieux, mes pas m’élèveront jusqu’au mur,

Silencieux comme tous les pas remplis de l’effroi

De ce qui arrivera.

Grand, grand est le mur de Massada.

Profonde, profonde est la fosse à ses pieds.

Et si la voix silencieuse m’a trompé,

Du haut mur à la fosse profonde

Je me jetterai.

Et qu’il ne reste aucun signe,

Et qu’aucun vestige ne survive.

Extrait de Yitzhak Lamdan, Massada, 1927

 

« Plus jamais ça ! ». L’origine du slogan est nébuleuse. Il aurait été énoncé pour la première fois par un groupe d’internés politiques à Dachau, l’épitaphe figurant aujourd’hui en grandes lettres sur le mémorial du camp. Ou alors, il aurait été formulé en 1961 dans un documentaire suédois sur la politique d’extermination nazie, porté par la parole publique de Elie Wiesel, institutionnalisé par le Holocaust Memorial Museum de Washington. Peut-être même aurait-il été lancé par Meïr Kahane, alors jeune militant radical de la Jewish Defense League à New York qui publia un manifeste titré Never again ! en 1971. Il suffit de traquer l’information sur la toile pour constater que toutes les pistes s’ensablent. Quoiqu’il en soit, la devise était un peu partout dans l’atmosphère des années 1960-1970 en même temps que la conscience émergente de ce qui s’appelait alors Holocauste avant d’être rebaptisé Shoah en Europe. Encapsulée dans une formule, cette conscience historique est donc une mauvaise conscience, celle de l’Europe d’avoir engendré le crime, celle des États-Unis d’avoir fermé ses portes à l’immigration juive, puis d’avoir observé se dérouler le génocide sans agir. Ce qui s’est passé ne doit pas se répéter, dit la devise.

Qu’est-ce le « ça » dont la répétition doit être conjurée, voilà qui sera voué à fluctuer. Les événements ne se répétant pas — tout au plus manifestent-ils un air de famille qui permet de les classer dans une catégorie plus ou moins extensive — la conscience vigile qui cherche à barrer la répétition doit ponctionner dans le flux de l’actualité pour nourrir son activisme. C’est pourquoi la réprobation, de celle des violences de masse à tendance génocidaire jusqu’à celle des tueries de masse dans les écoles aux États-Unis, se conclut invariablement par la devise « plus jamais ça ! ». Et puisque le mal ne cesse de proliférer, « plus jamais » s’est inversé en son contraire, devenant synonyme de « encore toujours ».Le slogan lui-même, le mode de prise sur le réel qu’il suppose et promeut, avec sa charge d’indignation, implique donc logiquement l’oubli du « ça » dont le souvenir a fourni la substance. La dilution de la Shoah en est la conséquence immédiate. À ce premier mouvement de relativisation s’en est ajouté un second, en cours depuis des décennies : le retournement du slogan contre l’État d’Israël accusé de génocide, pente irrésistible dès lors que la mauvaise conscience historique y trouve à alimenter son propre apaisement. « Plus jamais ça ! » lit-on un peu partout à propos de la guerre à Gaza, étant entendu qu’Israël commet un génocide sur les Palestiniens. Nous sommes donc aujourd’hui parvenus à la fin d’un cycle : devenu un cri de ralliement affranchi du destin des juifs, puis retourné contre eux, le « plus jamais ça ! » inversé en « encore toujours » permet de cibler l’État d’Israël en occultant la nature du massacre du 7 octobre dernier.

« Plus jamais Massada ne tombera »

Mais la formule, dont on peine à identifier la première occurrence et à reconstituer les voies de diffusion, puise possiblement à une autre source — elle aussi, régulièrement indiquée sur la toile —  antérieure à la Shoah et à l’État d’Israël, dans la Palestine mandataire des années 1920. Elle figure sous la forme « Massada ne tombera pas à nouveau » (chenith metzada lo tipol) dans le poème épique Massada de Yitzhak Lamdan (1899-1954), poème chapitré, rédigé entre 1923 et 1926, puis publié dans son intégralité en 1927 dans une maison d’édition littéraire de Palestine. Son auteur, né sous le nom de Itzik Yehuda Lobe à Mlynov, village situé au nord-est de Lviv, fuit les pogroms qui se multiplient dans cette région plongée dans la guerre, s’engage dans l’Armée rouge, retourne dans son village natal ravagé, puis rejoint le mouvement de jeunesse sioniste-socialiste et immigre en Palestine en 1920. Traducteur de Jack London et de Joseph Conrad en hébreu, Lamdan, aujourd’hui oublié, acquit une notoriété immense, immédiate, dans le Yichouv comme en Europe orientale, lorsque parut Massada, l’amenant à renoncer au travail manuel pour se vouer à l’écriture.

