Nous aurons été comme des rêveurs

« Nous aurons été comme des rêveurs » a été publié pour la première fois en yiddish dans le magazine new-yorkais Afn Shvel. Il constitue le prologue d’un roman en yiddish que le professeur de langue et littérature yiddish à l’université de Bar-Ilan, Ber Kotlerman, publiera bientôt chez l’éditeur suédois Olniansky Tekst. Ber Kotlerman, qui est né à Irkoutsk en 1971, a la particularité d’avoir grandi au Birobidjan. La « région autonome juive » fondée en 1934 en URSS est la toile de fond de son livre.

En version originale : הײַנו כחולמים

 

Écrivains du Birobidjan (de droite à gauche) : Bouzi Miller, Dov-Ber Sloutsky, (derrière) Itzik Bronfman, Liube Wasserman, Heschel Rabinkov, Joseph Kerler, Nokhemke Friedman, Salvador Borges. Birobidjan 1949.

 

Dans l’étroite arrière-salle du futur musée des coutumes régionales, s’entassaient des tableaux, des documents, des dossiers, des livres, des maquettes. Bientôt, ces trésors seraient exposés dans la section juive du musée mais pour l’heure, ils s’empilaient dans le plus vaste désordre aux quatre coins de la pièce, sur le rebord de la fenêtre, dans les armoires grandes ouvertes et sur le bureau de guingois. Le frêle Dov-Ber Sloutski, avec ses lunettes, s’était assis à cheval sur la seule chaise de la pièce. Une demi-heure plus tôt, à la bibliothèque Sholem Aleichem, il avait terminé une lecture publique d’un extrait de son roman Pour la terre, pour la liberté, qui lui avait coûté des années d’un labeur pénible. La tradition de ces lectures s’était depuis longtemps installée ici, au Birobidjan ; mais le public d’aujourd’hui n’était plus le même qu’autrefois. Il se contentait d’anémiques récits sur la lutte du peuple soviétique contre le fascisme, inspirés par Bar-Kokhba[1], son héros épris de liberté. En outre, le camarade Brokhine, secrétaire à la propagande, qui se trouvait dans la salle, avait gardé les sourcils froncés tout du long, ce qui n’était certainement pas bon signe…

Dor-Ber contempla en maître de maison les trésors épars ainsi que les quelques invités installés ici et là. Tous étaient bien plus jeunes que lui ; leur visage ne portait pas cette expression déconcertée, résignée, à laquelle Dov-Ber s’était habitué pendant les années d’évacuation à Alma-Ata[2]. Assis sur un tas de volumes reliés, une cigarette à la main, se trouvait Bouzi Miller, écrivain et rédacteur pour le journal yiddish local. Vêtu de son habituel complet veston, avec cravate, il se considère comme une sorte d’autorité littéraire. Pourtant, face à Dov-Ber, il se sent quelque peu mal à l’aise : ce dernier a fréquenté autrefois Bialik et Mendele[3] ! Un si noble passé fait forte impression sur Bouzi.

À l’entrée, on trouve le modeste Heshl Rabinkov, un dramaturge et critique plutôt talentueux. Comme toujours, il préfère rester dans l’ombre. C’est dommage : il possède un sens inné de la littérature et des arts, mais ses aptitudes sont entravées par cette volonté de toujours passer inaperçu. Heshl ne croise jamais le regard de Bouzi, non plus que l’inverse, bien que tous deux se connaissent depuis l’époque où ils habitaient Kharkov, et quoiqu’ils soient arrivés presque en même temps au milieu des années 1930. Il paraît que cette inimitié date d’avant-guerre. Quelque vieille querelle…

