Le cas David Miller

Selon David Miller, professeur à l’université de Bristol, « la sphère publique britannique est prise d’assaut par l’État d’Israël et ses défenseurs ». Il estime que « le JSoc [Jewish Society] de Bristol, comme tous les JSocs de Grande-Bretagne, agit sous la coupe de l’Union des étudiants juifs (UJS), un groupe de pression israélien » et participe à « une campagne de censure et d’hystérie fabriquée et dirigée par l’État d’Israël ». Les débordements de ce sociologue ont, certes, donné lieu à des appels outrés en faveur de son renvoi, mais le professeur a aussi reçu des messages de soutien massifs venant de la gauche universitaire, sous la forme de lettres ouvertes. David Hirsh, auteur de Contemporary Left Antisemitism[1], raconte une controverse qui a flambé en février dernier et dont le récit permet de revenir sur la question de l’antisémitisme qui gangrène une partie de la gauche britannique depuis des années.

[Le 1er octobre 2021, l’Université de Bristol a finalement annoncé sa décision de ne plus employer David Miller.]

Le professeur de l’université de Bristol David Miller. (Capture d’écran)

 

Introduction : L’étonnante soupe au poulet sioniste de David Miller

Le professeur David Miller, s’adressant à la Labour Left Alliance, en juin 2020 déclarait : « Bien sûr, Israël a envoyé des gens pour cibler cela, pour s’occuper de cela. En particulier par le biais du travail interconfessionnel… en prétendant que les juifs et les musulmans travaillant ensemble seront un moyen apolitique de lutter contre le racisme. Non, c’est un cheval de Troie pour normaliser le sionisme dans la communauté musulmane. Nous l’avons vu à la mosquée d’East London, par exemple, qui a organisé sans le savoir ce projet de soupe au poulet avec les communautés juive et musulmane réunies. Il s’agit d’un projet soutenu par Israël pour normaliser le sionisme dans les communautés musulmanes… »

Un professeur de sociologie de gauche, David Miller, avertit donc les musulmans qu’une soupe au poulet serait en réalité une arme sioniste. Elle serait servie par des personnes qui prétendent entretenir l’amitié interconfessionnelle mais dont le véritable motif consisterait à anesthésier les musulmans face au danger d’une campagne israélienne mondiale visant à semer ‘l’islamophobie’ et le racisme. Miller affirme que ses propres étudiants juifs, s’ils s’identifient à Israël de quelque manière que ce soit, doivent être traités comme des « sionistes », ce qui fait d’eux selon lui, une composante de ce qu’il décrit comme un « ennemi » à « cibler ». Miller reste pourtant professeur à l’université de Bristol et de nombreux universitaires prennent sa défense, insistant sur le fait qu’il n’est coupable de rien d’autre que de simplement exposer et mettre en évidence des « critiques légitimes du sionisme ». Comment le monde universitaire britannique en est-il arrivé là ?

Les fantasmes de conspiration de David Miller, qui se manifestent à travers des recherches universitaires et des activités politiques de gauche, se situent à l’extrémité du spectre de l’antisionisme le plus facilement reconnaissable comme antisémite. 807 universitaires ont signé une pétition tirant la sonnette d’alarme sur l’antisémitisme de celui qui est toujours professeur de sociologie à l’université de Bristol. 466 universitaires ont cependant signé une déclaration de soutien à son « éminent » parcours universitaire. Judith Butler, l’universitaire postmoderne de Berkeley, a pour sa part d’abord signé pour soutenir Miller, puis contre lui, avant de demander, comme finalement dubitative, que son nom n’apparaisse nulle part. Une centaine de députés, ceux-ci sûrs, d’eux ont écrit à l’université que l’oeuvre de Miller était antisémite.

D’une manière plus générale, le principal champ de bataille actuel sur toutes ces questions au Royaume-Uni concerne la définition de travail de l’antisémitisme proposée par l’IHRA (l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste). Cette définition vise notamment à reconnaître le type d’antisémitisme qui peut se manifester sous la forme d’une hostilité envers Israël, mais tout en soutenant que « critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme ». Les communautés juives et les opposants à l’antisémitisme ont fait campagne pour que les gouvernements, les universités et d’autres organismes adoptent cette définition. Si une institution l’adopte, espèrent-ils, elle affirme ainsi qu’elle comprend que, parfois, des faits qui ressemblent à de l’hostilité envers Israël peuvent en effet être antisémites et doivent être pris au sérieux.

La définition de l’IHRA a suscité beaucoup d’hostilité, en particulier de la part de ceux qui tout en se considérant comme des adversaires de l’antisémitisme, veulent poursuivre le genre de pratiques ou de propos qui, selon l’IHRA, peuvent être considérés comme antisémites. Dans ce contexte, la Déclaration de Jérusalem a été rédigée pour soutenir la campagne contre la définition de l’IHRA[2]. Elle demande aux institutions d’affirmer que le BDS, les discours déraisonnables, disproportionnés et intempestifs désignant Israël comme un pays intrinsèquement colonial, nazi ou pratiquant l’apartheid, et affirmant qu’Israël n’a pas le droit d’exister, ne sont pas « en soi » antisémites. Mais bien sûr, ces choses n’apparaissent jamais « en soi », telles quelles, à la manière d’illustration de la théorie pure. Elles apparaissent sous des formes que la confrontation au réel crée. Et constituent alors les éléments clés du discours antisémite qui rassemble les mouvements antisémites qui nous préoccupent.

