Les Juifs américains : entre sionisme et mouvement de solidarité avec la Palestine

Le journaliste américain Abe Silberstein a été frappé, lors du dernier cycle de violence israélo-palestinien de mai dernier, par l’expression d’un antisémitisme qui, sous la forme qu’elle a prise à cette occasion, manifestait un climat politique nouveau, notamment au sein de la gauche américaine en général, chez les militants pro-palestiniens en particulier, comme parmi les Juifs américains progressistes. Son texte pour K. témoigne de ses interrogations et d’une ambiance qui lui fait craindre que quelque chose de similaire à la situation européenne s’installe aux Etats-Unis.

 

« Les Juifs sont coupables » et une croix gammée peints à la bombe sur le « Musée de l’Holocauste » de Floride le 27 mai 2021.

 

Les violentes attaques antisémites qui ont eu lieu dans certaines des plus grandes villes américaines en mai dernier, lors du dernier cycle de violence israélo-palestinien – passages à tabac lors de manifestations, vandalisme contre des synagogues, briques jetées sur des devantures de magasins juifs – n’étaient pas sans précédent. Rappelons-nous qu’il y a trois ans, un homme tirait dans la synagogue Tree of Life de Pittsburgh et tuait onze fidèles. Depuis, d’autres attaques similaires ont eu lieu, notamment celle au couteau, particulièrement féroce, commise sur un rabbin, à Monsey, dans l’État de New York, en décembre 2019. Mais ce qui distingue ces violences-là de celles de mai dernier, c’est que cette fois ces dernières ne furent pas l’œuvre de skinheads ou d’internautes néonazis influencés par les versions contemporaines des Protocoles des Sages de Sion, mais de personnes se considérant sincèrement comme des opposants au racisme et même à l’antisémitisme.

Les vidéos des agressions récentes de Juifs dans les rues de Los Angeles ou de New-York, qui laissent entendre des invectives virulentes contre des supposés “sionistes”, ont quelque chose de déstabilisant en ce qu’elles représentent quelque chose de nouveau aux États-Unis. Elles nous confrontent à une réalité qu’on croyait cantonnée aux régions d’Europe où des démagogues rances trouvent parfois une voie politique opportune dans leur exploitation locale du conflit israélo-palestinien. L’Amérique n’a certes jamais été exempte d’antisémitisme, mais c’est la première fois que celui-ci emprunte la voie de « l’importation » du conflit israélo-palestinien. Les Juifs américains devenant à leur corps défendant les représentants locaux des Israéliens ; y compris les plus antisionistes d’entre eux, qui sont aussi les Juifs les plus visibles comme tels, à l’instar de certains juifs Haredi.

Dans l’histoire, lorsqu’une guerre impliquant Israël éclatait, une partie des échos du conflit touchait certes, inévitablement, les Juifs américains. Ce fut le cas en 1967, lors de la prise de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est, après qu’Israël ait pris le dessus sur les États arabes coalisés lors de la guerre de six jours ; victoire interprétée par un certain nombre de Juifs américains comme un miracle surpassant celui de Josué, qui avait réussi à contrôler Jéricho au bout d’une semaine. Si la guerre du Kippour, en octobre 1973, a donné lieu à une évaluation plutôt équilibrée de la situation d’Israël, l’image d’un Israël-Goliath, que les Juifs de diaspora ont défendu ou dénoncé avec une ferveur égale, a pu commencer à se répandre à partir de la première guerre du Liban et de la première Intifada. Mais dans le contexte tendu de l’après 11 septembre, la deuxième Intifada donnait à nouveau d’Israël l’image d’une victime.