Le journaliste Nokhemke Fridman est à-demi assis sur le rebord de la fenêtre. Nokhemke sourit, il est en paix avec lui-même et avec les autres. Nokhemke est venu avec la toute première vague d’immigrés, il a travaillé à l’époque quelque part à Birefeld[4], dans les champs. Dernièrement, il a lu à Dov-Ber quelques-uns de ses nouveaux poèmes. Des textes tout à fait naïfs, mais non point mauvais, quoiqu’il faille encore les travailler. Appuyé contre le mur, le poète Isroël Emiot, avec ses épaules étroites, regarde une sorte de tableau. Il est d’un autre genre, complètement différent. Emigré de Pologne en 1939, Emiot connaît les textes religieux, c’est un érudit – il a reçu une éducation traditionnelle ! – et pourtant, un tas de choses très simples de la vie soviétique lui restent complètement mystérieuses. Cela énerve Bouzi. Dor-Ber, lui, s’en amuse. Ah, jeunesse bienheureuse ! Le Birobidjan les a réunis et le temps seul dira si c’était une bonne ou une mauvaise chose…

Dov-Ber ouvrit un fin dossier de carton, annoté d’une inscription en russe : « Дело Н°…[5] ». Il en sortit quelques pages jaunies, complètement couvertes de lignes dactylographiées. « Vous savez, n’est-ce pas », dit-il doucement, « que depuis à peu près six mois, je rassemble toutes sortes d’objets pour la section juive du musée. Cinq expositions permanentes sont planifiées. J’ai là un océan de photos, de documents, de mémoires, de témoignages. Il est d’ailleurs impossible pour l’instant d’exposer la plupart d’entre eux… »

Dov-Ber leva les yeux. Bouzi le dévisageait, comme s’il ne comprenait pas de quoi il parlait. Heshl observait quelque chose près de ses pieds. Nokhemke continuait à sourire ; son pince-nez reflétait des éclats de lumière. Isroël restait debout, le dos tourné. « Cela pour diverses raisons », poursuivit Dov-Ber, « et la plupart sont faciles à comprendre. Longtemps, je me suis demandé quoi faire de toutes ces choses, comment les rendre accessibles aux gens, et puis tout à coup, j’ai été pris de l’envie de rédiger une sorte de récit allégorique sur le Birobidjan, adressé à ceux qui pourront le comprendre… »

« Comment ça ? », demanda Bouzi sur un ton ironique. « Avez-vous l’intention de l’écrire en hiéroglyphes, en lettres runes, ou dans quelque autre langage secret ? » Heshl jeta un coup d’œil rapide derrière la porte et voulut dire quelque chose, mais il se tut. Dov-Ber fit de la main un geste d’apaisement.

« Laissez-là vos plaisanteries, Bouzi. J’ai commencé un préambule, voyez-vous, et j’aurais aimé entendre votre avis. C’est écrit dans un style biblique… » Dov-Ber remua maladroitement ses feuillets. Dans les larges rayons du soleil couchant, des poussières volaient. Dov-Ber toussota et commença à lire :

« Quatre générations naquirent depuis lors, et nul ne se rappelle plus comment nous arrivâmes dans ces contrées. Et il ne s’était passé que sept ans depuis que les enfants de Khmel[6] avaient encore une fois brûlé et égorgé sans pitié nos vieillards, nos femmes et nos enfants, et glissé un nœud coulant autour de notre gorge. Et nous ne savions pas où nous enfuir, car partout, nous étions étrangers. Et nous nous accrochâmes à la bonne volonté des souverains idolâtres, qui se reposaient alors après quelques persécutions et exactions.

« Et il en fut ainsi : on envoya des explorateurs loin vers l’Orient, pour observer le pays, et parmi eux se trouvaient des experts de l’eau et du vent, des végétaux et des animaux – douze était leur nombre. Et le pays n’avait pas de nom alors, car il ne se distinguait par aucun signe, et personne n’avait pensé à lui attribuer de nom en particulier.