Après la guerre de 1967, Massada devint un symbole du petit État-citadelle assiégé par des voisins hostiles, au point que la mentalité israélienne put être caractérisée comme affectée par le « complexe de Massada », mélange de claustrophobie et de paranoïa appelant un traitement urgent.

Composé dans un hébreu lyrique, ce poème-fleuve sera immédiatement intégré dans le programme des écoles du Yichouv et dans celles modernes à tendance sioniste du réseau éducatif Tarbut en Pologne. Mis en musique, pénétrant le folklore de la troisième Aliya — des extraits de Massada furent même encastrés dans la Haggadah de Pessah en usage dans les kibboutzim des années 1930 — l’œuvre, et avec elle son auteur, sombrera dans l’oubli dès la toute fin des années 1950. Seul surnagera le slogan « Massada ne tombera plus » qui peut se traduire aussi par « plus jamais Massada ne tombera ». Mais la formule, dans le poème de Lamdan, n’y prend pas le sens guerrier univoque qu’on lui accole spontanément, bien qu’elle s’y prête parfaitement, sachant que la forteresse de Massada, perchée sur un promontoire du désert de Judée, fut le théâtre supposé de la dernière résistance armée, aussi désespérée qu’acharnée, d’une poignée de zélotes contre les légions romaines, résistance qui se solda, si l’on en croit le chroniqueur Flavius Josèphe dans La guerre des Judéens, source unique de cet événement, par le suicide des derniers combattants encerclés.

Yitzhak Lamdan (1899-1954)

Déjà en gestation sous le Yichouv à l’époque mandataire, l’excursion à Massada devint un rituel de la jeunesse pionnière, puis des nouvelles recrues de Tsahal lorsque l’État naquit en 1948[1]. Yitzhak Lamdan lui-même ne s’est toutefois jamais rendu à la forteresse, alors même que la jeunesse pionnière y faisait régulièrement des ascensions afin d’y déclamer, au sommet, des extraits de sa poésie. Car le site, dans la poésie de Lamdan, est la métaphore de la Terre d’Israël dans une période de paix relative assurée par l’administration britannique de la Palestine, le climat ne se détériorant sérieusement qu’à partir de 1929, conduisant à une militarisation du Yichouv auquel les sionistes s’étaient jusqu’alors refusés. Ce n’est que bien plus tard, après la guerre de 1967, que Massada devint un symbole du petit État-citadelle assiégé par des voisins hostiles, au point que la mentalité israélienne put être caractérisée comme affectée par le « complexe de Massada », mélange de claustrophobie et de paranoïa appelant un traitement urgent.

Pour la construction d’une mythologie nationale, la conduite héroïque des zélotes retranchés dans la forteresse de Massada se prêtait exemplairement à l’investissement. Postérieur à la clôture du récit biblique, cet épisode de la résistance armée contre Rome en 72, deux ans après la chute de Jérusalem et du second Temple, est nimbé d’un statut historique, certes peu assuré mais plus ferme que le récit biblique perdu dans la nuit des temps. C’est pourquoi le mythe de Massada fut alimenté par l’écrivain et doctrinaire russe du sionisme Micha Berdyczewski, dès le début du siècle, dans le but explicite de fabriquer un récit édifiant, capable d’affranchir les juifs de leur impotence politique. Que La guerre des Judéens du chef de guerre judéen Yoseph Ben-Matityahu alias Flavius Josèphe fut traduit pour la première fois du grec en hébreu en 1923, témoigne de son succès dans la société juive de Palestine. Le professeur d’histoire Joseph Klausner à Université Hébraïque œuvra dans les années 1930 à conférer à cet épisode une assise historique solide, puis les archéologues, à l’exemple de Yigeal Yadin dans les années 1960, fouillèrent le site afin de conférer à Massada la concrétude matérielle d’un héritage.