Le cas David Miller divise les antisionistes en Grande-Bretagne, alors que la question qui porte sur la définition de travail de l’antisémitisme de l’IHRA et la « Déclaration de Jérusalem » tend à les unir. Le travail de Miller est si clairement distinct d’un engagement rationnel vis-à-vis de ce que fait Israël que même de nombreux partisans de la Déclaration de Jérusalem ont admis que son travail était antisémite. D’un autre côté, même des antisémites déclarés ont adhéré à la Déclaration de Jérusalem, convaincus que la protection purement abstraite qu’elle offre sera lue généreusement, et à leur avantage.

Le soutien apporté à la « Déclaration de Jérusalem » par des universitaires juifs de haut rang, notamment des professeurs d’études juives et des spécialistes de la Shoah, marque une nouvelle étape dans l’acceptation de l’antisémitisme au XXIe siècle. La « Déclaration de Jérusalem » n’est pas un document scientifique sur l’antisémitisme, mais un document politique qui définit les limites de la « communauté du bien ».  Il ne s’agit pas du tout d’une réponse à l’antisémitisme, mais d’une réponse à l’idée selon laquelle l’IHRA serait une conspiration juive et trumpiste visant à faire taire toute critique d’Israël en la qualifiant mensongèrement d’antisémite.

Dans cet article, je raconte l’histoire de David Miller et une partie de celle qui concerne la définition de l’IHRA et des réactions qu’elle a provoquées. La « Déclaration de Jérusalem » a été publiée peu après la rédaction de cet article. Ces histoires sont le fruit des circonstances et beaucoup d’autres auraient pu être choisies, mais elles sont présentées comme des études de cas du phénomène plus large de l’antisémitisme antisioniste de gauche. Il s’agit d’une histoire britannique, mais elle se rapporte à un phénomène mondial.

 

Une arme sioniste redoutable ?

I. David Miller contre le ‘principe Macpherson’

On prétend souvent que les Juifs ont du mal à faire la différence entre la critique d’Israël et l’antisémitisme et qu’ils ont une propension à tout ressentir comme de l’antisémitisme. À première vue, cette affirmation semble plausible. Peut-être que les Juifs sont en effet tellement à cran en raison de leurs expériences familiales et communautaires de l’antisémitisme qu’ils sont parfois enclins à en voir même quand il n’est pas vraiment là. Ce scepticisme constitue déjà un écart radical par rapport à la façon dont nous jugeons généralement, par exemple, les femmes lorsqu’elles disent avoir été victimes de harcèlement sexuel, ou les Noirs lorsqu’ils disent avoir été victimes de racisme.

Le juge de la Haute Cour qui a présidé l’enquête sur Stephen Lawrence[3], Sir William Macpherson, malheureusement décédé le mois dernier, a apporté deux contributions importantes quant aux méthodes de lutte contre le racisme. Premièrement, il a consolidé le concept de « racisme institutionnel » dans le grand public britannique. Le racisme ne doit pas seulement être reconnu comme la haine consciente de ceux qui sont désignés comme étant d’une autre « race ». Nous devons également être attentifs aux façons de faire et de penser qui peuvent sembler innocentes de prime abord mais qui s’avèrent être contaminées par un racisme non apparent. Le racisme est un phénomène social plus large et n’est pas seulement un travers moral individuel.

Sa deuxième contribution importante est désignée comme ‘principe de Macpherson’, lequel affirme que lorsqu’une personne déclare avoir été victime de racisme, il convient de la considérer de bonne foi. Toute enquête doit partir de cette hypothèse et examiner les preuves de manière objective.

Aussi existe-t-il un principe, issu de la politique identitaire, selon lequel les personnes les plus qualifiées pour juger de l’existence de racisme sont leurs victimes elles-mêmes. Il n’est pas courant de remettre en question leur jugement en se basant sur l’idée que, parce qu’ils ont fait l’expérience du racisme dans le passé, leur lucidité serait désormais émoussée au point d’être considérée comme suspecte. Peut-être certains Juifs, parfois, voient de l’antisémitisme dans une critique légitime d’Israël. Lorsque cela se produit, il est possible de résoudre le problème par une discussion rationnelle du cas, des preuves, de l’intention, du contexte et de la perception des propos tenus. Si nous sommes d’accord sur le fait que certaines critiques d’Israël sont antisémites et que d’autres ne le sont pas, alors nous pouvons discuter et nous mettre d’accord, ou être en désaccord. C’est ainsi que fonctionnent la liberté d’expression et la liberté académique.

Mais ce n’est pas la position du professeur David Miller. Il affirme que « la sphère publique britannique est prise d’assaut par l’État d’Israël et ses défenseurs »; que « le lobby israélien s’active à voler le langage de la libération des Noirs pour justifier le nettoyage ethnique, le racisme et l’apartheid » (comme si les Juifs n’avaient pas leur propre langage pour décrire le racisme auquel ils ont été confrontés et la libération à laquelle ils aspirent) ; qu’ « Israël et ses partisans » emploient « la tactique traditionnelle consistant à qualifier d’ antisémite toute critique d’Israël ou du sionisme ». La description que fait David Miller de la manière dont le monde fonctionne relève du fantasme imaginant une conspiration sioniste. Et lorsqu’il parle de la « tactique séculaire du lobby israélien », il glisse par inadvertance vers un mode de pensée bien plus ancien que l’antisionisme.

David Miller n’exprime pas une inquiétude selon laquelle les Juifs seraient trop sensibles à l’antisémitisme ou à la critique d’Israël. Sa position est que les Juifs qui prétendent qu’il y a de l’antisémitisme à gauche, ou sur les campus, agissent dans le cadre d’une conspiration délibérée et collective de mensonge. Le but de « tout cela », (notez bien « tout cela », et non « une partie de cela », ou même « la majeure partie de cela ») ajoute Miller, « est de donner une couverture aux activistes sionistes, permettant aux Juifs de se présenter comme faisant partie d’une minorité ethnique opprimée confrontée au racisme » (Miller, 2021).