« Pendant sept semaines, ils arpentèrent le pays et étudièrent la terre, pour voir si elle était grasse ou maigre, et quels arbres y poussaient, et quel peuple l’habitait. Et ils montèrent depuis le Nord-Ouest jusqu’au Sud-Est, et ils explorèrent le pays d’un bout à l’autre. Et ils virent que c’était une région sauvage, mais riche, étendue devant leurs yeux entre les montagnes, comme sur la paume de la main. Et ils avancèrent jusqu’au grand fleuve qui charrie ses eaux depuis le pays de Sîn. Et en chemin, ils virent de petits hameaux peuplés d’autochtones. Et ce fut l’été, et le temps des premières récoltes de prunes, de pommes, de framboises et de groseilles, de raisin, et l’odeur de l’herbe à miel planait dans les airs.

« Et ils terminèrent leur exploration du pays et s’en revinrent au bout de sept semaines. Et ils parlèrent à la sainte communauté et à ses dirigeants en ces termes :

« ‘Nous sommes arrivés dans le pays où vous nous avez envoyés, et il en est ainsi : le climat là-bas est impitoyable, l’air grouille de moustiques et de taons, les routes sont en très mauvais état et les sentiers sont délaissés. Mais nous avons aussi vu beaucoup de rivières, des forêts touffues, de hautes montagnes et des vallées étendues, et les habitants autochtones sont peu nombreux.’ Et ils montrèrent les fruits qu’ils avaient rapportés avec eux de cette région, et le miel, et les herbes médicinales, et le poisson merveilleux qui chaque année, depuis des millénaires, remonte depuis les mers pour frayer dans les fleuves de là-bas.

« Et la sainte communauté avec ses dirigeants, après avoir écouté jusqu’au bout le discours des explorateurs, ne sut pas si elle devait s’affliger ou se réjouir. Ils jetèrent sur le plateau gauche de la balance le climat, les moustiques, les routes et les sentiers, et sur le plateau droit – les fleuves, les forêts, les montagnes et les vallées. Et la balance oscilla avant de s’arrêter juste au centre. Ils ajoutèrent alors sur le plateau droit la bonne volonté des souverains idolâtres et le plateau droit s’abaissa.

« Et bientôt, les étrangers de tous les coins du monde se mirent en route vers ce pays : artisans et marchands, charretiers et égorgeurs rituels, maîtres d’école et maçons. Sur place, ils se dispersèrent, seuls ou par famille, chacun sur sa parcelle de terre. Et ces parcelles étaient très éloignées les unes des autres. Et ils tracèrent les frontières de ce pays jusqu’alors dépourvu de nom. Alors se mirent à affluer, comme le sang dans les veines, hommes, bêtes et marchandises. Et les étrangers y montèrent, unis par leurs rêves antiques, et ils donnèrent au pays un nom, et ce nom fut : Birobidjan, d’après les fleuves Bira et Bidjan qui coulent en son sein. Et ce nom se mit à tinter à travers ces contrées comme s’il y avait sonné depuis des millénaires, dans le bruissement des branches et le murmures des rivières. Et le « R » retentissant des étrangers l’épiçait, le rendait exotique, et ôtait leur tranquillité aux anciens habitants, qui sentaient passer les vagues de cette volonté incompréhensible, et qui n’était pas d’ici. Car ceux-ci vivaient toujours dans le lointain Orient, alors que ceux-là se trouvaient déjà au Birobidjan.

« Or ils n’étaient pas accoutumés aux travaux agricoles, ni à de si âpres conditions, de sorte qu’un grand nombre d’entre eux ne les supportèrent pas et dirent : ‘C‘est un pays qui dévore ses habitants ! Pourquoi avons-nous été amenés ici, dans ce mauvais endroit ?’ Ceux-là s’en retournèrent dans leurs vieux foyers ou reprirent la route vers d’autres lieux. Quant aux autres, par manque de choix ou suivant leur propre volonté, ils affirmèrent : ‘Nous monterons et nous nous approprierons ce pays, car nous en viendrons certes à bout.’ Ceux-ci restèrent et ils firent voguer des radeaux à travers les fleuves, ils cultivèrent des rizières boueuses, déracinèrent des chênes centenaires, et ils semèrent du blé, et firent cuire des briques… »