Ce sont les guerres de Gaza qui ont, depuis 2008, constitué une expérience tout à fait différente pour la diaspora ; quoiqu’au regard du nombre de victimes, elles soient, même considérées dans leur ensemble, bien moins meurtrières que la seule première guerre du Liban. L’apparition des reportages instantanés et des réseaux sociaux a si profondément modifié le paysage médiatique international et la formation des opinions publiques, que ces conflits ont totalement éclipsé les événements similaires d’un passé pourtant récent. Le constat des changements opérés sur l’opinion par l’arrivée des réseaux sociaux est chose connue. Dans le cas du conflit israélo-palestinien, il est particulièrement manifeste. Alors que les images poignantes d’immeubles d’habitation bombardés à Beyrouth n’étaient diffusées que quelques minutes dans les journaux télévisés du soir et perçues par la seule minorité d’Américains qui parcouraient la section internationale de leur journal local, les horreurs causées par les bombardements israéliens de Gaza sont désormais omniprésentes et envahissent le compte Instagram de l’adolescent le plus politiquement insouciant.

Bien qu’elle me touche directement, je conçois qu’une réflexion sur la sécurité des Juifs américains soit quelque peu déplacée au regard d’un conflit meurtrier à l’occasion duquel des personnes, par dizaines, voient leurs maisons réduites en poussière et parfois leurs proches mourir. En tout état de cause, il faut prendre un certain recul par rapport à la dernière confrontation entre Israël et le Hamas, le groupe militant palestinien islamiste qui exerce un contrôle de facto sur Gaza depuis 2007, avant de pouvoir répondre à la question de savoir si le pic d’antisémitisme perçu en mai était pire que ce que nous avons connu lors des précédents combats à cet endroit du monde.

Télévision américaine, CNBC, mai 2021.

La situation des Juifs Américains se rapproche-t-elle aujourd’hui des juifs Britanniques ou Français ? Il y a de bonnes raisons d’être sceptique devant cette comparaison. Les communautés arabes et musulmanes d’Amérique sont comparativement beaucoup plus petites et me paraissent plus intégrées qu’en Europe, aussi la possibilité de tirer un profit électoral de l’exploitation du conflit est-elle très limitée. La faible distance qui sépare le Vieux Continent de la Méditerranée et du Levant en fait également un lieu beaucoup plus propice à l’importation du conflit que les États-Unis continentaux.

Néanmoins, il y a un certain point commun dans la façon dont la gauche – cet asile de ceux qui recherchent la justice pour les opprimés – s’est évertuée à nier des cas très réels d’antisémitisme dans le mouvement de solidarité avec la Palestine ; posture inverse d’une droite qui dépeignait injustement la cause pro-palestienne comme étant dans son ensemble irrémédiablement antisémite. Aussi, si je reste confiant quant à l’avenir des Juifs américains en général, les événements de ces dernières semaines m’ont rendu moins optimiste pour ce qui concerne notre place au sein de la gauche américaine.

La question de l’antisémitisme de gauche implique de la nuance, et sous le feu de la politique quotidienne, la tendance malheureuse de la gauche peut être – comme nous l’avons vu avec les diverses affaires d’antisémitisme de Jeremy Corbyn en Grande Bretagne – de rejeter toutes les allégations contre l’ancien chef du parti travailliste comme une « campagne de diffamation« , ou de parler d’ »exagération« . Dans les cas les plus extrêmes, on retrouve ce que le sociologue David Hirsh a appelé la « formulation Livingstone » d’après le nom de cet ancien maire de Londres obsédé par Hitler : soit l’idée que repérer l’antisémitisme comme un problème qui peut sévir à gauche ne serait qu’une invention de la propagande pro-israélienne. Ce phénomène est désormais présent, à une moindre échelle, aux États-Unis.

Prenons, par exemple, le cas de la membre du Congrès américain Ilhan Omar, une démocrate du Minnesota qui fait partie de ce qu’on appelle la Squad[1] : elle est, il faut le dire, un redoutable rhéteur et même si l’on résiste à la qualifier d’antisémite pour certaines de ses anciennes déclarations – d’après elle, Israël a « hypnotisé le monde » et exerce une “influence politique qui vise à faire passer pour normal de pousser à l’allégeance envers un pays étranger » –, il est assez clair que nous sommes confrontés à quelqu’un de profondément insensible à l’expérience juive.

Mme Omar est pourtant considérée comme une cheffe de file de la politique étrangère de la gauche et peut confortablement puiser dans une large réserve de sympathie, y compris auprès de nombres de ses collègues du parti démocrate. Mme Omar est par ailleurs la deuxième femme musulmane à être élue au Congrès, et la première à porter un hijab. C’est sans aucun doute pour ces raisons qu’elle s’est retrouvée être la cible de propos racistes et anti-musulmans, notamment de la part de l’ancien président Donald Trump.