Dans cette lignée, le slogan « Massada ne tombera plus » exprime la rupture révolutionnaire avec la passivité traditionnelle des juifs, en insufflant la conviction que le sionisme s’inscrit en rupture avec elle, dans la continuité retrouvée d’un éthos combatif encore activable, après la longue éclipse d’une nuit de misère en exil. La guerre des Judéens de Flavius Josèphe ne pénétra pas le corpus des textes juifs traditionnels — le judaïsme rabbinique naissant de l’option de se retirer à Yavné, la première maison d’étude, plutôt que de livrer un combat perdu d’avance dans une Jérusalem affamée, assiégée par les Romains. La lutte armée des zélotes figurant alors la révolte contre le quiétisme du judaïsme rabbinique, contre l’impuissance juive, Massada sera l’emblème de cette rébellion sioniste contre la tradition, contre la condition exilique.

L’énorme succès du poème Massada de Lamdan auprès de son public tient à la reformulation sioniste de l’espoir juif délié de la main de Dieu.

Yitzhak Lamdan était résolument sioniste, mais il semble qu’il puisa moins son inspiration dans le récit grec du général judéen Flavius Josèphe, lequel indique que la résistance téméraire à l’occupant romain par les armes est vaine, que dans le livre de Yossipon [2], translittération (targoum) hébraïque du même récit, rédigé en Italie au Xe siècle, version du même événement qui, elle, héroïse les zélotes acculés au suicide en sanctifiant le nom de Dieu (kidouch hachem). Ne figurant nulle part dans la littérature rabbinique, la mémoire de Massada chemina donc parallèlement, on ne sait trop par quelles voies, pour ressurgit dans le Sefer Yossipon à l’orée du Moyen Âge, livrant aux communautés juives massacrées dans la région rhénane lors des croisades médiévales un sens à la mort collective, y compris l’option du suicide plutôt qu’une captivité vouée à la torture et à la conversion forcée. S’il fallut attendre 1923 pour que La guerre des Juifs paraisse en hébreu moderne en Palestine, le Sefer Yossipon circulait en yiddish en Europe depuis au moins le XVIIIe siècle, probablement bien avant.

« Massada ne tombera plus » signifie alors pour Yitzhak Lamdan que la Terre d’Israël est la dernière étape de la destinée des juifs. Le poème décrit le cheminement intérieur du pionnier, celui qui quitte l’Europe pour la Palestine, celui qui renonce à se venger des pogroms, celui qui a cru au communisme mais ne pense plus qu’il résoudra le problème juif, celui qui, posté sur le front historique ultime des juifs, refuse de rester sur place en s’accommodant de la précarité de la situation. Massada est pour le juif-pionnier « la dernière frontière » au-delà de laquelle « il n’y a pas d’issue », dit le poème. Pour Flavius Josèphe, Massada est une défaite, certes honorable mais sans équivoque, pour le Sefer Yossipon, elle est une survie dans la mort, et pour Lamdan, une survie dans la vie nationale.

Nul encerclement par une armée ne produit cette nasse dans lequel les juifs sont pris, c’est l’histoire juive elle-même qui s’achemine vers sa phase décisive, vers la rédemption ou la catastrophe finale, entre lesquelles Lamdan oscille. C’est ici que le poète traduit le doute et l’anxiété qui traverse la société juive de Palestine des années 1920. La force intérieure, jusqu’au sacrifice de soi, va-t-elle parvenir à surmonter l’adversité ? Telle est la question qui se pose à la société juive pionnière depuis le milieu des années 1920. L’échec redouté ne l’est pas sous l’effet de l’hostilité arabe au Yichouv, encore de très basse intensité, mais résulte de la trop faible attractivité de la Palestine pour les juifs d’Europe qui immigrent dans d’autres directions, de la dureté du travail agricole sur place, de la crise économique qui frappe de plein fouet la société juive palestinienne fraîchement implantée, suscitant le découragement des pionniers, dans une période où l’Aliya stagne, les arrivées égalant en nombre celui des retours en Europe de l’Est.

Yitzchak Lamdan. Masada, couverture de la première édition (Tel-Aviv : Hedim 1925)

« Soulevez vos jambes / Raffermissez vos genoux / Encore et encore ! / Dans la ronde de la danse / Massada ne tombera plus jamais ! » :  la forteresse de Masada figure le combat intérieur de ceux qui, se tenant main dans la main, en formant une chaîne circulaire, luttent contre les forces contraires du découragement, de la défection individuelle, cela afin de tenir ensemble, de se fixer en ce bastion ultime, de s’y cramponner coûte que coûte, dès lors qu’il n’y a nulle part ailleurs où aller. En ce sens, Massada de Yitzhak Lamdan est positivement corrélé au motif de la survie de juifs, comme l’est le Sefer Yossipon : « Massada ne tombera pas à nouveau » signifie que les juifs, dans la modernité, vont finalement échapper à leur persécution, s’extirper de la nasse européenne où même la révolution bolchévique se retourne contre eux, en se rendant maîtres de leur destin. Aussi séculier et socialiste soit-il, Massada emprunte donc des tropes juifs traditionnels pour décrire l’expérience pionnière sioniste comme le chemin des juifs vers le dénouement ultime de leur histoire, dès lors que la résignation passive dans l’attente de la rédemption du peuple en exil, par Dieu ou par la révolution communiste, sont autant d’impasses.

