Haine de la médiation et du langage, abolition des différences dans une logique du tout ou rien, rêve solipsiste où vient disparaître le monde : dans ce texte, le philosophe Gérard Bensussan propose une approche conceptuelle du nihilisme. Cette pathologie de la raison y apparaît, par-delà la diversité de ses manifestations, comme ce qui menace la pensée dès lors qu’elle oublie son dehors, pente sur laquelle glisse facilement le geste critique, et où se rencontre la vieille question juive.
Pour qu’il y ait nihilisme, il faut une négation et il faut encore que cette négation soit totale (tout ou rien), totalement négative, c’est-à-dire ni spéculative, comme la négativité hégélienne qui finit par s’affranchir d’elle-même, ni infinie, comme chez Kierkegaard par exemple. Une telle négation totale, ici, maintenant, et dans la pensée et dans l’action, forme l’assise de l’affect de haine de ce qu’elle nie, par exemple de la politique, et accessoirement des politiques. Dans cette mesure, soit dans ce rapport entre négation et affectivité, on pourrait dire du nihilisme qu’en affirmant le négatif il refoule le refoulement. Dès lors qu’elle n’est plus refoulée, la haine nihiliste atteint en fin de compte la parole elle-même, elle la gangrène dans ce qu’elle a de vif, d’irréductible. Dans ce registre violent, le non-refoulement de la haine – et de la haine de la parole – oppose à la parole parlée comme à la parole parlante l’éloge du direct. Contre le médiat, les médiations et les intermédiaires, elle promeut l’érection d’un direct total qui est le pendant d’un négatif intégral. La terreur annihile la parole dans l’acte : ce dont on ne peut parler il faut le faire. Aux autorités, aux principes et articles de foi, tous actes de langage, le nihiliste oppose son rien, « non, rien de tout ça », explique Nicolas Pétrovich à son oncle dans Pères et fils de Tourgueniev. Son rien, à chaque fois rien, à chaque fois non, vise et pose la nécessité d’une destruction, d’une nihilisation préalable à tout renouvellement, lequel se trouve pris dans un incessant diffèrement, alors que la destruction est immédiate, ici, maintenant, tout de suite. Elle est censée assurer la mémoire d’un nom, comme pour l’Erostrate de Schwob ou de Sartre. L’Oblomov de Gontcharov oppose lui aussi son rien, un tout autre rien. Contre l’injonction de se lever, de faire des choses, de se préoccuper, d’engager un effort dans la vie quotidienne, il pèse de toute son inertie. Il n’y a strictement rien à faire, pour Oblomov, alors pourquoi s’agiter, à quoi bon, pour quelle fin ? L’oblomovisme est évidemment un nihilisme (« passif »), qui nous dit le contraire de celui des agitateurs, des activistes, des terroristes. La galerie nihiliste de portraits russes peut indéfiniment proliférer : Raskolnikov et le crime salutaire, Rogojine et Mychkine, diable et ange du nihilisme divin, Aliocha et Ivan Karamazov, le plein et le rien, Stavroguine, etc. Équivoque constitutive de toutes ces figures, impossibles à mettre ensemble, à enfermer dans un même cercle, et pourtant égalisables dans un même nihilisme.
Les terroristes russes du XIXème siècle, ou les djihadistes d’aujourd’hui, voire les populismes radicaux, en quoi et pourquoi sont-ils nihilistes ? En cela, je le répète, qu’ils tiennent la parole pour rien – d’où l’inflation et la déflation de la requête de « sens ». Des actes vocifèrent-ils, pas des discours, assez de parlottes. Ce nihilisme de l’action est une pathologie du direct, un refus de la séparation. Loin de tenir que nous sommes des parlêtres (Lacan), le nihilisme ne veut pas payer sa dette à la langue, à la parole, au gage que représente le langage et ce qu’il engage. Il ne veut pas de l’équivocité que porte la langue, des séparations qu’elle charrie, celle du signifiant et du signifié, de la symbolisation. Il ne veut pas de ce qui, dans la langue, dépasse toujours la langue, en vertu de ce qui en elle excède la décision, l’intention, la délibération, comme si une irrépressible vis semantica la mouvait toujours plus loin qu’elle-même, inhibant le contrôle et la maîtrise – détenant un statut ontologique voisin de celui que réserve la pensée thomiste aux anges, différenciés selon leur indice théologique de substantialité.
Les terroristes russes du XIXème siècle, ou les djihadistes d’aujourd’hui, voire les populismes radicaux, en quoi et pourquoi sont-ils nihilistes ? En cela qu’ils tiennent la parole pour rien.
Haine de la représentation = nihilisme. Cette haine pense la transvaluation de toutes les valeurs, l’Umwertung nietzschéenne[1], comme un renversement total, c’est-à-dire une destruction de toutes les valeurs, sauf la valeur de la destruction. Chez Nietzsche au contraire, l’Umwertung emporte continûment une réévaluation de la valeur de ces valeurs, elle re-, dé-, sur- ou sous-valorise.