De façon perverse, cela contribue à la protéger des critiques légitimes, lesquelles sont ensuite discréditées comme étant du même acabit que le racisme de Trump. Certains de ses partisans sont allés jusqu’à ne pas tenir compte des excuses présentées par la députée elle-même pour ses commentaires passés et à affirmer que tout cela n’était qu’une affaire de racisme depuis le début. Le principal « méchant » de leur récit est l’ancienne éditorialiste du Jewish Daily Forward – Batya Ungar Sargon – qui a eu la mauvaise fortune de voir son tweet critiquant l’utilisation par Omar des paroles de la chanson « All About the Benjamins » pour expliquer pourquoi Israël bénéficie du soutien du Congrès devenir viral. En réalité, Batya Ungar Sargon était l’une des nombreuses personnes à avoir remarqué le commentaire d’Omar et pas la première à le juger antisémite. Si l’on met de côté les nombreuses controverses dans lesquelles la journaliste en question a choisi de s’impliquer depuis[2], l’épisode entier illustre parfaitement la façon dont des accusations valables d’antisémitisme sont transformées en un complot contre la gauche.

Enhardie de voir les rangs de la Squad grossir, cette gauche affirme de plus en plus sa volonté de contester le consensus pro-israélien qui demeure aujourd’hui encore, bon an, mal an, la position majoritaire au sein du parti démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) a ainsi récemment accusé Israël d’instaurer un régime d’apartheid ; position affirmée depuis longtemps par la représentante Tlaib, qui défend une solution à un seul État. La représentante du Missouri, Cori Bush, est sur la même ligne. Les “Democratic Socialists of America” (DSA) ont soutenu le mouvement du BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) contre Israël, qui, bien qu’il demeure inefficace au niveau commercial, a trouvé un certain soutien dans le milieu universitaire. La déclinaison new-yorkaise de la DSA, ville qui compte la plus importante population juive en dehors d’Israël, attend désormais de ses candidats qu’ils suivent cette ligne.

Il n’y a rien d’intrinsèquement antisémite dans ces développements, mais ils indiquent tous un avenir dans lequel la gauche américaine ressemble de plus en plus à ses homologues européens et latino-américains dans sa façon d’aborder le conflit israélo-palestinien. Et dans cet avenir qui se profile, les préoccupations concernant l’antisémitisme seront traitées au mieux comme une question secondaire, une distraction, et au pire comme une conspiration servant indirectement à perpétuer les injustices. Le parti démocrate, avec son centre solide et sa base libérale traditionnelle, n’est certes pas le parti travailliste anglais de 2015. Mais ce serait néanmoins une erreur de négliger ces développements à gauche. Ils ont de sérieuses conséquences pour les Juifs américains, dont la grande majorité soutient le Parti démocrate et, qu’ils soient religieux ou laïcs, demeure progressiste. Ce sont eux qui feront les frais de ces attitudes.

C’est dans ce chaudron d’anxiété que Joshua Cohen a publié The Netanyahus, un récit fictif révélateur s’inspirant du séjour de Ben-Zion Netanyahou (le père de Benyamin Netanyahou) à l’université Cornell, où il fut accueilli par le célèbre spécialiste de la littérature Harold Bloom et où il enseigna les langues sémitiques de 1971 à 1975. Ce roman d’un des jeunes écrivains juifs les plus prometteurs est symptomatique de l’ambiance que nous vivons en ce moment. Le ton de Cohen tout au long du livre est d’une drôlerie étourdissante avec une hypothèse beaucoup trop chargée de potentiel comique pour qu’elle s’impose véritablement, mais c’est sérieusement qu’il aborde le conflit d’idées qui se trouve au cœur du problème. Les meilleurs et les plus brillants des Juifs américains seront confrontés à un conflit interne dans un avenir plus ou moins proche.