Il y aurait beaucoup à dire sur la signification de la substitution du mot ‘sioniste’ au mot ‘juif’ dans la structure du fantasme de conspiration. Mais la pratique de Miller consiste à interpréter le simple fait de dire que l’on a été victime ou témoin d’antisémitisme comme une preuve suffisante pour définir la personne qui agit ainsi comme un membre de la conspiration sioniste. Il s’ensuit donc, pour Miller, que les personnes qui soulèvent ce type d’antisémitisme comme un problème le font nécessairement de mauvaise foi. Et ces personnes sont souvent juives.

L’antisionisme prétend que l’hostilité envers Israël ne peut être antisémite parce qu’elle est également hostile aux non-juifs. « De nombreux sionistes ne sont pas juifs », entend-on, « alors comment l’antisionisme peut-il être antisémite » ? Mais cela ne permet pas d’établir un cadre non antisémite pour l’hostilité à l’égard d’Israël ; au contraire, cela permet d’établir un cadre antisémite dans lequel il fait entrer les non-Juifs. De nombreux alliés non juifs ont été soumis sans relâche à la pensée et à la pratique antisémites de personnes comme David Miller.

Il convient de noter qu’au cours des cinq dernières années, à travers l’expérience de l’ascension et de la chute de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste, un consensus fort s’est dégagé au sein de la communauté juive et de ses institutions. Il existe un large consensus sur le fait que l’antisémitisme de gauche est réel et significatif. La méthode de Miller désigne donc la communauté juive, et pas seulement tel ou tel individu, comme faisant partie « d’Israël et de ses défenseurs » (Miller, 2021). Par conséquent, si le ‘principe de Macpherson’ nous dit qu’une personne prétendant avoir été victime de racisme doit être traitée avec respect et que son expérience doit être prise au sérieux, le ‘principe de Miller’ semble nous dire qu’une personne qui dit avoir fait l’expérience de l’antisémitisme, si cela est lié à la rhétorique sur Israël, doit être considérée comme un menteur. Cette pratique consistant à traiter les victimes juives de l’antisémitisme comme faisant partie d’une conspiration visant à faire taire les critiques d’Israël est bien documentée. On l’appelle désormais ‘la formulation de Livingstone’[4].

En 2020, la Commission pour l’égalité et les droits de l’homme (EHRC) a spécifiquement réaffirmé le ‘principe de Macpherson’ pour les Juifs qui disent avoir été victimes d’antisémitisme. La raison pour laquelle l’EHRC a ressenti le besoin de le faire ? Elle a observé la violation systématique du principe au sein du parti travailliste pendant la période où il était pollué par l’antisémitisme institutionnel. La Commission européenne des droits de l’homme a décrit les faits suivants sous la rubrique « types de comportements antisémites assimilables à du harcèlement illégal » : les agents du parti travailliste ont nié l’antisémitisme au sein du parti et ont fait des commentaires rejetant les plaintes comme étant des « calomnies » et des « faux ». Cette conduite peut désigner les membres juifs comme inventant délibérément des plaintes pour antisémitisme afin de nuire au parti travailliste, et ignore les plaintes légitimes et authentiques d’antisémitisme dans le parti[5]. C’est, pour le dire ainsi, ‘le principe de l’EHRC’. Et c’est pourquoi David Miller doit dépeindre l’EHRC elle-même comme une victime de l’assaut israélien contre la Grande-Bretagne. Il doit dire que l’organe statutaire du Royaume-Uni a été corrompu avec succès par la conspiration sioniste. Miller écrit donc que : « Les discussions sérieuses sur le racisme anti-Noir et l’islamophobie ont été noyées par une campagne de lobbying concertée visant les universités, les partis politiques, l’organisme de réglementation de l’égalité et les institutions publiques dans tout le pays » (Miller, 2021)

 

II. David Miller contre la sociologie

« L’antisémite se donne du mal pour nous parler d’organisations juives secrètes, de franc-maçonneries redoutables et clandestines ». – Jean-Paul Sartre

David Miller inclut ses propres étudiants juifs, en tout cas ceux qui participent à leur Jewish Society (Association étudiante juive) ou à l’UJS (Union of Jewish Students), dans le projet sioniste visant à empêcher que le racisme anti-Noir et ‘l’islamophobie’ soient pris au sérieux et à subvertir les institutions publiques britanniques au nom d’Israël. Il fait cela en cherchant à démontrer que les associations étudiantes juives incluent « l’engagement avec Israël » parmi leurs « valeurs fondamentales » (Miller, 2021)

Un principe clé de la compréhension sociologique de la « race » est que la race est construite en premier lieu par le racisme, qui construit les identités des gens de l’extérieur, sans leur consentement, et de manière malveillante. Une personne qui se sent très à l’aise en étant noire peut se sentir moins à l’aise si elle est définie comme noire par un groupe blanc dans la rue ou par un employeur hostile. C’est ce que fait le racisme.

Ce que David Miller fait ici, c’est définir les membres de l’UJS et du Bristol J Soc – c’est-à-dire ses propres étudiants – comme ‘sionistes’, ce qui signifie selon lui racistes, impérialistes et malhonnêtes. Il leur a imposé cette identité sans leur consentement. Qu’ils se définissent ou non comme ‘sionistes’ et qu’ils aient chacun leur propre compréhension de la signification du sionisme qu’ils adoptent importe peu à ses yeux. Le sionisme de l’UJS et des J Socs n’a rien à voir avec l’identité diabolique que Miller leur assigne. Pour l’écrasante majorité des Juifs, une certaine forme de relation avec Israël, où vivent la moitié des Juifs du monde, fait partie de leur identité juive. Mais cela ne fait pas d’eux des racistes ou des antipatriotes envers leur pays, ou envers toute autre identité envers laquelle Miller pense qu’ils devraient être loyaux.