Le nihilisme se tient pourtant dans la surenchère du sens, dans une volonté effrénée de sens, laquelle, une fois dépossédée d’elle-même, renoncée, passée au choix ou au constat d’une déception généralisée, sombre dans la dépression ou le ressentiment ou bien les deux, la vitupération, le rictus du dernier homme. Le Lazare Chanteau de Zola « ricane de tout et professe le néant d’une voix blanche et aigre », dans son interminable « procès fait à l’humanité » (La joie de vivre). La déflation du sens qui suit son exacerbation fiévreuse emporte une angoisse gnostique devant le vide, le rien époqual, abyssal. Lazare tombe ainsi dans un « pessimisme mal digéré », dans « la grande poésie noire de Schopenhauer » et, sous le « procès » fait au monde, à l’humanité, au « système » dirait-on aujourd’hui, couve sa « rage de la défaite » et le ressentiment nourri par l’échec de toutes ses tentatives de devenir célèbre – complexe d’Erostrate.
Le nihilisme croit savoir qu’il n’y a rien, et même il le sait, qu’il n’y a rien. Mais ce savoir est tout ce qu’il peut en savoir, il ne sait pas croire, il ne sait pas qu’au fond du savoir il y a une confiance dans le savoir. Il ne veut pas croire et il ne sait donc pas savoir. Double refus nihiliste : rejet du théocratique, du tout-dieu, au profit supposé de l’athéocratie de type révolutionnaire, un tout-sans-dieu. Là où est le Tout, le Rien est déjà advenu et le « néant » continûment « professé ».
Les nihilistes rêvent. De revanche, de fusion, d’indistinction, de nivellement, de destruction, de révolution et de contre-révolution, de tout et de rien. Les simulacres sotériologiques en tous genres sont leur pâture. C’est la raison pour laquelle le nihilisme se dit si souvent dans un pathos (la guerre totale par exemple, ou bien l’exacerbation de la guerre des classes à l’époque de la dictature du prolétariat, la démocratie tenue pour la ruse achevée de la domination). Pathos de l’apocalypse et de la catastrophe, presque toujours, pathos de l’effroi devant la guerre (radicalité de gauche) ou devant la révolution (radicalité de droite).
Le nihilisme veut abolir l’écart, il ne supporte pas la différence ni la distinction des champs, il côtoie toujours peu ou prou le fondamentalisme et ses variantes gnostiques, lesquels recherchent aux différences et à la polymorphie du réel bariolé un fondement, une place et une assise où elles viendraient s’expliquer et s’abolir dans une intelligence idéale. Il transfuse autant qu’il confond.
Le coup philosophique du nihilisme, l’un de ses coups, c’est d’avoir installé la certitude que le monde dans lequel nous naissons, vivons, éprouvons et mourons, est un phénomène, voire un épiphénomène : il ne serait qu’apparaissant, autant dire rien ; le vrai, le réel, l’être de ce monde serait le contraire de cet apparaître et logerait dans son épaisseur intime et invisible.
Le contraire de paraître ce n’est pas être, c’est disparaître.
Ce disparaître s’enlève sur le fond clignotant de notre paraître. Sans ces intermittences de la finitude, il risque constamment l’essentialisation dialectique où « le naître et le disparaître… lui-même ne naît ni ne disparaît » et où le « disparaissant » doit dès lors être « considéré comme l’essentiel »[2]. Remarquable tour : le disparaître ne disparaît plus. Il grève ainsi le paraître bien plus efficacement que dans la dualité figée du sensible et de l’intelligible. Contre un disparaître essentiel, une seule issue : en restaurer la douleur existentielle, celle du naître et du mourir. Paraître, comme l’enfant qui vient au monde, apparaître, se tenir dans un espace partagé, convoquent des lieux et des temps qui en font des interrelations continuées. Les hommes s’entre-apparaissent affectivement, se parlent, se rencontrent ou se croisent, ils entrent dans des délibérations et des confrontations, ils s’aiment, ils se détestent ; puis ils disparaissent, ils meurent – et leur disparition ne disparaît pas.
Les nihilistes rêvent. De revanche, de fusion, d’indistinction, de nivellement, de destruction, de révolution et de contre-révolution, de tout et de rien. Les simulacres sotériologiques en tous genres sont leur pâture.
Il y a une célèbre métaphore dont use Jacobi dans sa critique de Fichte, dite Lettre sur le nihilisme. Le logos y est comparé au tricotage d’une chaussette et de motifs divers, fleurs, soleil, lune, étoiles. Le monde auquel parvient le philosophe au terme de son tricotage logique, serait semblable dans sa trame au dessin sur ce bas. Le philosophe tisse des « formes » sans que rien d’extérieur au métier à tisser n’y soit jamais mêlé. La raison spéculative dans son « rêve » détaché du « sensible », comme en un « accès de fièvre »[3] produit cette image « chimérique » : à la fin une chaussette au lieu du monde. L’univers entier en son extériorité foncière, fleurs, soleil, lune et étoiles, n’est plus qu’un pauvre motif tricoté, une immensité à laquelle vient se substituer une image, un rien pris pour le vrai du monde. La raison tricote son monde et le fait passer en sous-main pour le monde.