Le slogan « plus jamais ça » trouve donc sa matrice dans la description de la situation existentielle des juifs par Lamdan, au moment où se joue anxieusement la bataille finale sur le front intérieur de la destinée juive. Le sacrifice des zélotes n’est pas une allégorie du champ de bataille comme ce sera le cas plus tard pour les pionniers-combattants du Palmakh, le bras armé du Yichouv dans les années 1930-1940, mais une image du refus de reculer, de la capacité d’endurer, de la volonté collective tenace de réaliser le projet qui superpose le socialisme et la renaissance de la nation juive. Au bout de ce chemin : la sanctification du nom de Dieu dans la langue du Sefer Yossipon et, dans celle de Lamdan, la rédemption en Terre d’Israël, sinon le vide. L’énorme succès de Lamdan auprès de son public tient à la reformulation sioniste de l’espoir juif délié de la main de Dieu.

Mais c’est peut-être l’écho de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943, parvenu dans le Yichouv, en pleine guerre, alors que l’entreprise de destruction des juifs battait son plein, qui allait infléchir encore une fois le sens du slogan « Massada ne tombera plus », imprégnant durablement l’éthos national de l’État d’Israël en gestation dans son rapport aux juifs d’Europe, soudant en une seule expérience la révolte des ghettos, donc la lutte des juifs d’Europe pour leur survie, et celle du Yichouv qui scrute fébrilement l’avancée de la Wehrmacht vers la Palestine en se préparant au combat. L’État d’Israël, dès sa naissance, glorifiera les combattants qui luttent jusqu’au bout avec l’énergie du désespoir dans les ghettos assiégés, image inversée de ceux qui périrent passivement, promettant que jamais plus Massada ne tombera. Aussi, l’État d’Israël se comprit, et fut compris, comme l’institutionnalisation du slogan du « plus jamais ça », en conjuguant le front de l’histoire des juifs d’Europe qui s’effondre dans la Shoah, et l’État gardien du peuple juif, son dernier rempart. Ce qui ici ne doit pas se répéter est la Shoah, entendue comme la métaphore de l’inaction, de l’incapacité à affronter efficacement l’ennemi. Tel est le sens désormais stabilisé de la formule « Massada ne tombera plus » : le « ça » qui ne doit plus jamais se reproduire est l’impuissance des juifs, transfigurant simultanément l’État d’Israël en État de l’après-coup, un dispositif travaillé par la conscience malheureuse d’être né trop tard.

« Manifestation contre la guerre à Gaza à Toronto, le samedi 10 janvier 2009 » Creative Commons
« Plus jamais ça » retourné en accusation contre l’État d’Israël…

Le slogan « plus jamais ça » qui imprègne désormais la conscience moderne post-Shoah, trouve donc possiblement sa source dans la mise en place progressive du dispositif le plus tangible destiné à rendre l’événement, pris cette fois-ci dans son sens strict, non-réitérable. Retourné en accusation contre l’État d’Israël avant même l’amorce de la réaction militaire de Tsahal à l’agression du 7 octobre, il prend l’allure d’un chiasme dont nous sommes actuellement, juifs d’Europe, prisonniers, comme si « plus jamais ça » impliquait désormais que Massada tombe une seconde fois. La torsion de la conscience historique ici à l’œuvre est donc très singulière : l’effacement de la Shoah, dans la forme du déni ou de la relativisation, rend toute intention antisémite inaccessible, pour ce qu’elle est et d’où qu’elle vienne à se manifester, à cette conscience historique commune encapsulée dans le slogan « plus jamais ça ! ».

Le quasi-messianisme du mythe de Massada est relayé aujourd’hui par un sionisme religieux, qui l’a affranchi de sa gangue universaliste et par là même de l’esprit sioniste européen, en l’amalgamant à un culte de l’État et de la conquête de la terre sacrée.