Le travail de David Miller n’est pas sans rappeler les écrits de l’antisémite classique qui s’érige en expert des ‘Juifs’. Miller avertit les musulmans de la mosquée d’East London de se méfier des juifs qui font avec eux un travail interconfessionnel apparemment innocent. Il construit des schémas complexes qui illustrent avec force détails les liens, qu’il prétend découvrir dans son travail de recherche, entre des individus et des institutions juives qu’il qualifie de ‘sionistes’. Il présente son travail comme une source de lumière dans le monde sombre et caché d’une conspiration raciste et meurtrière. Mais la sociologie est fondamentalement une discipline empirique. Elle commence par une enquête rigoureuse et structurée sur le monde. Ce n’est qu’ensuite qu’elle crée des concepts et des théories qui peuvent aider à comprendre et à donner un sens à ce qui a été observé. L’imaginaire conspirationniste fonctionne à l’inverse. Il commence par le sens à donner, puis il s’efforce de trouver les motifs qu’il a inventés et fantasmés dans le monde extérieur.

Voici le témoignage d’une étudiante de Bristol sur la façon dont David Miller enseigne la sociologie : « J’étais l’un des seuls étudiants juifs dans la classe de David Miller. Honnêtement, c’était effrayant parce que c’est un professeur et que les gens croyaient à l’antisémitisme qu’il répandait. J’avais peur parce que je ne représente qu’une seule voix et que je ne pouvais pas lui tenir tête ou lui dire que ce qu’il disait était faux. Dans le cours de Miller intitulé ‘Les méfaits des puissants’, il affirme que ‘le mouvement sioniste’ est un pilier de ‘l’islamophobie’. Il a également tenté d’établir un lien entre diverses organisations juives britanniques et l’État d’Israël. En tant qu’étudiante juive, cette toile d’araignée conspirationniste composée de flèches reliant diverses organisations qu’il représentait rappelait sinistrement les tropes antisémites où les Juifs sont accusés d’avoir un pouvoir et une influence uniques sur les affaires politiques ».

Après la publication de ce récit de Sabrina Miller, Electronic Intifada (le même site web qui a publié l’article de David Miller cité plus haut) a publié des photos d’elle en la qualifiant de représentante du « lobby israélien » et la dénonçant comme faisant partie du mouvement sioniste qui cherche à punir David Miller[6].

L’aumônier juif de l’université de Bristol a écrit une lettre au vice-chancelier :  « Un étudiant israélien m’a dit qu’il recevait quotidiennement des injures en raison de son pays d’origine, ce qui est tout à fait inacceptable. Il ressort clairement des enregistrements et des déclarations ouvertes de Miller qu’il n’a que du mépris pour les étudiants juifs et qu’il perpétue sciemment des mythes conspirationnistes sur l’État juif et son pouvoir. La lecture de ses propos rappelle la pire propagande antisémite – les étudiants juifs de Bristol sont attaqués comme des membres de la cinquième colonne… »

Les fantasmes de conspiration sont par nature irréfutables. Parce qu’ils disent qu’il y a de l’antisémitisme, l’étudiant et l’aumônier juifs peuvent être définis comme des lobbyistes menteurs en faveur d’Israël. Leur témoignage est étouffé, par l’accusation selon laquelle leurs propos sont une tentative cynique de faire taire les gens. Et l’on transforme ainsi en cibles légitimes des individus définis comme des partisans racistes d’un Israël raciste.

La sociologie a été inventée au 19e siècle pour offrir un compte rendu scientifique des structures de pouvoir dans notre société. Les fondateurs de la sociologie, dont un certain nombre étaient juifs, étaient conscients que leurs démarches visaient la séduction exercée par le fantasme de conspiration, et plus particulièrement l’antisémitisme, conçus comme des moyens de comprendre le monde[7]. Je ne crois pas que David Miller fasse de la sociologie d’une manière qui soit de quelque façon que ce soit scientifique en se référant à un cadre méthodologique légitime.

L’œuvre de Miller construit plutôt ce que le sociologue Keith Kahn-Harris décrit comme une sorte de « pays plat », un monde dans lequel les réseaux de pouvoir et d’influence sont si étroitement liés qu’ils forment un système sans faille. Voyez la fameuse diapositive de Miller, tirée de sa présentation sur la façon dont les institutions du lobby juif/sioniste/israélien britannique sont interconnectées… Bien que les nœuds de ce réseau soient différenciés par type (‘institution israélienne’, ‘individus clés du Royaume-Uni’, etc.) et que la nature des interconnexions soit identifiée (‘donateur’, ‘président’, etc.), ces annotations ne nous disent en fait rien de significatif, parce qu’il n’y a pas de distinction significative à établir – et c’est là le problème. Le fait que, par exemple, [deux personnes citées dans le schéma de Miller] Mick Davis et Vivian Wineman aient été violemment critiqués par la droite de la communauté juive pour leur position sur Israël n’a aucune importance. Le fait que le Board of Deputies et la Fédération sioniste soient des coalitions constamment déchirées par des tensions et des conflits ne mérite pas d’être souligné. Sionisme/Israël forme un tout sans faille.

 

La « fameuse » diapositive de David Miller, Twitter

Les sociologues du département de Miller à Bristol, et la discipline dans son ensemble, doivent endosser une certaine responsabilité concernant leur collègue. Le discours antisémite de Miller n’est pas si inhabituel sur le campus, mais il se démarque parce qu’il aime dire clairement et explicitement les choses que d’autres universitaires préfèrent dire dans un langage plus opaque et ambivalent. Miller ressemble à Ken Livingstone à cet égard. Livingstone n’était pas pire que Corbyn, mais il aimait articuler la logique de leur vision antisémite commune avec plus de clarté.

