« Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts » écrit Kafka de Joseph K. dans Le Procès. La décision du mercredi 14 avril dernier concernant l’affaire Sarah Halimi nous emporte à l’inverse de la situation évoquée par le romancier praguois. Et pourtant, de ce renversement on peut tirer quelques enseignements sur l’impuissance à juger une fureur antisémite assassine. Joseph K. est arrêté aux portes de La Loi, il ne pourra se défendre, ni connaître les raisons de son accusation, il mourra, « comme un chien », et la honte lui survivra. L’assassin de Sarah Halimi est reconnu coupable de crime antisémite et simultanément tenu pour irresponsable en raison d’une abolition de son jugement sous l’effet d’une substance neurotoxique. Les pourvois sont rejetés, il ne sera pas jugé. On remarquera la double abolition du jugement, celui de l’assassin, celui d’un tribunal – car pour ce dernier le cas relève de la psychiatrie qui, constatant l’absence de loi de la folie ou des bouffées délirantes, elle, ne juge pas. On songe aux analyses de Michel Foucault – le philosophe de L’Histoire de la folie et de Surveiller et punir – sur l’archéologie des législations : à partir du changement de souveraineté, de la monarchie à la souveraineté populaire, on change aussi le processus du châtiment. Les peines ne résultent plus de l’analyse de l’acte, du crime, mais davantage de l’analyse de l’individu, de sa biographie, des circonstances de l’acte. Jugeant ainsi le sujet, le rapport psychologique viendra renseigner la décision du juge. Foucault conclut à une ambiguïté de la justice : prétend-on punir ou guérir ? Notons que dans le cas de l’assassinat de Sarah Halimi les motifs antisémites ne font pas de doute. Souvent, dans d’autres procès, c’est ce que les avocats des victimes ont du mal à faire reconnaître, et on est confronté alors à autre chose : la mauvaise foi face à l’évidence de ces motifs. Mais en l’occurrence personne ne fait semblant de ne pas croire à l’antisémitisme, pas même le coupable. Le problème qui se pose dès lors, et qui se cristallise dans cette situation où certaines portes s’ouvrent (l’acte antisémite est reconnu comme tel) tandis que d’autres se ferment (il n’y aura pas de procès), est celui de l’origine d’un antisémitisme criminel disponible dans la société, et qui un jour, une nuit, s’empare d’un individu qui voit dans une juive le diable à abattre. Au fond, l’antisémitisme est-il le résultat d’un déchaînement pulsionnel sans raison définies, ou d’un calcul froid et sophistiqué de grands manipulateurs, ou encore d’une haine qui se donne sciemment des pseudo-raisons de tuer ? Est-il peut-être tout cela à la fois ? Face à cette complexité, admettons que nous n’avons pas encore intégré les manières de faire le procès d’une haine qui fut, elle, dès l’origine, hautement inquisitoriale. La justice doit à présent se donner les moyens de juger son usurpateur. « A quel théâtre jouez-vous ? » demande Joseph K. à ses gardiens. Puis à leur silence, il ajoute : « Ils ne sont pas prêts à être interrogés ». C’est donc ce à quoi nous sommes relégués : interroger un silence.