Se pose alors à nous la question de savoir quelle strate des élaborations autour de Massada communique encore avec notre situation actuelle. Sécrétion de l’histoire politique des juifs, la formule « plus jamais ça » de Lamdan exprime ce quasi-messianisme des pionniers socialistes qui, à l’évidence, n’a plus d’actualité. La constellation qui fit de la réalisation sioniste l’ultime bastion de l’histoire juive — vision que le poème Massada de Lamdan incarnait à une période de grande précarité — s’est effacée depuis fort longtemps. Le genre d’ultra-activisme corrélatif au mythe de Massada n’apparait plus aux yeux des Israéliens eux-mêmes que comme un culte patriotique vieillot, et toute la panoplie folklorique grandiloquente qui l’entoure comme un amas de kitsch dont Massada de Lamdan fut une pièce maîtresse. Ce quasi-messianisme est relayé aujourd’hui par un sionisme religieux, qui l’a affranchi de sa gangue universaliste et par là même de l’esprit sioniste européen, en l’amalgamant à un culte de l’État et de la conquête de la terre sacrée sans autres considérations. S’il est exact que l’échappée de l’histoire juive conférait au « plus jamais » de Lamdan une tonalité messianique, elle demeurait en mode mineur, atténuée, toute en retenue, puisque Lamdan, comme Herzl le fit trente ans plus tôt, parcourt dans Massada l’arc des solutions politiques au problème juif en Europe avant d’opter finalement pour le sionisme : sa dernière frontière, dans les années 1920 est d’abord la moins mauvaise solution, la seule viable, donc la dernière, avant d’être reprise positivement comme étant la meilleure.

Ce qui, à l’ère post-Shoah, s’est cependant avéré durable dans la formule « plus jamais ça » de Lamdan, c’est que l’État d’Israël est le bastion où la survie des juifs trouve son lieu de réalisation le plus tangible, mais dans un monde où les juifs perdurent néanmoins en Europe ou ailleurs, ce que la doxa sioniste avec ses accents quasi messianiques excluait. Il s’ensuit que depuis le 7 octobre, c’est précisément la source enfouie du « plus jamais ça » de Yitzhak Lamdan qui ressurgit, dès lors que le pogrom n’est plus seulement ce qui domine la condition politique européenne que le poète fuyait, mais la brèche percée dans la citadelle à travers laquelle l’expérience juive refait surface dans l’État-abri. C’est pourquoi, avec le 7 octobre, le « plus jamais ça », ici aussi, s’est effectivement inversé en un « encore toujours », mais un encore toujours strictement la même chose, malgré la solidité du dispositif destiné à rendre la chute impossible.

Et Massada de Lamdan se rappelle encore d’une autre manière à notre actualité, sous la modalité de la volonté de tenir fermement à une réalisation aujourd’hui menacée par la discorde — sur ce front intérieur des pionniers qui donna à l’État d’Israël sa forme si singulière, où la mise à l’abri des juifs et l’esprit de justice pouvaient trouver leur point de jonction. Car la brèche portée dans la forteresse le 7 octobre, et la guerre encore en cours qui s’en est suivie, sont venues momentanément occulter cette autre brèche, d’un autre ordre, percée par le gouvernement actuel de l’État d’Israël, pour qui Massada n’est rien d’autre qu’une politique offensive, orientée vers la conquête. Sur cette ligne de fracture de la société israélienne plane le risque du découragement et de la démoralisation de l’opposition, tel qu’il hante le poème de Lamdan : n’est-ce pas aussi ce qui guette la mobilisation actuelle pour la sauvegarde de l’État d’Israël dans sa forme canonique, celle formulée dans sa Déclaration de naissance, à laquelle nous tenons ? Et l’oscillation de Yitzhak Lamdan entre la rédemption et la catastrophe finale, ce vertige éprouvé du haut de Massada qu’il n’avait jamais arpenté, ne les ressentons-nous pas à nouveau résonner en nous ?


Danny Trom

Notes

1 Sur la mémoire de “Massada”, cf. Barry Schwarz, Yael Zerubavel, Bernice M. Barnett, “The recovery of Masada: A study in collective memory”, The Sociological Quarterly, 1986/2, p.147-164.
2 Ceci a été souligné  par Yael Zerubavel, puis développé par Yael S. Feldman, “ ‘The Final Battle’ or ‘A Burnt Offering?’: Lamdan’s Masada Revisited”, AJS Perspectives, 2009, p.30-2.

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