Dans un avion, deux juifs discutent. À travers ce court récit, inédit en français – prononcé à l’occasion de la remise du « Koret Jewish Book Award » de 2004 à New-York – Barbara Honigmann interroge avec humour ce que les juifs ont en commun, et ce qui les distingue radicalement.
Comme l’homme assis à côté de moi dans l’avion pour New York ressemblait tant à mon père, j’ai supposé qu’il était juif, et c’est ainsi que je me suis mise à lui parler jusqu’à ce qu’il me le confirme et que je puisse lui dire que je m’en étais doutée et que j’étais également juive, et qu’il me dise qu’il s’en était douté aussi. Dans notre conversation, nous sommes ainsi rapidement passés de la météo au conflit israélo-palestinien. Comme nous nous trouvions sympathiques et ne voulions pas nous fâcher tout de suite, vu que nous avions encore huit heures de vol en commun devant nous, dans un premier temps, nous avons exprimé nos opinions sur le sujet avec prudence. Par chance, il s’est avéré que nous avions des idées politiques similaires et nous avons donc passé le temps jusqu’au déjeuner à élaborer différentes initiatives de paix.
Alors que je mangeais, pendant qu’il dégustait son menu Air France, mon repas emballé et scellé dans de nombreuses couches de film alimentaire et déclaré casher par le Beth Din de Paris, notre conversation s’est naturellement orientée vers des sujets plus religieux. Il m’expliqua sa conception libérale, voire, comme il s’exprimait, « libre » de la religion juive et du judaïsme, nous parlions anglais, mais il disait « frei » en allemand, ce mot a été conservé tel quel en yiddish ; de mon côté, je lui expliquai mes raisons de me rapprocher d’une conception plus stricte ; puis nous nous souhaitâmes bon appétit et nous assurâmes de notre tolérance mutuelle. En définitive : Kol Israel Chawerim ! Tous les Juifs sont des compagnons de route ! Si seulement il en était de même au-delà de notre rencontre fortuite !
Puis nous nous racontâmes nos histoires de vie, la nôtre et celle de nos parents, de nos conjoints et de leurs parents, qui semblaient toutes assez similaires. Mon voisin était un vrai New-Yorkais, mais ses parents avaient immigré de Pologne et avaient réussi dans un commerce de maroquinerie qui marchait bien, dont il avait hérité mais qu’il avait à présent vendu, et il vivait maintenant près de Florence, ce qui avait toujours été son rêve. Je lui ai alors montré mon sac à main Longchamp, que mes amies m’avaient offert pour mon dernier grand anniversaire – après tout cinq femmes adultes s’étaient cotisées pour l’acheter dans une boutique chic de Longchamp. Mais il n’y jeta qu’un bref coup d’œil empli de pitié. Certes, je pouvais bien y attacher une valeur émotionnelle, mais, insista-t-il, il n’y avait que là où il vivait maintenant, près de Florence, qu’existait encore un véritable artisanat du cuir. Il s’était lié d’amitié avec un de ces créateurs florentins de sacs et de valises, c’est pourquoi il avait déménagé là-bas, dans un petit village au bord de l’Arno. New York ne lui manquait pas.
Je lui racontai les étapes de la vie de mes parents, comment ils avaient survécu à la période nazie, où ils avaient émigré, leur retour en Allemagne après la guerre (qui l’étonna beaucoup – really?), et comment j’avais moi-même émigré plus tard de Berlin en France. Nous voilà arrivés à la situation des juifs en France. Y a-t-il un nouvel antisémitisme en Europe, nous demandions-nous. Et qu’en est-il aux États-Unis ? Ils n’en sont pas protégés non plus, oh non, en vérité ils ne l’ont jamais été. L’antijudaïsme est aussi vieux que l’histoire des Juifs, il les a toujours accompagnés, toujours pour des raisons différentes, ou plutôt toujours pour les mêmes raisons, comme le montrent les nombreux livres qui ont été écrits à ce sujet. Mais à vrai dire, nous préférions ne pas nous intéresser à l’antisémitisme : ce n’est quand même pas notre problème, c’est le leur. Oui, absolument, nous étions tout à fait d’accord sur ce point.
Et voilà que l’avion s’apprête à atterrir ; pendant nos discussions, le temps a littéralement volé.
Nous nous sommes séparés avant de passer le contrôle des passeports ; il est passé dans la file des citoyens américains, tandis que j’ai rejoint celle des citoyens non américains. Nous nous sommes dit au revoir, et mutuellement remerciés pour cet agréable compagnonnage.
Il ne nous resta qu’une seule question : de quoi, au fait, parlent les goyim ?