Le Dr Ben-Zion Netanyahou – père de l’ancien Premier ministre israélien, donc – est un repoussoir idéal pour le Juif américain sûr de lui et en pleine ascension sociale qui pense s’être assimilé avec succès. La thèse académique qui a marqué sa carrière peut être résumée comme suit : l’antisémitisme, au moins depuis l’Inquisition espagnole, est un phénomène racial auquel aucun Juif ne peut échapper tant qu’il vit dans un État non juif. La conclusion naturellement tirée par les Juifs américains de cette vision fataliste du monde ne nécessite pas, je pense, d’explication détaillée. L’Inquisition est une réalité durable qui attend son Torquemada américain.

Graffitis sur la synagogue Beth El à Los Angeles, mai 2021

Le protagoniste du roman, qui représente Bloom et, par extension, Cohen, rejette le déterminisme austère de Netanyahou et, après des dizaines de pages qui tournent en dérision la famille Netanyahou, le post-scriptum commence par un précis détaillé des délits et des mésaventures de Benjamin Netanyahou. Aucun lecteur un tant soit peu attentif ne saurait passer à côté de la démonstration politique peu nuancée qui est proposée. Mais comment prendre au sérieux une telle critique quand il est si évident que l’auteur lui-même est au moins aussi préoccupé par le sionisme et Israël que ne l’est le vieux Netanyahou ? Le journaliste juif anglais et installé aux Etats-Unis Ben Judah a peut-être fourni l’explication la plus incisive de cette fixation, que Cohen partage avec un grand nombre de Juifs américains : « Nous nous ennuyons de nous-mêmes ». Autrement dit, la banalité de la vie juive américaine type a recentré nos énergies intellectuelles sur Israël et ses problèmes, ses défis et ses antinomies.

Les débats les plus intenses et les plus animés qui animent les gauchistes juifs Américains portent sur Israël et le sionisme. Contrairement à ce que certains détracteurs communautaires de la gauche juive veulent croire, il n’y a pas de consensus antisioniste. Ces voix sont fortes et trouvent un écho auprès de beaucoup, mais elles sont en concurrence avec les sionistes libéraux et progressistes qui partagent leur dégoût pour l’occupation mais n’ont rien à voir avec les fantasmes de démantèlement de l’État juif dans son intégralité. Les militants palestiniens n’apprécient pas ce qu’ils considèrent comme un phénomène de nombrilisme : les Juifs se mettent au centre de ce qui a vocation à n’être qu’une simple lutte pour la libération des Palestiniens. En fin de compte, ma crainte n’est pas que l’Amérique devienne un environnement hostile aux Juifs. Je crains que cette nouvelle prise de conscience du sionisme parmi les Juifs américains, qui a lieu principalement à gauche, apparaisse comme simplement réactionnaire lorsqu’elle sera confrontée à l’idéologie du mouvement de solidarité avec la Palestine, dont la jeune garde prétorienne a déjà abandonné toute idée d’accommoder le sionisme par une solution à deux États. Lentement mais sûrement, la gauche revient à la vieille formule « le sionisme est un racisme », préparant le terrain pour un affrontement avec les Juifs américains progressistes qui, malgré toutes leurs critiques acerbes d’Israël, sont trop investis émotionnellement envers ce pays pour être un jour persuadés qu’il faut s’en débarrasser. Ben-Zion Netanyahu a peut-être été beaucoup trop extrême et tendancieux dans ses analyses, mais nous n’avons pas progressé au-delà de la nécessité de les considérer.


Abe Silberstein

Traduit par Etienne Martins

Abe Silberstein est un journaliste qui traite de la vie juive américaine et d’Israël. Son travail a été publié dans le New York Times, Ha’aretz, The Forward et The Tel Aviv Review of Books. L’abonnement gratuit à sa newsletter est disponible à l’adresse : http://abesilberstein.substack.com

Notes

1 Ce mouvement, le plus à gauche de la Chambre des représentants, comprend également Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC ») et Rashida Tlaib
2 Elle est depuis devenue une militante « anti-woke », et plutôt dans le camp des conservateurs. Ce n’était pas sa réputation lorsqu’elle a initialement signalé le tweet d’Omar en 2018.

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