Miller a obtenu une chaire, la position la plus élevée en termes de respect et de responsabilité dans le monde universitaire ; il est un professeur permanent. Pour être promu à ce statut, il faut l’approbation explicite d’un nombre important de professeurs, à l’intérieur et à l’extérieur de son département et de sa discipline. Si la sociologie est incapable de reconnaître le fantasme de conspiration antisémite comme s’il s’agissait d’un phénomène extérieur à ses propres frontières, qu’est-ce que cela nous apprend sur l’état de la sociologie aujourd’hui ?

Je suis moi-même très fidèle à la sociologie. La sociologie qui m’a été enseignée par Robert Fine, entre autres, est parfaitement consciente des dangers de la pensée raciste et totalitaire. Elle est également consciente de la façon dont les êtres humains s’excluent les uns les autres de manière cachée, complexe, inconsciente et implicite, et elle est vigilante lorsqu’il s’agit d’identifier les structures de pouvoir qui ne sont pas toujours faciles à observer. Je suis convaincu que les méthodes et les cadres intellectuels propres à la sociologie ont joué un rôle important dans mon travail sur l’antisémitisme. Je passe une grande partie de ma vie professionnelle à familiariser les nouveaux étudiants avec la discipline et à leur présenter certains de ses modes de pensée les plus fondamentaux. Mais le fait que David Miller soit titularisé nous dit quelque chose sur ses pairs autant que sur lui-même. La reconnaissance de l’antisémitisme et du racisme devrait faire partie des activités fondamentales de la sociologie.

Miller n’est pas seulement un individu isolé et excentrique, il fait partie d’une culture plus large ayant cours au sein de certaines parties de la gauche et du monde universitaire. L’antisémitisme et le fantasme de conspiration sont des formes d’apparition de la pensée anti-démocratique. Certains musulmans qui se sont organisés politiquement contre l’extrémisme islamiste et le terrorisme disent avoir été ciblés par Miller comme étant « néocons » et pro-impérialistes, et donc comme faisant partie de la conspiration sioniste mondiale.

Les réfugiés syriens sont également considérés par Miller comme des dupes de l’impérialisme parce qu’ils s’opposent au régime d’Assad. Selon le réfugié syrien, journaliste et militant Oz Katerji, Miller a participé à des campagnes de soutien à Assad et à ses bailleurs de fonds russes et iraniens. Ils ont diabolisé les ‘Casques blancs’, véritablement héroïques, en les considérant comme des affiliés d’Al-Qaïda[8]. Selon le Times, David Miller a « fourni un statut universitaire à un groupe dirigé par des partisans de la théorie du complot » – l’Organisation for Propaganda Studies – et a analysé ses fantasmes de conspiration relatifs aux « attaques terroristes du 11 septembre, à l’abattage d’un avion de ligne au-dessus de l’Ukraine en 2014, au groupe de secours humanitaire des Casques blancs en Syrie, au mouvement antivax et aux origines du coronavirus ».

 

III. David Miller contre la définition de l’antisémitisme de l’IHRA

Une pression croissante s’exerce sur l’université de Bristol pour qu’elle licencie David Miller. Daniel Finkelstein a plaidé en faveur du licenciement de Miller dans le Times, le Board of Deputies of British Jews a demandé la fin du mandat de Miller[9]et l’UJS a lancé le slogan « Get Hate off Campus ». Les motifs les plus convaincants de licenciement sont liés à son discours sur ses propres étudiants juifs. S’ils jugent que son travail est antisémite, il les désigne automatiquement comme des agents d’Israël.

De l’autre côté, Miller bénéficie d’un soutien important de la part de ceux qui pensent qu’il est victime d’une chasse aux sorcières sioniste, par exemple le professeur Des Freedman, qui qualifie le travail de Miller de « critique du sionisme » et le professeur Jeffrey Bowers, qui affirme que Miller est accusé à tort d’antisémitisme. Si de nombreux alliés de Miller mobilisent la rhétorique de la liberté académique et de la liberté d’expression, il n’est pas évident de savoir combien d’entre eux le font à l’égard de collègues qui présentent d’autres types de racisme ou de sectarisme comme des recherches universitaires.

Et puis il y en a beaucoup, comme Frank Furedi, qui reconnaissent pleinement que le travail de Miller est antisémite, mais qui défendent une position très forte en matière de liberté d’expression et de liberté académique. Selon eux, même les professeurs antisémites devraient être protégés.

On peut toutefois ajouter que cette position absolutiste de la liberté d’expression impose de lourdes exigences aux étudiants et aux universitaires juifs. Mirada Fricker a écrit à ce propos sur ce qu’elle appelle « l’injustice épistémique«  et Nora Berenstain a écrit sur « l’exploitation épistémique« . Il s’ensuit qu’une université qui juge que la liberté d’expression de David Miller est une priorité a également la responsabilité d’employer de véritables spécialistes de l’antisémitisme et de financer des revues spécialisées sur l’antisémitisme, afin de contrer son fantasme de conspiration.

Les arguments antisionistes contre la définition de travail de l’antisémitisme de l’IHRA sont aussi fondés en général sur la rhétorique de la liberté d’expression et de la liberté académique. Lars Fischer, un éminent spécialiste de l’antisémitisme, a formulé le problème comme suit : « Dans la controverse autour de la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, il n’y a qu’une seule et même question de liberté d’expression et qu’une même partie qui tente de la restreindre. Les antisémites veulent s’engager dans une activité antisémite sans que leurs opposants soient autorisés à qualifier cette activité d’antisémite »[10].

