L’archéologie du voir. Sur les voyages de mémoire de Patrick Zachmann

Comment photographier l’identité juive ? Celle qui a disparu, celle qui se dérobe et celle qui se revendique ? Ces questions sont au cœur de l’exposition de l’œuvre du grand photographe Patrick Zachmann, au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme jusqu’au 6 mars prochain et que commente ici Avishag Zafrani. L’occasion de voyager entre les récits silencieux des images en quête de généalogies invisibles. L’occasion, aussi, de s’interroger sur une esthétique de la mémoire.

 

Orchestre hassidique, salle Gaveau, Paris, 1981 © Patrick Zachmann – Magnum Photos

 

Il est souvent admis que la vie moderne est fragmentée, dispersée et simultanément dépendante d’un flux d’informations et d’images que la conscience a du mal à relier. La photographie elle-même rend compte de cet état des choses, comme s’il s’agissait de l’incarnation visuelle d’un symptôme, des bribes d’images, des cadres asymétriques. Saul Leiter disait de ses photos qu’elles représentaient l’inachevé, aujourd’hui un photographe comme Gueorgui Pinkhassov montre la vie furtive, et intensifiée simultanément par la pérennisation de l’image – l’éternité dans l’instant. Au cinéma aussi, on voit une inflation des plans rapprochés, des cadres qui collent à la subjectivité. J’ai lu un jour une critique de film extraite d’une vieille coupure de journal, qui servait de marque page à un livre, je ne me souviens de rien d’autre que de l’exclamation de l’auteur : « Enfin, de l’air ! Dans ce film, on circule au sein des plans ». Qu’est-ce qui nous permettrait de circuler à nouveau entre les plans dispersés de la mémoire, et en particulier de la vie dispersée et mortifiée des Juifs d’Europe ?

Parc des Buttes-Chaumont, Paris, 1983 © Patrick Zachmann – Magnum Photos

Il y a quelque chose de singulier dans l’exposition des photographies de Patrick Zachmann : une autre dimension de l’image-récit, telle qu’un César Pavese devait la décrire. Si celle-ci devait devenir une image-poésie par la suite dans l’œuvre de l’écrivain, notons qu’une image contient un récit, ou son début, et non pas la suite de plusieurs images. Le travail de Zachmann, qui est une enquête, rend compte d’une filiation entre les images – je dirais volontiers une généalogie, et aussi encore quelque chose comme une solidarité visuelle. Le livre, qui doit contenir les impressions des visiteurs, prolonge cette intention de reliaison : beaucoup de personnes laissent leurs coordonnées sur le livre d’or de l’exposition. « Contactez-moi Monsieur Zachmann, j’ai connu telle personne sur une photographie » ou encore : « Voici mon adresse, j’ai la même histoire que vous », enfin « Si vous avez le temps, vous pouvez me joindre à ce numéro xxx, je suis à la recherche de mes origines juives ».

Soirée dansante organisée par Aviv Loisirs, Paris, 1981 © Patrick Zachmann – Magnum Photos

À la fin l’exposition, on garde une impression d’une juxtaposition formelle faite de reflets de la vie juive d’avant et d’aujourd’hui, les échos des chapeaux, casquettes gavroche et Streimel sous plastique, des gestes rituels, des portraits de survivants, d’Auschwitz – mais aussi du génocide des Tutsis, des croix gammées et des numéros sur des bras, les tombes profanées, et une circoncision, des fêtes de mariage, la vie silencieuse des ashkénazes, la vie des bals séfarades des années 80, les ruelles d’Oujda, les HLM de Drancy. Ces morceaux de temps représentent très précisément le thème de la présence-absence que l’on éprouve un peu partout en Europe, dans les anciens lieux juifs, mais aussi de l’autre côté de la mer Méditerranée, dans les anciens quartiers juifs à présent vides. Ils s’étendent évidemment à d’autres expériences d’extermination, d’exil et de disparition.

