Antisémitisme : à chacun sa définition ?

Où l’on se demande pourquoi la définition de l’antisémitisme proposée par l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) suscite aujourd’hui autant de critiques et ce qui motive la « Déclaration de Jérusalem », publiée le 26 mars dernier…

La définition de l’antisémitisme adoptée et promue par l’IHRA le 26 mai 2016, lors de son assemblée plénière de Bucarest, a récemment provoqué beaucoup de remous. Recommandée par la Commission européenne, cette définition avait été produite dans un contexte bien déterminé : celui de la résurgence de l’antisémitisme en Europe et de ses expressions meurtrières. Ce document a servi de base au Conseil de l’Europe dans la rédaction d’un manuel pratique de lutte contre l’antisémitisme. Depuis, il a fait son chemin au sein de plusieurs parlements nationaux. Il été adopté entre autres par la Grande-Bretagne, l’Autriche, l’Allemagne, le Canada, et se trouve discuté dans des assemblées diverses comme les municipalités et dans le monde des ONG. Mais depuis lors, il a été très vivement rejeté, critiqué tous azimuts, y compris par certaines organisations juives. Ces dernières reprochent à la définition de l’IHRA de permettre un élargissement excessif de l’accusation d’antisémitisme, elles dénoncent un moyen dangereux de disqualification au service des intérêts de la droite israélienne. Pour ces organisations, c’est cette inquiétude qui prime, d’où leur volonté de proposer une définition alternative, publiée le 26 mars dernier intitulée « Déclaration de Jérusalem », signée par plus de 200 universitaires, principalement israéliens et nord-américains[1]. Cette opposition a empêché qu’émerge le consensus que l’IHRA espérait atteindre

Regarder de près l’objet du contentieux est une source d’étonnement. Voici la définition de l’antisémitisme proposée par l’IHRA :  « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte[2]. La phrase qui suit précise immédiatement: « L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme[3]. »

La polémique porte essentiellement sur l’intersection potentielle entre l’hostilité à l’égard des Juifs et l’hostilité à l’égard d’Israël. Potentielle, il faut le souligner, puisque l’IHRA, on l’a vu, n’omettait pas de souligner que l’État d’Israel doit pouvoir être soumis à la critique, au même titre et de la même manière que tout autre État. Simplement, elle stipulait que la critique est antisémite lorsque, à travers la politique de l’État, se trouve visée une certaine « collectivité juive », ou encore un centre juif particulier, celui que représente en l’occurrence Israël. Pour les opposants, toutefois, il semble que la seule mention de cette intersection ne soit pas admissible. Elle suffirait à dénaturer la pureté de la définition d’une atteinte aux juifs qu’on voudrait décrochée de toute liaison à l’attitude à l’égard de l’État juif. La définition alternative se donne le double but suivant : « 1/renforcer le combat contre l’antisémitisme en clarifiant ce qu’il est et comment il se manifeste, 2/ protéger un espace pour un débat ouvert sur la question controversée de l’avenir en Israël/Palestine »[4].Double but supposé rempli par cette définition : « L’antisémitisme est la discrimination, le préjugé, l’hostilité ou la violence à l’égard des juifs en tant que juifs (ou d’institutions juives en tant que juives).[5] »

Le rigorisme de l’opposition a de quoi surprendre. Pour les juifs européens, elle a quelque chose de plutôt contre-intuitif. Qu’il existe certaines manifestations d’hostilité à l’égard d’Israel qui ne sont qu’une déclinaison de l’hostilité aux Juifs, est, depuis bien des années, de l’ordre de l’évidence. L’IHRA s’efforce de faire droit à cette expérience communément partagée, et sans pour autant confondre critique de l’État d’Israël et hostilité à l’égard des juifs. Ce qu’elle dit, c’est que les deux peuvent se rejoindre, mais ne sont pas consubstantielles, la référence à la « collectivité juive » qui a pour nom Israël désignant en l’occurrence le point de recoupement. Et en effet, n’est-elle pas souvent visée « en tant que juive », pour parler comme la Déclaration de Jérusalem ?