No platform est une politique qui est apparue au Royaume-Uni dans les années 1970 pour lutter contre les racistes et les fascistes organisés qui constituaient une menace physique immédiate sur les campus. Depuis lors, la définition de qui devrait être « privé de tribune » s’est considérablement élargie dans certains milieux pour désigner quelqu’un qui défend une position qui peut être interprétée par ses adversaires comme raciste, sexiste, transphobe, homophobe, ‘islamophobe’, etc. Elle s’est étendue à ce que certains commentateurs qualifient de ‘cancel culture’, dans laquelle toute personne qui s’écarte du consensus orthodoxe sur le campus peut se voir interdire de prendre la parole.

J’ai une peur rationnelle d’être interdit parce que « sioniste donc raciste ». Pourtant, nous ne devrions pas permettre que chaque allégation de sectarisme soit égale à toutes les autres. Nous devons faire des distinctions. Certaines choses sont réellement racistes et d’autres ne le sont pas. Mais c’est là que réside le problème. Il n’y a guère de consensus sur le campus ou dans la société sur ce qui est, et ce qui n’est pas, équivalent au racisme.

La liberté d’expression absolue dans le ‘domaine public’ est différente de ce qui constitue un discours approprié au sein d’une communauté de chercheurs, d’une université. Un universitaire n’a pas le droit à la liberté d’expression, ou à la liberté académique, pour afficher des photos pornographiques sur les tableaux d’affichage de son université, par exemple. Cela créerait un environnement toxique pour les femmes, même si certaines d’entre elles le défendent, ‘en tant que femmes’, en disant qu’elles ne se sentent pas du tout menacées. Il n’est pas possible d’avoir un lieu de travail ou d’étude, une communauté d’universitaires, dans lesquels les gens revendiquent le droit de violer la loi sur l’égalité au nom d’un principe plus important. La Commission européenne des droits de l’homme, dans son rapport sur l’antisémitisme travailliste, a proposé des lignes directrices claires sur ce qui constitue un harcèlement antisémite dans une institution.

David Miller, capture d’écran.

 

IV. Comment l’UCU a préparé le terrain pour David Miller

Il est impossible de comprendre un David Miller, ou le soutien qu’il a reçu d’autres universitaires, sans savoir un peu comment Israël, l’antisémitisme et le BDS ont été débattus dans l’histoire récente du syndicat des enseignants, l’University and College Union (UCU).

Je n’ai jamais connu un espace plus hostile et antisémite que mon syndicat. Au sein de l’UCU, je suis passé du statut de membre loyal et de collègue universitaire à celui de ‘sioniste’. Tout comme David Miller impose le ‘sionisme’, c’est-à-dire le racisme à ses étudiants juifs, cette identité m’a été imposée de l’extérieur, de manière hostile, et contre mon gré, dans mon propre syndicat.

En 2003, la campagne en faveur du boycott de nos collègues universitaires israéliens a commencé à prendre racine dans l’ancêtre de l’UCU. Cette campagne cherchait à créer au sein de notre syndicat une telle colère contre les Israéliens, et seulement les Israéliens, que les membres du syndicat se sentiraient prêts à les isoler et à les punir pour les crimes, réels et imaginaires, de leur État. Les crimes de notre propre État, et ceux d’autres États, ont parfois été critiqués, mais personne n’a proposé de tenir les universitaires responsables de ces crimes simplement en raison du pays dans lequel ils travaillent. Peu importe que les universitaires israéliens aient été à l’avant-garde du mouvement pour la paix ou que les universités d’Israël soient parmi les espaces les plus égalitaires qui soient. La campagne de boycott a désigné tous les Israéliens comme des « collaborateurs » des pires actes commis par les Israéliens.

On pourrait penser qu’une telle campagne s’inquiéterait de l’attrait qu’elle exerce sur l’antisémitisme, mais cette possibilité a été furieusement niée. Les boycotteurs se sont retournés férocement contre leurs détracteurs au sein du syndicat. Ils les ont diabolisés en les qualifiant d’ennemis des Palestiniens, puis d’ennemis du principe de solidarité, et ont ainsi dépeint leurs opposants comme des personnes fondamentalement déloyales envers le syndicat et sa culture. Un grand nombre de personnes au sein du syndicat qui ont été victimes de ce genre d’attaques, même si c’était loin d’être le cas de toutes, étaient juives.

En 2005, après que le syndicat a décidé de boycotter les universitaires de certaines universités israéliennes, nous avons organisé une riposte. Nous avons armé les opposants au boycott en leur donnant des informations et des arguments. Nous avons affirmé que la solidarité avec les Palestiniens plutôt que le boycott des Israéliens était la bonne stratégie. Nous avons fait connaître les voix de collègues qui enseignaient dans des universités palestiniennes et qui s’opposaient au boycott. Nous avons souligné le travail des collègues israéliens qui participaient à des projets universitaires communs et enseignaient avec des collègues dans des universités palestiniennes. Nous espérions faire, de l’extérieur, ce que nous pouvions pour faciliter la solidarité entre Israéliens et Palestiniens, et soutenir une politique de paix. Nous nous sommes opposés à la posture qui consiste à agiter un drapeau et à désigner une nation comme bonne et l’autre comme mauvaise. Nous avons convoqué une grande réunion spéciale du conseil syndical, et nous avons gagné le débat du jour. Notre syndicat est revenu sur sa position, a désavoué la politique de boycott des Israéliens et a décidé de formuler une politique cohérente concernant les violations des droits de l’homme dans d’autres pays.