La voix de Dov-Ber s’interrompit. Le silence se fit dans la petite salle. Chacun regardait les poussières danser dans les rayons du soleil. Bouzi rompit le mutisme général : « Pourquoi croyez-vous, camarade Dov-Ber, que les circonstances de notre arrivée ici seront oubliées du plus grand nombre ? » Dov-Ber lui jeta un coup d’œil, à lui puis aux autres, et il haussa les épaules. Il répondit avec un sourire triste : « Je crois que plus personne ne s’en souviendra. Du moins pas comme nous nous en souvenons pour l’instant. Quelqu’un écrira une autre histoire, comme ça se fait en général, et notre petite patrie sera dissoute dans ce pays gigantesque comme un morceau de sucre dans un verre de thé. Et même votre nom, Bouzi, personne ne se le rappellera. Sur votre tombe, on écrira quelque chose comme ‘Boris Izrailevitch’. Et quant à notre Birobidjan… Dans le meilleur des cas, il s’appellera ‘Région autonome juive’, comme on le lit déjà depuis longtemps dans les journaux. Autrefois, les Romains pilonnèrent Jérusalem puis ils rebaptisèrent la Terre d’Israël ‘Palestine’, du nom des Philistins qui habitaient sur la côte et qui ont disparu dans la nuit des temps. Bien sûr, le Birobidjan n’est pas la Terre d’Israël, mais en même temps que son nom, disparaîtront nos poèmes, nos chants, notre langue, nos rêves… »

« Vous dites que le Birobidjan n’est pas la Terre d’Israël, mais c’est précisément le parallèle que vous tracez dans ce que vous venez de nous lire. Vos explorateurs sont les fameux explorateurs envoyés par Moïse pour espionner le pays de Canaan ! D’ailleurs, où êtes-vous allé chercher le nombre de douze experts ? C’est tiré des douze tribus ? N’est-ce pas un peu exagéré ? »

Isroël Emiot se tenait à présent dos au tableau qu’il avait observé plus tôt avec tant d’attention. Son visage efflanqué semblait très sérieux. Nokhemke sauta du rebord de sa fenêtre et s’avança dans les derniers rayons du soleil mourant :

« Mais c’est vrai qu’ils étaient douze ! Je ne me rappelle pas leur nom à tous ; il y avait un professeur américain, Williams, et d’autres encore : des biologistes, et des géographes, des agronomes… C’est étrange ! Et pourquoi chez vous passent-ils sept semaines à explorer le pays, et non pas quarante jours, comme les explorateurs de Moïse ? S’agit-il d’un jeu autour du chiffre sept ? Sept ans après Petlioura – sept semaines d’exploration ? Et puis Khmelnitski, notre persécuteur, vous l’avez convoqué pour la perspective historique, c’est cela ? Pour illustrer le cycle de l’Histoire ? Tout ce récit me semble trop symboliste, quoique je sois charmé par le style lui-même : ‘Et ils montèrent, et ils explorèrent le pays d’un bout à l’autre’… »

« Et si nous parlions chacun notre tour ? » Heshl s’avança vers le bureau et s’assit au bord. « Bouzi, prenez la parole le premier. »

Bouzi triturait sa cigarette éteinte d’un air renfrogné. Il était évident que les paroles de Dov-Ber lui avaient déplu. Il leva les yeux avec un sourire de travers :