Visiblement, aussi explicite puisse-t-elle être, la précision n’y fait rien. Elle provoque la crispation et suscite le soupçon de ne pas protéger le débat, de préparer la censure, de disqualifier toute critique quelle qu’elle soit, du moment que le spectre de l’antisémitisme a été brandi. Des exemples sont alors opposés à ceux donnés par l’IHRA, faisant varier le champ des assertions qui entrent sous la catégorie. On renoue, sans parvenir à le lever, avec un dilemme éprouvé depuis de nombreuses années en Europe : la difficulté de saisir avec l’acuité du radar ce qui vaut pour de l’antisémitisme, phénomène dont l’existence est manifeste, mais dont il faut bien reconnaître que les expressions sont multiples, échappant parfois au contrôle et à la sanction. Or les définitions n’ont pas un but casuistique. Elles ne s’évaluent qu’en fonction des intentions qui les animent, et des contextes dans lesquels elles s’énoncent.

Ici, il importe d’être clair : la vertu essentielle de la définition de l’IHRA est d’acter enfin que puisse effectivement exister une corrélation étroite entre l’antisémitisme et un certain mode de critique d’Israël. Cela n’avait pas été publiquement reconnu jusqu’à présent. Elle met le doigt sur ce qui a longtemps été l’objet d’un déni généralisé. Il est certain, au demeurant, qu’une telle reconnaissance comporte un risque. Que la corrélation puisse être exploitée à mauvais escient pour immuniser Israël contre toute critique constitue bel et bien une éventualité. D’aucuns s’efforcent depuis longtemps de jouer cette partition, ce qui est hautement dommageable aussi bien à une lutte conséquente contre l’antisémitisme qu’au sain développement du débat public — dont, au passage, la lutte contre l’antisémitisme dépend aussi en dernière analyse. Par ce genre de maniement des accusations, ils desservent la cause qu’ils entendent défendre. Mais, quoi qu’il en soit, cela n’est aucunement induit par le document de l’IHRA. Dire que le risque existe ne signifie pas que le fait découle ou soit impliqué par la définition adoptée. Pour les opposants, les deux s’équivalent. Mais ce n’est certainement pas le cas pour les rédacteurs d’un document dont la valeur est d’être guidé par l’intention de lutter contre l’antisémitisme tel qu’il s’exprime effectivement, avec l’hostilité à Israël qui lui est associée, et d’intervenir ainsi dans un certain contexte, celui de la montée et des mutations d’un mal qui frappe aujourd’hui l’Europe de plein fouet.

C’est pourquoi, après avoir été sollicités, certains d’entre nous au sein de K avons refusé l’invitation à signer la Déclaration de Jérusalem sur l’Antisémitisme qui veut concurrencer la définition de l’IHRA. On pourra toujours regretter – que ce soit dans le document de l’IHRA ou celui de la Déclaration de Jérusalem d’ailleurs – telle ou telle formulation, discuter des termes employés, vouloir mieux distinguer à l’intérieur de catégories trop larges, mais l’enjeu n’est pas là. Ce qui compte à nos yeux, c’est d’abord l’intention sous-jacente aux efforts de définition. Celle qui préside à l’initiative d’opposition à l’IHRA nous paraît des plus discutables. Dans un contexte où les Juifs sont ciblés de différentes manières, et par des voies qui prennent à maintes occasions le détour de la critique radicale de l’État d’Israël (d’une radicalité qui se mesure le plus souvent à la pure et simple récusation de son existence) est-il opportun de contester ce que tente pour la première fois de fixer le document de l’IHRA ? Quand bien même l’on jugerait que sa définition n’est pas parfaitement satisfaisante, faut-il lui refuser l’avancée qu’elle tente de produire, avec assez de discernement pour exclure de son champ, on l’a dit, les formes de critiques qui visent Israël comme elles viseraient n’importe quel autre État ? Disons-le nettement, l’intention de l’IHRA nous paraît meilleure, c’est-à-dire mieux ajustée à la réalité de la situation, que celle de ses opposants.

Et d’ailleurs, quelle est-elle ? La Déclaration de Jérusalem se préoccupe avant tout d’une menace supposée sur la liberté d’expression. L’inquiétude est louable, quoique trop générale pour qu’on comprenne de quoi il s’agit exactement. Car on fait ici comme si la critique d’Israël était sur le point d’être censurée partout dans le monde. Il ne nous semble pas que ce genre de censure soit un risque particulièrement menaçant. En tout cas, il est très douteux qu’il le soit également partout, et même qu’il existe purement et simplement, aujourd’hui, en certains lieux où les juifs s’efforcent toujours de vivre.