Mais les boycotteurs n’ont pas accepté leur défaite au sein du syndicat. Ils sont revenus année après année pour faire valoir leur haine d’Israël et pour présenter un récit unilatéral du conflit israélo-palestinien. Ils ont ciblé des personnes au sein du syndicat et sur nos campus en Grande-Bretagne qu’ils considéraient comme des défenseurs d’Israël. Israël est devenu le symbole du mal capitaliste et impérialiste. Ils ont pris pour cible les Juifs qui refusaient de désavouer Israël et ont isolé ceux qui restaient silencieux.

La campagne de boycott d’Israël était une erreur en soi, notamment parce qu’elle violait la signification même de l’université en tant que communauté mondiale de chercheurs. Mais elle a également été forgée dans une tradition authentiquement gauchiste de pensée antisémite et elle a participé à la normalisation, l’autorisation et la propagation de l’antisémitisme pour l’avenir.

Dans un syndicat de 120 000 personnes travaillant dans les universités, il y a un certain nombre de membres juifs. Mais en 2009, plus aucun juif dans les structures décisionnelles nationales du syndicat ne voulait ou ne pouvait s’opposer à la campagne de boycott et à l’antisémitisme qui l’a alimentée, et qui a été à son tour alimenté par elle. Certains Juifs antisionistes ont joué un rôle important dans la désinformation des membres. Ils leur ont appris à reconnaître les allégations d’antisémitisme, plutôt que l’antisémitisme lui-même, comme la véritable menace pour la gauche et les principes du syndicalisme.

Le syndicat n’a jamais réellement adopté le boycott. Il avait peur des dommages qu’il causerait, il avait peur d’une action en justice et il savait qu’une telle politique ne pouvait pas être adoptée d’une manière qui puisse même paraître cohérente. Nous prenions cela comme une victoire. Mais dans la campagne contre l’antisémitisme, nous avons été vaincus. En 2009, presque tous ceux aux côtés desquels je me suis battu dans le syndicat contre la campagne de boycott et l’antisémitisme qui y était associé avaient quitté le navire. Beaucoup avaient démissionné du syndicat en signe de protestation, beaucoup avaient été poussés vers la sortie, beaucoup avaient été réduits au silence. Beaucoup étaient tout simplement fatigués et n’étaient pas prêts à consacrer toute leur énergie à lutter contre les obsessionnels d’Israël au sein du syndicat.

J’ai été bureaucratiquement exclu de la ‘liste d’activistes’ du courrier électronique interne du syndicat parce que j’y ai publié les faits d’antisémitisme dont j’ai été témoin. Lorsqu’il existe un racisme institutionnel, les frontières entre ‘l’intérieur’ et ‘l’extérieur’ sont toujours très surveillées, car ce qui passe pour normal à l’intérieur est facilement reconnu comme anormal dans le monde ordinaire. La direction du syndicat a protégé l’espace dans lequel l’antisémitisme était autorisé en invoquant la ‘liberté d’expression’ et la ‘critique d’Israël’. Un certain nombre d’anti-boycott ont été exclus de la liste, mais personne ne l’a jamais été explicitement pour cause d’antisémitisme. Je suis toujours exclu, quinze ans plus tard. La peine est plus courte pour un meurtre.

Des collègues syndicalistes nous ont dit que nous nous opposions au boycott parce que nous pensions être le « peuple élu » et que c’était pour cela que nous étions racistes ; on nous a dit que notre racisme trouvait son origine dans la Torah et le Talmud. On nous a dit que nous étions comme les nazis à Theresienstadt, en train de blanchir le mal d’Israël ; on a dit à nos collègues homosexuels qu’ils « rosissent » le mal d’Israël ; on nous a dit que nous faisions seulement semblant de vivre l’antisémitisme pour faire taire les critiques d’Israël ; on nous a dit que nous faisions l’apologie de l’apartheid ; on nous a dit que nous faisions seulement semblant de soutenir l’autodétermination des Palestiniens ; on nous a dit que nous recevions des ordres de l’ambassade d’Israël. Et ainsi de suite. Certains de nos camarades et amis non-juifs, très intelligents et courageux, se sont résolument battus à nos côtés. Mais j’ai vu des personnes proches de moi être mises à l’écart, se tourner vers la boisson, la cigarette et la drogue, faire des dépressions, perdre des amis de toujours et être exclues de la communauté des universitaires. Tout cela s’est produit au sein de l’University and College Union…

Nous n’avons pas réussi à vaincre l’antisémitisme au sein de l’UCU et, comme nous l’avions craint, l’antisémitisme s’est répandu dans le mouvement syndical, puis dans le parti travailliste. L’histoire de la façon dont il a fusionné avec le mouvement Corbyn et s’est approché du 10 Downing Street est maintenant bien comprise. Elle a été racontée dans mon livre et ceux de Dave Rich, Matt Bolton et Harry Pitts ; elle a été racontée dans les enquêtes des journalistes Gabriel Pogrund et John Ware ; elle a été racontée dans les témoignages des victimes qui ont été exclues et diabolisées par l’antisémitisme travailliste ; en particulier les femmes, Luciana Berger, Margaret Hodge, Ruth Smeeth, Joan Ryan et Louise Ellman, qui ont subi des vagues de rhétorique antisémite particulièrement misogyne et sexuellement violente.

Et, comme nous l’avons déjà mentionné, l’histoire a été racontée par l’EHRC, l’organe statutaire mis en place par le dernier gouvernement travailliste pour défendre les principes de l’Equality Act. L’EHRC s’est concentré spécifiquement sur la manière dont la culture du parti a mis à l’écart les opposants à l’antisémitisme en les accusant d’être impliqués dans une conspiration malhonnête visant à « salir », à « truquer ». Les opposants à l’antisémitisme ont été accusés d’ « instrumentaliser » l’antisémitisme contre la gauche, comme si l’antisémitisme lui-même n’était pas déjà par essence une arme forgée pour blesser les Juifs. L’EHRC a également déclaré que l’antisémitisme s’était installé dans les institutions et la culture du parti, que ce n’était pas seulement la politique antisémite et la haine qui étaient importantes, mais aussi les rôles joués par les membres loyaux ordinaires et les fonctionnaires.