« Très bien. Mais que personne ne se vexe. Le lien avec les plans de ‘Khmel’, c’est-à-dire ‘Khmelnitsky’, et ceux de Petlioura me semble tiré par les cheveux. Que cela a-t-il à voir avec le Birobidjan ? Et de quels ‘souverains idolâtres’ parlez-vous ? Qui visez-vous, le camarade Kaganovitch[7] ? Mais pourquoi donc aller chercher de telles métaphores ? Et puis, qu’est-ce que c’est que cette sainte communauté qui aurait missionné des explorateurs ?  Ce sont des organisations tout ce qu’il y a de plus concrètes qui ont pris la décision de chercher un territoire pour l’autonomie juive. Et d’ailleurs je n’aime pas non plus ce terme d’explorateurs : dans le contexte biblique, c’est Dieu qui donne la Terre d’Israël, alors que dans notre cas, ce sont le Parti et le gouvernement. De telles comparaisons, excusez-moi, me paraissent verser beaucoup trop dans le pathos. Enfin au sujet du nom lui-même de Birobidjan, on peut inventer ce qu’on veut, mais le district du Birobidjan existait avant l’arrivée des immigrés ! A présent, pourquoi mettre l’accent sur ce ‘R’ retentissant ? Et ce mot d’étrangers me reste lui aussi en travers de la gorge. Nous n’avons jamais été considérés comme des étrangers, ici : cet endroit fait partie de l’Union soviétique ! Je peux encore comprendre le passage sur ‘un pays qui dévorerait ses habitants’ : les déserteurs se sont effectivement apparentés aux explorateurs de Moïse, qui répandirent de mauvaises rumeurs sur le pays d’Israël. Mais j’effacerais le ‘faute de choix’ de ceux qui sont restés. Nous n’avons amené ici personne de force ! Et puis d’une manière générale, je n’aime pas ce genre biblique. On n’a pas besoin d’allusions de ce type, c’est juste un galimatias. La position de l’auteur n’est pas claire, elle non plus. Il me semble que nous avons en définitive trouvé un refuge pour notre peuple persécuté, il y a de quoi se réjouir ! Mais non, l’auteur décrit tout sans cœur, comme une personne extérieure, avec une sorte d’objectivité bourgeoise… Et voilà. »

Bouzi secoua la tête et resta silencieux, presque vexé. Tous les autres tournèrent leurs regards vers Dov-Ber, mais son visage disparaissait désormais dans l’obscurité, qui s’était épaissie. Bientôt, la voix tranquille de Heshl se fit entendre :

« Moi non plus, je n’aime pas ces ‘souverains idolâtres’.  Peut-être ce mot archaïque et négatif d’‘idolâtre’, c’est-à-dire païen, non-juif, est-il superflu. Mais en ce qui concerne la course de l’Histoire, selon moi, il s’agit d’un thème pertinent. Tout comme le lien avec les pogromes me paraît tout à fait clair. Pourquoi selon vous le Parti et le gouvernement se sont-ils mis à chercher un espace pour une autonomie juive ? Afin que les masses juives, pressées hors de leurs bourgades traditionnelles par les pogromes, les guerres civiles, la faim et la misère générale, puissent avoir leur propre territoire. Et puis les ‘explorateurs’, le fleuve qui coule depuis le pays de Sîn, les premières récoltes et tout le reste… c’est un exercice de style, un genre ! Cependant la morale est tout à fait opposée. Au temps de la Terre d’Israël, les explorateurs répandaient des calomnies, Dieu exprimait sa volonté et son châtiment. Ici, au Birobidjan ce sont des expéditions professionnelles qui ont eu lieu. Ce sont les intérêts du pouvoir et des masses laborieuses juives qui se sont exprimés. Pendant deux mille ans, nous avons été gavés d’histoires sur la terre sainte, et nous sommes arrivés ici malgré tous les prophètes de malheurs ; nous avons conquis ce pays ! Je veux dire que vous avez grand mérite à décrire notre histoire de cette façon, en opposition directe avec la mythologie biblique. Ce serait même peut-être pas mal d’ajouter encore plus d’ironie dans les parallèles hébraïques. »

À présent, la petite salle était devenue complètement noire et il y faisait étouffant. Dov-Ber se leva de sa chaise ; il se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit en grand. L’air fécond de septembre entra à l’intérieur. C’était un mélange d’odeurs – l’asphalte chaud, le feuillage brûlé. A l’horizon, bien loin, une fine bande de ciel brillait encore, brisée par la ligne des montagnes. La colline au pied de laquelle se cachait le fleuve se détachait nettement. Pendant un certain temps, tout resta silencieux. Puis la voix de Nokhemke résonna :

