L’autre bataille d’Israël

Alors que la situation de la population de Gaza s’aggrave et que le sort des otages aux mains du Hamas reste suspendu, l’appel légitime au cessez-le-feu devient de plus en plus insistant. Dans ce contexte, où domine un sentiment d’urgence à la fois humanitaire et politique, se pose en effet la question du degré auquel la riposte d’Israël doit se produire après le crime inouï qui l’a frappé. Bruno Karsenti s’en saisit en posant la question tout aussi cruciale de la position dont doit être capable Israël pour rester fidèle à ce qu’il est.

 

‘Pressentiment complexe’, Kasimir Malevitch, 1932 (c) Wikiart

 

Les jours passant, la situation s’aggrave à Gaza. L’urgence humanitaire est à l’ordre du jour, des civils en nombre croissant meurent sous les bombes, et les combats acharnés se poursuivent dans le nord du territoire, le Hamas détenant toujours la plupart des otages pris le 7 octobre et disposant toujours d’une force de frappe tournée contre l’État juif. Quant à l’opinion mondiale, on l’a vue très clivée au début de la guerre : d’un côté, s’est affirmée une position politique officielle occidentale soutenant globalement Israël dans son droit à se défendre, et de l’autre des positions non occidentales majoritairement résolues, avec des nuances selon les pays, à requalifier les crimes du 7 octobre en réveil de la « résistance palestinienne »,  position bénéficiant en l’occurrence de l’appui des élites savantes occidentales hégémoniques dans le monde universitaire, dont la pointe avancée s’exprime dans les campus américains.

Puis le clivage, sans s’abolir, s’est atténué. Au vu de la situation à l’intérieur de la bande de Gaza, l’opposition a perdu de son tranchant, l’opinion générale s’acheminant désormais vers une sorte de consensus : l’appel au cessez-le-feu. Sous cet appel viennent se loger, là encore, des intentions contradictoires, allant de la dénonciation d’Israël comme privé de droit dans une guerre qui ne fait qu’exprimer son « essence coloniale », à celle de la considération d’une limite effective atteinte, compte tenu de la situation des otages et de celle de la population civile de Gaza, par la guerre menée par Israël. Néanmoins, dans tous les cas, c’est la cessation des combats que l’on vise. Ce qui implique, pour Israël, le renoncement, provisoire ou définitif selon le sens qu’on donne à la « cessation », à atteindre ce qui est bien son but de guerre : l’anéantissement du mouvement terroriste palestinien qui a commis le 7 octobre un crime d’une nature que le monde juif n’avait pas connue depuis la Seconde Guerre mondiale.

Il y a plus : ce consensus, une partie grandissante du monde juif, en Israël et ailleurs, le rejoint elle aussi peu à peu. Il importe de voir comment l’évolution se produit, une évolution dont nous sommes évidemment nous-mêmes partie prenante.

Du côté juif, il ne s’agit certainement pas de relativiser ce qui s’est produit. Loin de requalifier le massacre du 7 octobre en acte de résistance, il s’agit au contraire de reconnaître pleinement sa motivation antisémite exterminatrice, de la porter au grand jour, et d’exiger sur ce point la conscience de tous, bien fixée sur le sens historique de l’événement : un pogrom accompli en 2023, d’une violence et d’une amplitude inouïes. Conscience que l’on n’obtient, il faut le dire, que très partiellement, même là où compréhension et compassion sont au rendez-vous. Cela étant, à mesure que le temps s’écoule, cette exigence se redouble d’une autre, qui en a toujours été indissociable, mais que le déroulement de la guerre fait forcément ressortir avec plus de netteté. Pour cette partie de l’opinion juive dont nous sommes, il est tout aussi clair que la guerre n’est pas seulement limitée et contenue par le droit de la guerre. Elle l’est aussi par la volonté politique expresse, définitoire d’un État de droit démocratique, de préserver les populations civiles, qu’il s’agisse de la sienne propre – dont font partie les otages – ou de celle de l’autre camp. Et donc, ce qui s’évalue dans la guerre juste que mène en ce moment Israël, c’est le degré auquel sa riposte doit se produire, le point au-delà duquel elle ne peut aller pour que sa justice reste conforme aux réquisits d’un État de droit luttant pour son existence – cet État de droit qu’Israël est effectivement, et que, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, il n’a jamais cessé d’être.

La mort des Palestiniens sous les bombes israéliennes, le désastre de la situation sanitaire, ne sont pas et n’ont jamais été le résultat recherché de la réponse israélienne. La mise en circulation des termes de « nettoyage ethnique » ou de « génocide », dans de larges pans de l’opinion européenne et mondiale, ne sert à rien d’autre qu’à travestir le conflit national israélo-palestinien en un conflit racial entre un colonisateur et un colonisé, en même temps qu’à inverser le plus rapidement possible la signification des actes du 7 octobre. Le combat contre ce travestissement de la réalité est en ce moment plus crucial que jamais. Il passe forcément par le rappel de l’enjeu de cette guerre, à savoir la restauration de la sécurité d’Israël, dont il est tout à fait fondé de soutenir que l’anéantissement du Hamas est la condition. De même, ce travail de clarification n’est pas qu’un geste théorique. Il doit conduire à orienter la bonne politique à suivre pour Israël dans le piège où le Hamas l’a délibérément attiré.