Maintenant que la politique antisémite se fait chasser du parti travailliste, elle cherche à se regrouper à nouveau dans son espace de confort, sur les campus et dans l’UCU. Une partie de ce qu’il reste de l’antisémitisme de gauche britannique tente de renier la haine des Juifs la plus explicite qui a fait jour en son sein, et de se purifier à nouveau par un discours académique et respectable de ‘critique d’Israël’. Si tel est le cas, l’envie d’être loyal envers David Miller lui pose un dilemme.

L’UCU n’a jamais eu à se confronter à ce qu’elle est devenue ou à ce qu’elle a fait. Elle a incubé et normalisé une culture qui a corrompu le parti travailliste à un point tel qu’il ne pouvait constituer une menace électorale, même pour quelqu’un d’aussi peu attirant politiquement que Boris Johnson. Les travailleurs ordinaires de Grande-Bretagne ont flairé l’antisémitisme de l’UCU, tel qu’il se manifeste dans le parti travailliste de Corbyn, et ils en ont été rebutés. Mais les personnes intelligentes, les personnes cultivées, les conférenciers, les créateurs de l’opinion juste et bonne dans les nouvelles générations de journalistes, d’enseignants, de politiciens, eux n’ont pas eu à rendre de comptes. Ils continuent. Et ils donnent un lustre intellectuel à l’histoire selon laquelle entre ‘nous’ et ‘le socialisme’ se trouverait le ‘sionisme’, qui se confond avec les institutions et les membres de la communauté juive.

Le danger est que cela inspire un nouveau « mythe du coup de poignard dans le dos » pour expliquer la défaite du mouvement Corbyn. « Nous n’avons jamais été autorisés à nous battre pour le socialisme », dit ce mythe, « parce que nous avons été poignardés dans le dos par des gens qui prétendaient faire partie de notre mouvement, mais qui faisaient en réalité partie d’une conspiration mondiale, impérialiste et élitiste pour défendre le capitalisme et le sionisme ».

L’antisémitisme travailliste est vaincu pour le moment, mais la culture et les notions de bon sens sur lesquelles il s’est construit l’ont précédé et lui survivront. Il a été incubé, en partie, dans le monde universitaire et dans l’University and College Union, et maintenant il y retourne, à la recherche d’un endroit sûr où il pourra se nourrir et se renouveler. Telle est la signification du cas David Miller.


David Hirsh

Merci à Fathom qui nous autorisé à reprendre cet article paru sur leur site en mars 2021 et à David Hirsh d’avoir rédigé pour les lecteur de K. une nouvelle introduction.

 

Note de la rédaction : Le texte ci-dessus a été publié sur le site de K. le 17 mai 2021. Quelques mois plus tard, le 1er octobre, son employeur a annoncé dans un communiqué qu’« après une enquête approfondie », la décision avait été prise que « David Miller [n’était] plus membre du personnel de l’Université de Bristol. » Il va de soi que pour David Miller, tout ce qui lui arrive est la faute d’Israël. Son licenciement ? Le résultat d’une « campagne de pression contre moi supervisée et dirigée par un gouvernement étranger hostile ». Et désormais, selon lui – comme le rapporte le Jewish Chronicle – « l’université de Bristol n’est plus un endroit où les étudiants musulmans, arabes ou palestiniens sont en sécurité ».

Notes

1 David Hirsh, Contemporary Left Antisemitism, (2018) London: Routledge
2 Sur la définition de l’IHRA et la Déclaration de Jérusalem voir la contribution de K. : Antisémitisme : à chacun sa définition ?
3 L’affaire Stephen Lawrence concerne le meurtre d’un adolescent noir britannique, tué le 22 avril 1993 lors d’une agression pendant qu’il attendait un autobus. Cet homicide devint une cause célèbre et l’un des meurtres raciaux les plus en vue dans l’histoire du Royaume-Uni.
4 Et il convient de noter que la rhétorique ressemblant à la « formulation de Livingstone » est bien antérieure à l’antisémitisme antisioniste. En témoigne, par exemple, l’ouvrage de Heinrich von Treitschke, Les Juifs sont notre malheur, publié en Allemagne en 1879 où il est écrit que « Tout le monde a le droit de dire sans honte les choses les plus dures sur les défauts nationaux des Allemands, des Français et de tous les autres peuples, mais quiconque ose parler des faiblesses indéniables du caractère juif, même de façon modérée ou juste, est immédiatement taxé par presque toute la presse de barbare et de raciste ».
5 Investigation into antisemitism in the Labour Party – Report. (2020). voir p. 28.
6 Ici, un montage de captures d’écran de certains des harcèlements en ligne que Sabrina Miller a dû endurer pendant ces jours sur Twitter.
7 Stoetzler, M. (2010) ‘Modern Antisemitism and the Emergence of Sociology: An Introduction.’ Patterns of Prejudice 44.2 (2010): 107-15.
8 See Katerji’s twitter timeline. See also Keate, G. (2018). Apologists for Assad working in British universities.
9 Twitter. (2021). Freedman, D. (2021).
10 J’ai longuement écrit dans Fathom sur la généalogie de la définition de l’IHRA et j’ai longuement répondu à une récente pétition antisioniste contre la définition de l’IHRA. [note de David Hirsh]

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