Régulièrement, Rudy Reichstadt, le directeur du site Conspiracy Watch donnera pour K. – en partenariat avec Akadem – une chronique sur le complotisme anti-juif en Europe, ses thèmes récurrents, ses spécificités locales selon les pays et ses principaux animateurs. Petite mise au point générale, pour commencer, sur la constance avec laquelle l’antisémitisme jalonne la culture complotiste contemporaine. Vous préférez la lire, c’est en dessous. Vous préférez la voir en vidéo, c’est ici. Notre conseil, faites les deux.
« [Le perdant radical] doit trouver des coupables qui sont responsables de son sort. » Dans les premières pages de son petit essai consacré aux « hommes de la terreur », Hans Magnus Enzensberger suggère que le complotisme répond à un besoin d’attribuer ses propres échecs à un responsable extérieur. Mettant ses pas dans ceux de Frazer et de Girard, qui envisagent le bouc émissaire comme un invariant anthropologique, Enzensberger écrit que « le perdant se contente la plupart du temps des supports qui dérivent librement dans la société ». Il poursuit : « Les puissances menaçantes qui se sont liguées contre lui ne sont pas difficiles à identifier. En général, il s’agit d’étrangers, des services secrets, de communistes, d’Américains, de multinationales, d’hommes politiques, d’infidèles. Presque toujours ce sont aussi des Juifs.[1] »
« Presque toujours des Juifs » : l’essayiste allemand n’est pas le premier à formuler la remarque. Mais pourquoi les Juifs ? Dans Le Juif imaginaire, Alain Finkielkraut observait déjà que la vulnérabilité des Juifs à l’accusation de complot résidait dans l’insaisissabilité qui caractérise leur condition historique[2]. Comme l’explicite à son tour Umberto Eco dans la conférence qu’il donne à l’Université de Columbia en 1995 sur l’Ur-fascisme, « le moyen le plus simple de faire émerger un complot consiste à en appeler à la xénophobie. Toutefois, le complot doit également venir de l’intérieur. Aussi les juifs sont-ils en général la meilleure des cibles puisqu’ils présentent l’avantage d’être à la fois dedans et dehors »[3].
Entendons-nous bien : toutes les théories du complot ne sont pas antijuives, loin s’en faut. Et s’il est difficilement contestable que l’antisémitisme moderne repose essentiellement sur « l’idée d’une conspiration juive à l’échelle planétaire[4] », le complotisme n’est pas systématiquement antisémite. La preuve : on trouve des théories du complot sur tout, y compris sur l’assassinat d’Yitzhak Rabin qu’une frange de la droite nationaliste israélienne, difficilement suspecte d’antisémitisme, attribue à un complot de la gauche.
Reste que les dérapages antisémites jalonnent la culture complotiste contemporaine. Pierre Birnbaum ne soulignait-il pas récemment dans les colonnes du Monde qu’« on a sous-estimé l’élément antisémite » de l’assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021 ? Comme le rappelait l’historien, « nombre de personnes arboraient des pancartes antisémites, brandissaient The Turner Diaries, la « bible » de l’alt-right américaine qui prévoit la destruction de Washington, l’enfermement des juifs et des Noirs dans de gigantesques camps de concentration. Les néonazis du NSC-131 étaient présents tout comme les Proud Boys qui revêtent parfois des tee-shirts sur lesquels figure « 6MWE » pour « 6 Millions Wasn’t Enough » (« 6 millions ne suffisaient pas », en référence au nombre de juifs tués par les nazis). »
D’antisémitisme il a en outre presqu’immédiatement été question avec l’apparition de la pandémie de Covid-19. Le 24 février 2020, le site conspirationniste suisse germanophone Kla.tv (« Kla » pour « Klagemauer », le « Mur des Lamentations » en allemand) publiait sur YouTube une vidéo rapidement virale soutenant la thèse selon laquelle le milliardaire américain George Soros serait derrière le nouveau coronavirus, présenté comme une « arme biologique » fabriquée en laboratoire.
Le 3 mars 2020, le polémiste multi-condamné Dieudonné assénait dans une vidéo que « le coronavirus et sa propagande de terreur vont justifier une crise financière hors du commun par laquelle Rothschild et consorts vont dérober la totalité de l’épargne des moutons partout sur la planète. »
Le même jour réémergeait sur les réseaux sociaux une citation apocryphe de Jacques Attali – autre bête noire des complotistes – attribuant trompeusement à l’ancien conseiller de François Mitterrand la phrase selon laquelle « une petite pandémie permettra d’instaurer un gouvernement mondial » !
Le 25 mars 2020, sur YouTube, Alain Soral, à la tête d’Égalité & Réconciliation, l’un des sites complotistes les plus visités de France (il a culminé à près de 10 millions de visites par mois), dressait une liste de Juifs « aujourd’hui en charge de la médecine d’État » : « Nous avons donc Lévy, Buzyn, Hirsch, Guedj, Deray, Jacob, Salomon… Enfin, je veux dire… C’est la Liste de Schindler, hein ! » Dans la foulée, le site néo-nazi Démocratie participative, bloqué par les fournisseurs d’accès Internet par décision de justice mais parvenant malgré tout à recevoir un demi-million de visites mensuelles, titre sur « Le complot juif contre la France ». Un diagramme circulait alors sur les forums complotistes cartographiant le « complot judéo-maçonnique » derrière le Covid-19 et affublant des personnalités françaises de pictogrammes prenant la forme d’une équerre et d’un compas entrelacés et/ou d’une étoile de David, celle placée à côté de la photo d’Emmanuel Macron étant assortie d’un point d’interrogation – on n’est jamais trop prudent.
En matière de complotisme, on l’a compris, l’antisémitisme est un peu l’éléphant dans la pièce.
Est-ce parce que « l’une des marques de l’antisémitisme est sa capacité à croire des histoires qui ne peuvent pas être vraies[5] » comme le notait Orwell ? Toujours est-il que la reconnaissance de la centralité de l’antisémitisme dans la sous-culture complotiste contemporaine se heurte parfois à de mystérieuses résistances. Cette pudeur interroge.
Naturellement, la presse n’a pas tu la dimension antisémite du conspirationnisme covido-sceptique. Mais à quelques exceptions près, les grands médias ont presque tous été aux abonnés absents. Comme si des stratégies de contournement avaient été mises en place pour éviter de voir ce qu’il est pourtant impossible de ne pas voir. Comme si la question de l’antisémitisme ne pouvait être envisagée que de manière oblique, sur le mode du remugle, du réflexe archaïque, de la scorie condamnée par le sens de l’histoire. Comme si pesait sur la cause de la lutte contre l’antisémitisme le soupçon de n’être, au fond, qu’un combat « communautaire ». Comme si l’on craignait d’accréditer l’idée que la lutte contre le complotisme était une lutte pour les juifs.
La « guerre pour les juifs », vieux thème antisémite…
Rudy Reichstadt
Notes
1 | Hans Magnus Enzensberger, Le Perdant radical, Gallimard, 2006, p. 19. |
2 | Alain Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Gallimard, 1980, p. 199. |
3 | Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Grasset, 2017, pp. 40-41. |
4 | Walter Laqueur, L’Antisémitisme dans tous ses états, Markus Haller éditions, 2010, p. 125. |
5 | George Orwell, “Antisemitism in Britain”, Contemporary Jewish Record, avril 1945. |