Après l’attaque sanglante du Hamas contre Israël, et la riposte armée de l’État hébreu contre la bande de Gaza, le philosophe américain Michael Walzer, auteur de Guerres justes et injustes (1977), livre son analyse sur les ressorts politiques et juridiques de ce conflit sans précédent.
Cet entretien, réalisé par Martin Legros, est paru sur le site de Philosophie magazine – que nous remercions chaleureusement de nous avoir autorisé à republier.
Comment qualifiez-vous l’attaque du Hamas contre Israël ? Est-ce un acte de guerre, de terrorisme, des deux ?
Michael Walzer : Je pense qu’il s’agit d’un pogrom à l’ancienne, d’une très grande amplitude, très bien organisé, exécuté à la manière d’une opération militaire, mais d’un pogrom. Son objectif premier était de tuer et de kidnapper le plus grand nombre de civils possibles : des hommes, mais aussi des femmes, des enfants, des vieillards, sans défense. Le kidnapping et la tuerie ont été totalement indiscriminés – ce qui est un critère suffisant pour considérer que ce n’était pas une opération militaire, la distinction entre civils et soldats étant au fondement même de la guerre et du droit de la guerre.
Mais ne s’agissait-il pas aussi de déclencher une réaction militaire d’Israël ?
Comme d’autres, je suppose que le premier objectif politique de cette attaque était d’empêcher la normalisation négociée entre Israël et l’Arabie Saoudite, telle qu’elle se dessinait avec les accords d’Abraham. Je pense également que les dirigeants du Hamas entendaient produire une conflagration généralisée, espérant que le Hezbollah entre dans le conflit, depuis le Liban, au nord, qu’une nouvelle Intifada se déclenche en Cisjordanie… Bref, ils ont très certainement cherché à générer une nouvelle guerre au sens plein et démultiplié. Et j’espère que les Israéliens ne vont pas les aider à atteindre cet objectif, en leur donnant ce qu’ils semblaient vouloir obtenir par cette attaque.
Comment expliquer que le Hamas ait pu entrer si facilement dans le territoire israélien ?
Je crois que cela tient en partie au fait qu’un nombre important de soldats, des régiments entiers en fait, ont été retirés de la frontière avec la bande de Gaza – censée être dorénavant assurée par un mur de béton, de fer et d’électronique – pour être envoyés en Cisjordanie veiller sur la sécurité des colons. Cela a exposé des civils sans défense à l’attaque du Hamas. Le gouvernement s’est concentré sur ses ambitions d’annexion en Cisjordanie et a négligé la défense de citoyens ordinaires à la frontière intérieure du pays… Je ne doute pas que quand les combats auront cessé, les Israéliens demanderont des comptes sur les responsabilités du gouvernement dans cette affaire.
Certains mettent en cause les divisions intérieures autour du projet de réforme de la Justice d’avoir détourné l’attention des véritables ennemis d’Israël ?
Ces divisions n’étaient pas futiles, mais très sérieuses ; elles n’étaient pas seulement le fruit d’un activisme judiciaire. C’est une division fondamentale du pays, entre les soutiens d’un gouvernement qui inclut des ultra-nationalistes et des religieux messianistes, et un très grand nombre d’Israéliens libéraux, séculiers, qui se sont opposés à ce gouvernement. Est-ce que cela a pu apparaître aux ennemis d’Israël comme un signe de faiblesse et une opportunité pour attaquer ? Peut-être cela a-t-il pu jouer un rôle dans le timing de l’attaque du Hamas. Mais en réalité, une attaque de cette envergure a dû être conçue depuis de très longs mois. Et la date a surtout été choisie pour coïncider avec le 50e anniversaire de la guerre du Kippour. Je n’attacherais donc pas trop d’importance aux divisions intérieures d’Israël pour rendre compte des ressorts de cette attaque. Les divisions politiques en Israël soulèvent une question fondamentale pour la démocratie israélienne et il est très important que les opposants à cette réforme n’abandonnent pas leur combat. Mais l’attaque du Hamas a de tout autres causes.
