Lola Lafon publie Quand tu écouteras cette chanson, pour la collection Ma nuit au musée des éditions Stock. Si les auteurs choisissent en général des musées d’art, l’écrivaine décide de se rendre à la maison Anne Frank. Ce choix singulier s’inscrit dans le prolongement des thèmes de Lola Lafon, de l’écoute de la parole des jeunes filles, ainsi dans La petite communiste qui ne souriait jamais (2014), ou encore Chavirer (2020). Mais il ouvre un chapitre nouveau dans son œuvre : celui de la judéité et de la Shoah, dont on apprend comment il a été occulté dans les relectures du Journal d’Anne Frank, et comment la nécessité d’y revenir a permis à l’écrivaine de dévoiler son histoire juive, longtemps tue. Rencontre et podcast avec Lola Lafon.
À plusieurs reprises, au gré des entretiens de la rentrée littéraire, Lola Lafon nous aura prévenu : il y a des lectures d’Anne Frank qui peuvent tuer son auteure une seconde fois. Reprenant ainsi un des leitmotivs de Walter Benjamin selon lequel il faut veiller à ce que la mémoire des morts soit en sûreté, surtout lorsque la tendance historique est à une forme de progrès capable d’occulter la mémoire des victimes au nom de la réconciliation. A l’occasion d’une rencontre avec l’écrivaine, le magazine Télérama écrit que le succès public du livre est l’un des plus bouleversants et réconfortants de la rentrée littéraire. Quelle peut être cependant la nature de ce réconfort ? Une crainte demeure en effet : l’ampleur de la lecture d’un texte ne signifie pas qu’il soit entendu. Une part du Journal d’Anne Frank est demeurée inaudible, sans doute la part la plus importante, la plus insupportable aussi, tandis qu’il fait partie des livres les plus lus et les plus traduits au monde.
La relecture du Journal d’Anne Frank et le livre de Lola Lafon nous rivent à un abîme. La fin du texte d’Anne Frank, n’est pas la fin de sa vie. Il porte avec lui cependant un savoir de cette fin, dont la jeune écrivaine avait pris conscience très tôt. Une mort qui devait succéder à une persécution, une arrestation, un transfert de camps en camps par les wagons à bestiaux, qu’elle-même décrit dans le Journal – car elle sait. Une mort dans le camp de Bergen-Belsen, seule, juste après sa sœur, après sa mère, supposant que son père aussi n’a pas survécu, en février ou mars 1945. Un mois avant la libération du camp. Anne Frank a 15 ans. Arrêtée à 14 ans, cachée à 12 ans, elle fuyait l’Allemagne avec sa famille à 4 ans. C’est donc un ajout extérieur au Journal qui clôt l’écriture de cette existence. Et dans l’intervalle, que s’est-il passé dans l’esprit et le corps d’Anne Frank que nous avons appris à suivre au fil des jours, avec son talent d’écrivaine, naissant dans des conditions mortelles ? La fin du Journal appelle des écrits manquants. Lola Lafon, comme Philip Roth en 1979 dans L’écrivain des ombres, s’y attelle.
La difficulté est de ne pas prendre la place de la voix d’Anne Frank. De sorte que l’écriture de Lola Lafon est réfléchie, elle obéit à un rythme oscillant entre les confessions sur son histoire personnelle, sur l’histoire juive de sa propre famille, elle raconte les exils, les enfances cachées, les pans de la généalogie assassinés, la résistance aussi, et l’histoire d’Anne Frank, telle qu’elle la rencontre dans le vide du musée qui lui est consacré. L’écriture doit partir de l’expérience d’un lieu, investi d’une mémoire à sauvegarder, et d’anciennes présences, arrachées à leur précaire refuge, dit l’« annexe ».
L’écriture a sans doute commencé avant, dans une recherche qui devient explicite au fil des pages, qui se terminent notamment sur le rappel d’une chanson – que le titre du livre annonçait. Il s’agit d’une chanson des Bee Gees : I started a joke. Nous ne dévoilerons pas l’histoire qui s’y insère, mais nous en retiendrons une phrase disant : « Til I finally died, which started the whole world living », que l’on peut traduire par « jusqu’à ce que finalement je meurs, ce qui permit au monde de vivre ». La phrase résonne, avec ce que raconte Lola Lafon, au sujet du traitement que l’on a réservé à la mémoire d’Anne Frank, comme si une part de sa vie devait mourir et être effacée, pour que le monde puisse vivre. Et cette part est sa fin. Nous apprenons les coupes éditoriales des passages du Journal sur l’antisémitisme, qui visent à ne pas froisser les Allemands. Nous apprenons, que l’on préfère, pour telle ou telle mise en scène théâtrale, ou cinématographique, se focaliser sur des messages d’espoir, de joie, ou de résilience. Tandis qu’elle n’a pas survécu. Il est donc possible que les coupes du texte d’Anne Frank, couplées à une volonté d’en extraire des éléments de positivité, et de passer sur les conditions de la fin, répondent à la continuation d’une dynamique de retranchement, et in fine de sacrifice, qui prend la Shoah pour un holocauste.
Ni sens, ni note d’espoir. Lola Lafon nous permet de cheminer cependant vers la réalisation de cet état de fait, puis de regarder une image d’Anne Frank que nous n’avons pas eu l’occasion de connaître : irrévérente. Comme les jeunes filles de son âge en somme, bien que l’existence d’Anne Frank dépasse les âges de la vie, parce qu’elle redoublait le temps de son existence par l’écriture, mais aussi parce que sa conscience de la condition juive, devait lui faire considérer l’histoire avec un autre regard, extérieur, de jugement, qui attend une justice. Quand serons-nous élus pour quelque chose de bien ? demande-t-elle.
Le livre de Lola Lafon est un tournant, tant pour la lecture d’Anne Frank, que pour l’écrivaine elle-même, ce qui est au cœur de notre entretien. Il est une nouvelle manière d’affronter ces pages de l’histoire, il mentionne aussi les noms des Juifs assassinés en France ces dernières années, les difficultés de l’extrême gauche à s’emparer de la lutte contre l’antisémitisme, alors qu’elle devrait lui être consubstantielle. Le livre fait des allers-retours, évoque également les crimes de masse des Khmers rouges. Il trouve des manières d’écrire le souvenir sans trahir le passé, en le léguant à notre compréhension du présent – qui pour ces sujets est saturé de projections inconscientes et d’idéologies.
Avishag Zafrani