Or puisqu’Israël est un État de droit, la restauration de sa sécurité ne peut pas se payer d’un prix qui équivaudrait à des pertes humaines massives et insupportables, contraires aux droits fondamentaux, dans la population de Gaza. C’est à ce point que nous sommes maintenant du déroulement du conflit. Un point où il ne s’agit pas de savoir quelle position adopter pour soutenir ou pas Israël, mais de quelle position Israël lui-même est capable pour rester fidèle à ce qu’il est. Et par quelle voie les Juifs de la diaspora, depuis la position qu’ils occupent, peuvent se tenir à ses côtés pour qu’il y parvienne. Car c’est ainsi que ceux-ci, en vérité, se rapportent à Israël, c’est-à-dire critiquent ou appuient sa politique, en temps de paix comme en temps de guerre.

On rappellera à cet égard un fait, que la rupture historique du 7 octobre semble avoir rejeté dans un passé très ancien, alors qu’il s’agit encore de notre présent – bien qu’à l’évidence complètement reconfiguré.

Depuis l’installation d’un gouvernement d’extrême droite il y a un an, les Juifs israéliens comme ceux de diaspora en étaient venus à s’interroger avec force sur ce qu’il en était de cette fidélité aux standards de l’État de droit, et sur les risques que faisaient encourir les projets de lois portés par la coalition gouvernementale actuelle[1]. Ce qui donna lieu au plus grand mouvement populaire de protestation anti-gouvernementale qu’ait connu l’histoire du pays, largement soutenu du reste – ce qui était inédit – par de nombreux centres diasporiques à travers le monde. À mesure que la protestation s’intensifiait, le rapport de l’État aux Palestiniens, répartis en une population de citoyens israéliens composant la plus grande minorité du pays, et une autre population placée sous domination militaire peuplant des territoires destinés à former un autre État voisin d’Israël, s’imposait de plus en plus comme la question centrale. Et l’on en était arrivé au point où l’occupation, doublée de la colonisation illégale qu’on avait laissée proliférer et qu’on avait même favorisée, après presque deux décennies de domination de la droite sous la houlette de Netanyahou, comme ce qu’elle est en réalité : un danger pour le projet politique sioniste en tant que tel, danger qui confine à son reniement, et donc à une infidélité d’Israël à soi-même.

Bien entendu, ce mouvement de réflexion salutaire, lui aussi, a été interrompu par les attaques du 7 octobre. Toutefois, l’élément qui lui était central résonne aujourd’hui par-delà l’événement. Autrement dit, c’est une fois encore la question de la fidélité à soi-même, reconduite cette fois dans la guerre, qui revient au premier plan à mesure que celle-ci se prolonge et s’intensifie dans Gaza. Une guerre menée par un cabinet de sécurité d’où le camp sioniste religieux a été heureusement expulsé, mais sans pour autant être complètement neutralisé, puisqu’il continue de sévir en excitant les passions réactionnaires et bellicistes sur d’autres arènes et partout où il le peut. Il n’en est alors que plus important de bien marquer les positions, dans ce qu’elles ont aujourd’hui, compte tenu de l’état présent de la situation sur le terrain, de véritablement légitime. Israël n’a d’autre issue, dans l’épreuve, que d’agir selon ses principes, fondés dans le respect des droits dont toute population civile est dépositaire. En l’occurrence, la proposition cardinale de cette fidélité à soi est que, dans le conflit et après lui, il s’agira toujours de faire coexister côte à côte deux peuples, dans une région du monde où leurs trajectoires historiques respectives sont quoi qu’il arrive mêlées.

Voilà quels doivent être les dilemmes présents dans l’esprit des politiques et de l’armée. Voilà quels sont les dilemmes de toute conscience juive. Tous tournent autour de la limite effective de la guerre qu’Israël a immédiatement décidé de mener, en sachant qu’il en va toujours, de 1948 à 2023, de rien de moins que de sa survie. Ces dilemmes, il lui faut les trancher pour pouvoir renouer avec l’autre bataille, celle engagée avant la guerre par le mouvement de protestation contre le gouvernement de Netanyahou.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, Israël se trouve dans cette situation : son autre bataille se trouve maintenant encastrée dans la guerre actuelle, où elle prend la forme de sa limite.


Bruno Karsenti

Notes

1 Nous avons largement participé à cette interrogation dans K. Voir notamment notre dossier « Israël, 2023« 

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