Que pensez-vous de la réaction de la communauté internationale ?
J’ai été très touché par les réponses des gouvernement occidentaux, dont le mien [les États-Unis]. Et je pense qu’en ce moment, devant l’évidence de ces crimes de masse, l’expression de la sympathie publique pour Israël est importante. Mais je crains qu’elle ne résiste pas au temps tandis que le nombre de victimes de l’opération israélienne dans la bande de Gaza ne va cesser de croître.
Un gouvernement adulte, si Israël en avait un, ferait tout ce qu’il peut pour maintenir cette guerre dans des limites les plus étroites possibles.
Vous êtes le théoricien de la guerre “juste”. Quelle serait la juste réaction, conforme au droit, pour Israël ? Est-ce que se retourner contre Gaza, en vertu du principe que l’attaque est venue de là, est juste ?
C’est l’une des questions les plus difficile dans le droit de la guerre : comment combattre dans une guerre asymétrique ? On sait depuis longtemps que le Hamas tire ses roquettes depuis le jardin des écoles ou le toit des hôpitaux, en exposant délibérément ses propres civils aux représailles militaires d’Israël, qui ne peut pas se laisser bombarder sans réagir. Je pense qu’il est possible pour les forces armées de ne chercher à viser que les cibles militaires. Mais étant donné la manière dont le Hamas mène la guerre, toute réponse ne peut manquer d’avoir un effet sur la population de Gaza. Dans ces circonstances, il est important de reconnaître qu’en dépit du fait que les morts seront causés par les bombardements israéliens, l’exposition délibérée de civils est le fait et même l’objectif du Hamas. Mais cette distinction importante risque de ne pas compter pour beaucoup dès lors qu’Israël se donne pour objectif non pas la justice, mais la revanche. Et j’ai été effrayé d’entendre Benyamin Netanyahou, ainsi que des porte-parole de l’armée israélienne, parler de revanche. La vengeance appartient à Dieu, pas aux hommes, disent de très nombreux textes religieux. Et dans le droit de la guerre, la vengeance n’est jamais justifiée. Israël est fondé à rechercher la justice. Et la justice exige la défaite du Hamas. Rien de plus, rien de moins. Israël n’a pas besoin de vengeance contre le peuple de Gaza. Je suis donc très préoccupé par la décision de lancer un siège total de Gaza et peut-être de partir à la conquête de ce territoire. Fermer toutes les frontières, arrêter la livraison de nourriture et d’électricité, de l’eau… Je comprends le sentiment de colère de la population israélienne. Ce sentiment terrible induit les dirigeants politiques à considérer qu’ils sont fondés à agir ainsi. Mais il ne faut jamais donner libre cours à la vengeance dans la guerre. Nous avons besoin d’une réponse beaucoup plus précise et ajustée. Il est important de défaire le Hamas et il faut le faire au moindre coût. Ce coût sera de toute façon élevé, mais vous devez tout faire et montrer que vous faites tout pour le réduire au minimum. Le jus ad bellum (le droit de faire la guerre) et le jus in bello (la façon de la mener) doivent s’articuler. À défaut, la manière dont vous menez un combat juste met en péril la justesse ce combat.
Le problème semble inextricable : comment préserver les civils dans un combat contre un ennemi qui n’entend pas maintenir cette distinction ? Le respect du principe semble condamné d’avance…
Le code de conduite de l’armée israélienne exige de faire tous les efforts possibles pour minimiser le coût pour les civils. Tant que cet effort résolu pour minimiser le nombre de civils subsiste, Israël ne peut pas être tenu responsable pour la mort des civils palestiniens.
Au-delà du Hamas, pensez-vous que l’implication du Hezbollah depuis le Liban et au-delà de l’Iran est envisageable ? S’il était établi, par exemple, que l’Iran a soutenu voire directement contribué à l’organisation de l’attaque, Israël serait-il fondé à attaquer l’Iran ?