« Je me suis déjà brièvement exprimé, mais j’aimerais ajouter quelque chose. J’apprécie fort la poésie et le style. Mais ce texte éveille en moi une intranquillité confuse. C’est comme s’il n’existait pas de solution. Alors, ce sera toujours la même chose : Khmelnitsky, Petlioura[8], les ‘étrangers’ ? Encore ‘étrangers’ ! Vous voulez dire que, si nous avons été étrangers partout, il en va forcément de même au Birobidjan ? Mais alors, où trouver un répit ? Dans ce cas, même au Birobidjan, il n’y a pas de paix ? Et ceux qui sont restés ici, comme moi, sont aussi des étrangers ? Quel verdict cosmique !… L’image du poisson qui remonte année après année le courant, depuis des millénaires, depuis l’océan vers son fleuve natal, est très belle. Encore un cycle, un joli cycle ; mais le Birobidjan n’était pas la terre natale des premiers immigrés ! Et dans ce cas… » Nokhemke s’interrompit un instant et s’exclama finalement à mi-voix : « Le poisson avec ses instincts est-il plus intelligent que nous autres hommes ? Je ne sais pas, je ne sais pas, je dois réfléchir, peut-être tout relire moi-même… »

« Et vous, qu’en dites-vous, Isroël ? » demanda Dov-Ber, et sa voix semblait tendue et nerveuse, dans l’obscurité. Isroël attendit un moment avant de répondre : « Moi non plus, je ne sais que dire, mon cher Dov-Ber. Je ne suis pas un fanatique des associations à plusieurs étages. Il faudrait élaguer le superflu, ce qui n’est pas développé. Prenez, par exemple, vos sept semaines. On compte bien sept semaines entre Pessah et Chavouoth ; mais chez vous, que représentent-elles ? Vos explorateurs ont-ils rapporté une nouvelle Torah du Mont Sinaï ? C’est ça ? Ou bien du pays de Sîn… Vous voulez évoquer le désert de Sîn et renforcer ainsi l’effet de ressemblance avec la sainte Terre d’Israël ? Pourtant votre objectif, si je le comprends bien, semble tout autre. Ce que vous voulez faire, à mes yeux, c’est au contraire souligner les fausses ressemblances, que vous critiquez si justement avec votre balance. ‘La bonne volonté des souverains’ a envoyé ici vos ‘étrangers’ et ainsi échangent-ils un exil contre un autre, tout en se convaincant que ce pays-ci ressemble à l’autre. Dans ce contexte, votre merveilleux poisson apparaît clairement comme une plaisanterie. C’est comme cela que je le vois. Vos explorateurs ont à nouveau fauté. Non pas en répandant des calomnies, comme au temps de Moïse, mais en commettant le péché de la surestime de soi. Ils se sont vraiment comportés comme des explorateurs, n’est-ce pas ? Comme si le Saint Esprit de Dieu en personne les avait envoyés au Birobidjan… Une telle outrecuidance se paye cher. Vous rappelez-vous Korakh et ses fils ? Ils se croyaient les meilleurs au monde et la terre les a engloutis. Savez-vous quoi, mon cher Dov-Ber ? Je vous conseillerais d’enfermer votre ‘Histoire’ tout au fond d’un tiroir… »

Isroël se mit à remuer nerveusement dans la pénombre et les papiers dispersés au sol se froissaient sous ses pieds. Tous replongèrent dans le silence. Une allumette s’enflamma et Bouzi put enfin fumer sa cigarette toute plissée. La flamme de l’allumette projeta pour un instant des ombres claires aux murs et sur le plafond. Dov-Ber se tenait toujours devant la fenêtre ouverte, à tordre ses pages entre ses mains. Il inspira avec gourmandise l’air automnal qui se coulait à travers la fenêtre et dit : « Comment dites-vous, dans votre pièce, Bouzi ? ‘Connaissez-vous ailleurs des nuits semblables à celles-ci, au Birobidjan ?’ Parfois, il me semble que je rêve, tout simplement. Que tout cela est un rêve : mes presque soixante-dix ans, mes amis disparus, la guerre, l’évacuation, ma famille trépassée. Vous parlez, Isroël, de la faute des explorateurs. Mais nous sommes nous-mêmes responsables. Oui, vous et moi, et eux aussi, là-bas, à Moscou, Kiev et New-York… Avec tous ces articles, ces notes, ces poèmes. Avec ce musée-là. J’ai bien peur aussi que nous ne devions encore payer pour ce péché. Et ceux qui vivront ici après nous, qu’ils se souviennent ou non, cela n’a pas d’importance. Chacun poursuit son propre rêve… Au fait, je ne vous ai pas lu les toutes dernières lignes, je n’ai pas voulu vous imposer mon humeur. »