Un enseignement important, à cet égard, nous semble devoir être tiré de cette polémique. Il n’est pas fortuit que la Déclaration de Jérusalem ait été élaborée et finalement majoritairement signée par des universitaires israéliens, en Israël et ailleurs. En Europe, pour les Juifs d’Europe, elle apparaît désajustée au contexte historique et inopportune au regard de la conjoncture actuelle. Cette disjonction des perceptions, celle de certains Israéliens, surtout ceux des campus universitaires, et celle des Juifs d’Europe, dans les campus et ailleurs, tient donc moins à la définition de l’antisémitisme dont on connait la volatilité, qu’à l’évaluation des éléments qui surdéterminent la situation présente, et qui fixent la hiérarchie des urgences auxquelles nous sommes confrontés. Cette différence – dont nous faisons couramment l’expérience dans les colloques auxquels nous participons, dans nos séminaires, voire dans les cercles privés de nos relations amicales — confine parfois à la séparation, et elle mérite d’être considérée sous tous les angles possibles. Elle le doit, parce qu’elle est l’une des marques les plus profondes et les plus diffuses de notre expérience ordinaire. Elle requiert aujourd’hui d’être articulée, afin de parvenir à plus de clarté et de lucidité sur la situation générale.

Dans le foisonnement de prises de position, l’une d’elles, venue d’un collectif d’intellectuels Arabes, intitulée Palestinian rights and the IHRA definition of antisemitism[6], publiée simultanément en cinq langues, a particulièrement retenu notre attention. Ici, c’est immédiatement sous le prisme géopolitique local que la définition de l’IHRA est saisie et critiquée. Cette prise de position, ancrée dans le contexte du conflit israélo-palestinien, est d’une tout autre nature que la Déclaration de Jérusalem. Elle a pour vertu de prendre au sérieux, peut-être pour la première fois dans le monde arabe, la potentialité d’un lien entre hostilité à l’égard des Juifs et critique d’Israël, et donc de tendre la main au public juif d’Israël et d’ailleurs. Son intention est sans aucun doute orientée par la recherche d’un accord. Son horizon est pratique, en ce sens qu’elle vise à interroger les conditions d’un apaisement du conflit tout en tenant compte de la question de l’antisémitisme qui tourmente les Juifs en général. Néanmoins, elle nous parait, elle aussi, problématique, c’est pourquoi nous avons voulu par ailleurs y réagir. Nous le faisons dans le cadre précisément de ce « débat ouvert » que les signataires de la Déclaration de Jérusalem sont soucieux de protéger, mais qu’il faut surtout alimenter et soutenir au niveau réel où les enjeux se posent. Nous le faisons sous une double perspective juive, l’une israélienne (Amos Morris-Reich), l’autre européenne (Danny Trom), cette fois-ci bien alignée.


Jacques Ehrenfreund, Bruno Karsenti et Danny Trom

 

Jacques Ehrenfreund est historien, titulaire de la chaire d’Histoire du judaïsme à l’Université de Lausanne.

Bruno Karsenti est philosophe, professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales  (EHESS, Paris)

Danny Trom est sociologue, chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS, Paris)

 

Notes

1 https://jerusalemdeclaration.org
2 « Antisemitism is a certain perception of Jews, which may be expressed as hatred toward Jews. Rhetorical and physical manifestations of antisemitism are directed toward Jewish or non-Jewish individuals and/or their property, toward Jewish community institutions and religious facilities. »
3 « Manifestations might include the targeting of the state of Israel, conceived as a Jewish collectivity. However, criticism of Israel similar to that levelled against any other country cannot be regarded as anti-Semitic. »
4 « 1/ To strengthen the fight against antisemitism by clarifying what it is and how it is manifested, 2/ to protect a space for an open debate about the vexed question of the future of Israel/Palestine. »
5 « Antisemitism is discrimination, prejudice, hostility or violence against Jews as Jews (or Jewish institutions as Jewish). »
6 https://www.theguardian.com/news/2020/nov/29/palestinian-rights-and-the-ihra-definition-of-antisemitism

Écrire à l’auteur

    Soutenez-nous !

    Le site fonctionne grâce à vos dons, vous pouvez nous aider
    Faire un don

    Avec le soutien de :

    Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

    Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.