La guerre qui commence est une guerre avec un protégé de l’Iran. Il ne fait aucun doute pour moi que l’Iran est complice de cette attaque. Que le régime ait activement participé à l’organisation ou pas. Et à cet égard, nous ne devrions pas trop rapidement penser que les Palestiniens sont incapables par eux-mêmes de mener une opération de ce genre. Il n’empêche, l’Iran a certainement influé et aidé, même s’il n’a pas précisément cordonné. Cependant, il est dans l’intérêt de tous, y compris d’Israël, de mener une guerre limitée. Et donc, si le Hamas est le protégé de l’Iran, de défaire ce protégé. Il faut faire en sorte que cette guerre ne s’étende pas. On peut recourir à des sanctions économiques et politiques contre l’Iran. Elles existent déjà et pourraient être renforcées. Mais je ne pense pas qu’il serait avisé et donc juste pour Israël de se lancer dans une guerre contre l’Iran. Même si la responsabilité du régime iranien dans l’attaque contre Israël était établie.
L’armée israélienne vient de mobiliser plus de 300 000 réservistes, et le Premier Ministre Benyamin Netanyahou a affirmé qu’Israël allait “changer le Moyen-Orient”. N’est-ce pas un signe que la réaction ne se limitera pas à la bande de Gaza ?
Netanyahou est dans une très mauvaise posture. Il sait que son gouvernement sera tenu responsable, non pas de l’attaque, mais de l’état de surprise et de la démobilisation aux frontières de Gaza. Il le sait. Et c’est la raison pour laquelle il emprunte le langage du vengeur puissant, plutôt que celui de l’homme d’État. C’est effrayant. Car Israël a besoin de gagner une guerre contenue dans des limites locales. Une guerre élargie ne manquerait pas de produire des horreurs pour sa propre population comme pour les autres. Un gouvernement adulte, si Israël en avait un, ferait tout ce qu’il peut pour maintenir cette guerre dans des limites les plus étroites possibles.
Comment les alliés d’Israël, Européens et Américains au premier chef, peuvent-ils aider le pays à se contenir dans une guerre limitée ? Les Américains ont dépêché leur plus gros porte-avions dans la Méditerranée. Quel signe cela envoie-t-il ?
L’envoi du porte-avions Ford – le plus gros porte-avions du monde – dans la région est une indication non seulement d’un soutien à Israël du peuple et de l’État américain. Mais c’est aussi un signe envoyé aux autres ennemis d’Israël, le Hezbollah au Liban et l’Iran, de ne pas s’impliquer davantage dans le conflit en cours. Je crois que les alliés d’Israël doivent tout faire pour éviter une nouvelle attaque depuis le nord du pays, via le Liban. Les nations européennes qui ont de l’influence sur le Liban devraient tout faire pour empêcher le Hezbollah d’intervenir et d’étendre la guerre. Par ailleurs, le support moral des sociétés civiles américaine et européennes est essentiel. Les différentes manifestations de soutien qui ont eu lieu ont une grande importance.
Dans un article marquant paru dans Dissent (et repris en 2004 dans la revue Esprit), intitulé “Les quatre guerres israélo-palestiniennes”, vous souteniez qu’il n’y avait pas deux adversaires mais quatre : un dans chaque camp qui vise la destruction de l’adversaire, et un autre, de part et d’autre, qui reconnaît un droit à l’existence à l’adversaire. Est-ce que nous ne sommes pas en train de vivre la fusion de ces guerres avec des adversaires qui ne cherchent plus qu’à se détruire mutuellement ?
Non, je crois au contraire que les quatre guerres continuent d’exister. Dans les deux camps, il existe toujours des partisans de la destruction totale de l’adversaire ou disons de sa subordination entière et définitive. Mais il existe aussi un camp puissant qui reconnaît l’existence de l’Autre. Mes amis en Israël sont maintenant concentrés avec tous leurs concitoyens sur la défaite du Hamas. Mais ils savent que lorsque cette guerre sera finie, une autre bataille les attend, qui consiste à défaire les ultra-nationalistes et les messianistes à l’intérieur d’Israël. Et cette bataille est tout aussi fondamentale.
Propos recueilli par Martin Legros