À la lumière blafarde de la cigarette que Bouzi tenait entre deux doigts, Dov-Ber fouilla dans ses feuilles, cherchant la bonne. Sa voix sourde résonna longtemps aux oreilles de ses invités ; à la fois quand ils rentrèrent chez eux ce soir d’automne 1946, et quand ils se trouvèrent ballotés dans des wagons pénitentiaires pleins à craquer, en route pour les camps sibériens. Et bien plus tard encore quand ils apprirent que Dov-Ber avait péri dans l’hôpital d’une prison quelque part près d’Irkoutsk, et après cela, lorsqu’ils errèrent comme des ombres oubliées dans leur ville rêvée.

« Et ils étaient emplis d’espoir, et ils vivaient comme dans un rêve, et ils construisirent des maisons, pour eux, pour leurs enfants et pour les enfants de leurs enfants. Et il en fut ainsi jusqu’à ce que le cœur des souverains idolâtres s’endurcît à nouveau. Et alors le plateau droit de la balance se releva et le gauche s’abaissa. »

L’obscurité luttait avec la faible lueur de la cigarette prête à s’éteindre, et l’emporta peu à peu. D’abord, les ovales pâles des visages s’évanouirent, puis les silhouettes, elles aussi, disparurent à jamais.


Berl Kotlerman

Traduction inédite par Macha Fogel

Notes

1 Au IIe siècle, en Judée, Bar-Kokhba mena contre les Romains une révolte armée, qui échoua. [NdT]
2 En 1941-1942, après l’invasion allemande de l’URSS, une partie de la population soviétique (en particulier des membres du Parti communiste, des ouvriers qualifiés et leurs familles) put être évacuée par les autorités loin des lignes de front, notamment vers le Kazakhstan. Les Soviétiques juifs ainsi évacués échappèrent à la destruction nazie. [NdT]
3 Haim Nahman Bialik est considéré comme le père de la poésie hébraïque moderne, et Mendele Moïkher Sforim comme le grand-père de la littérature yiddish. [NdT]
4 Littéralement : le champ de Bira, en yiddish. Le Birobidjan compte plusieurs noms de lieux en yiddish. [NdT]
5 « Dossier N°…»[NdT]
6 L’appellation de Khmel rappelle le nom de Bogdan Khmelnitsky. Chef des cosaques d’Ukraine au XVIIème siècle, il mena un soulèvement contre les Polonais et œuvra à un rapprochement avec les cosaques de Russie, tout en commandant de terribles massacres contre les populations polonaises et surtout juives, qui laissèrent les communautés juives exsangues. De sorte que le nom de Khmelnitsky, symbole d’héroïsme en Ukraine, est considéré par les juifs de la région comme de sinistre mémoire. [NdT]
7 Issu d’une famille juive des environs de Kiev, Lazare Kaganovitch devint un membre important du Politburo et un fidèle soutien de Staline et du stalinisme.[NdT]
8 Indépendantiste ukrainien, Symon Petlioura lutta contre les Bolchéviques et contre les Russes blancs pendant les années de guerre civile qui suivirent la Révolution d’Octobre. De gigantesques pogroms de masse, très meurtriers et accompagnés de viols systématiques furent commis entre 1918 et 1921 par diverses entités, mais surtout par les troupes de l’armée indépendante ukrainienne, dont Petlioura était responsable. [NdT]

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