Cette juxtaposition, si elle contient une part de hasard objectif, correspond aussi à une quête des origines de l’artiste. Ceci apparaît aussi très distinctement dans le catalogue de l’exposition. Patrick Zachmann photographie, les autres, et puis revenant à son noyau familial, il photographie sa tante, qui alors lui montre les photographies de ses grands-parents assassinés à Auschwitz – des images qu’il découvre à seulement trente ans. La photographie est un échange avec le monde extérieur, et perçoit des images qui nous parviendront telles des apparitions, comme le disait le photographe Sergio Larrain. Et ceci est poétique, car une apparition ancre et transporte à la fois. Ces images deviennent des métaphores. Mais ici se joue autre chose. La photographie a permis l’apparition d’autres photographies, la découverte des visages familiers, mais jusqu’alors jamais vus. Le photographe ne fait pas que voir, il découvre aussi. Donc, une émotion très particulière nous saisit, est-ce que le photographe peut renverser le temps, et nous rendre, un aperçu de ce qui a été perdu ?

Mes grands-parents déportés, Champigny, 1983 © Patrick Zachmann – Magnum Photos

Je ne crois pas avoir vu le nom de Roman Vishniac dans l’exposition, Patrick Zachmann cite volontiers Brassaï, Kertesz et Doisneau comme influences, même inconscientes, lorsqu’il lui arrive de prendre certaines photos. Mais il me semble difficile de ne pas évoquer les images du premier, en particulier une photographie inversée, qui sert d’illustration à l’exposition. Un enfant juif : il a une légère fossette au menton, l’air inquiet, il prend bien la lumière, regarde à droite, nous sommes à Paris en 1981. Une photo très célèbre de Vishniac est celle d’un enfant juif, l’air heureux, il prend mieux la lumière, il regarde sur sa gauche, nous sommes en Ruthénie subcarpatique vers 1938. Les images se répondent, c’est donc qu’il y a une narration entre elles, entre les temps aussi – qui par là même deviennent visibles. Aussi la juxtaposition fonctionne avec d’autres photographes qui ont circulé en Europe avec leurs objectifs, à la recherche d’une même chose : retenir des images et leurs récits, que nous comprendrons plus tard. On croit souvent que la photographie est de la vie immédiate, mais elle contient aussi une réalité qui excède le présent de sa capture, et attends, au fond d’un tiroir – aujourd’hui plus souvent au fond d’un téléphone.

Mais les images qui ont déjà existé sont un contenu formel d’images à venir, ce qu’on appelle des réminiscences. Si vous vous promenez aux Buttes-Chaumont aujourd’hui, le samedi après-midi par exemple, vous voyez encore les bancs pris par ceux qui se sont échappés de la synagogue quelques heures pour discuter, prendre l’air. Une série de Patrick Zachmann est consacrée aux vieux juifs des bancs des Buttes Chaumont des années 80. En gabardine de coton ou de laine, manteaux d’hiver en whipcord (un tissu très solide, qui ne se fait plus vraiment), casquettes de tweed, et trenchs impeccables, on parle « confection » en yiddish. Rue d’Aboukir, on vend de la fourrure, du beau cuir souple, on commerce, on échange, on tisse des liens. Ces photographies sont un même genre de confection, qui tiendra chaud cet hiver.

Musée de la photographie, Kecskemét, Hongrie, 2004 © Patrick Zachmann – Magnum Photos

Tarkovski s’interrogeait : comment rendre visible l’intériorité dans la mise en scène ? Par un objet spécifique, un contraste ? Quels éléments visibles renseignent sur la vie souterraine des gens, et nous dirons ce que les gens ne veulent, ou ne peuvent pas dire ? Zachmann cherche aussi cette vie intérieure, celle de son père notamment. Mais à quelle intime introspection se livre le grossiste du sentier ? Monsieur Elbaz, chirurgien plastique ? Et M. Fuchs tailleur et sculpteur amateur ?  Et y a-t-il quelque chose de juif dans cette vie intérieure ? On projettera une histoire commune si l’on veut, les métiers de nos parents, des gestes et donc des pensées qui se sont répétés, comme une ombre portée qui permet de dessiner les contours de la mémoire juive, saisie par la subjectivité du photographe qui s’efface pour mieux réapparaître. Une métaphore du nœud où s’entrelacent l’individu et la communauté.

Une dernière image – l’image des images peut-être. On apprend – on voit – qu’une synagogue en Hongrie a été transformée en musée de la photographie. On y trouve des originaux de Robert Capa, la fameuse danseuse de Kertész. Les lieux vides appellent un nouveau contenu. Qu’une synagogue ait appelé à garder des photographies montre au moins que l’appel rituel à se souvenir devait beaucoup lui manquer.


Avishag Zafrani

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