Le nihilisme est avant tout un déni du « dehors », sa nihilisation par le moi sceptique, le moi sophistique, le moi cartésien, et, par effet d’entraînement, il est un narcissisme de la pensée. Jacobi convoque la figure mythologique de Narcisse pour qui tout, en dehors de lui et de son image dans l’eau, est Néant, « un fantôme en soi, un Néant réel, un Néant de la réalité ». Il n’y a de nihilisme que dans la pensée, pour la pensée, pour « mon être ». Le narcissisme de la raison autocentrée est un nihilisme.
Dès qu’elle pense, la pensée penche du côté du nihil, elle lorgne vers son rien et pour mieux le circonscrire, elle en recherche les identités internes, elle cligne du côté de tout ce qui se ramène au même, elle entend résolument suspendre les différences. L’agriculture motorisée, l’industrie alimentaire, la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz, les blocus et la production de bombes atomiques = du pareil au même « selon l’essence » ; le sionisme, le nazisme, l’apartheid, la démocratie libérale = du même au pareil « selon l’essence » et la vérité celée qu’elle met au jour ; les vainqueurs américains de 1945 et les nazis vaincus, les mêmes qui se suivent, se ressemblent et partagent d’identiques méthodes de management néo-libéral (Chapoutot). On peut nihiliser la Shoah en la réduisant à rien, comme fit en son temps le négationnisme de type faurissonien, ou en l’étendant à tout, partout, et en faisant du nazisme un joker universel, une réalité sans rivages. Le pareil et le même donnent la main au rien qu’ils produisent par un nivellement quant à la « substance ». Les différences sont de surface, elles peuvent bien s’ébattre et donner le change, ainsi la distinction entre intimité privée et sphère publique, par exemple, dans les totalitarismes. En profondeur règne leur commune appartenance à une même emprise ontologique. Le nihilisme in-différencie, avec opiniâtreté, constance et insistance. Il s’indifférencie lui-même par extension incontrôlée (comme « platonisme », comme « idéalisme »). Il produit même des équivalences (guerre et révolution avec le bolchévisme ; socialisme et nationalisme avec la révolution conservatrice : pour l’un et l’autre, la puissance corrèle la légitimité). Certains usages du diamat, de la « dialectique matérialiste » des manuels de marxisme-léninisme, relèvent également de ce nihilisme niveleur. La différance derridienne est-elle un remède contre les indifférenciations par équivalence, un pharmakon ?
Peut-on sortir du nihilisme, non pas le « dépasser » ou le « surmonter », mais en sortir ? Tout dépend de ce qu’on met sous ce terme polymorphe, aussi insaisissable que la nuit de l’absolu de Hegel, où tous les chats sont gris et toutes les formes informes. En tout état de cause, le nihilisme est un démon personnel, un vice caché en-dedans de soi. On peut tenter de le faire sortir de soi, de l’expulser, mais le combattre exige d’autres manœuvres, complexes, d’autres exorcismes, philosophiques. Chacun, pris pour soi, a sa part maudite, sombre, intérieure – et cette part, c’est un nihilisme, tonnant parfois contre le nihilisme, bien sûr, de bonne foi, en toute probité.
Si l’on s’y essaie, si l’on tente d’en sortir, on ne le peut que par un salto morale, une interruption (ce que j’ai appelé ailleurs s’agissant de la littérature, un conatus interruptus). Ou encore par ce que le poète anglais Coleridge appelait (de ses vœux) une willing suspension of disbelief, une suspension volontaire de la non-croyance. Cette opération mentale est effectuée par le lecteur ou le spectateur d’une œuvre qui accepte, le temps de la consultation de l’œuvre, de mettre de côté sa non-croyance : « […] puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, la non-croyance, ce qui est le propre de la foi poétique »[4]. Le nihiliste n’accepte pas, ou à grand-peine, d’interrompre l’enchaînement de ses hypothèses et de ses déductions. Il ne fait jamais relâche et n’accorde aucun crédit à la « foi poétique ». Son ambition critique ne veut pas se renoncer, mais inlassablement dévoiler, mettre à nu, dénoncer. Conatus interruptus et willing suspension of disbelief sont des modes, presque des recettes, parmi d’autres, pour faire trembler la puissance du nihilisme.
On peut nihiliser la Shoah en la réduisant à rien, comme fit en son temps le négationnisme de type faurissonien, ou en l’étendant à tout, partout, et en faisant du nazisme un joker universel, une réalité sans rivages. Les différences sont de surface.
Car il faut y prendre garde. Les anti-nihilistes sont presque nécessairement des nihilistes : effet, symptôme, signe, du style XXème siècle en tant qu’il déjoue foncièrement les oppositions cadrées, comme le bien et le mal, l’Orient et l’Occident, la démocratie et la tyrannie, pour mieux les re-scinder, les cliver en dedans, le bien contre le bien, le mal contre le mal, le communisme contre le nazisme, la révolution russe comme État perpétuel, la contre-révolution « conservatrice » comme révolution authentique, la démocratie comme tyrannie plus ou moins cachée, la dictature comme salutaire. Ce terreau s’est-il volatilisé ? Quel nihilisme, en 2025 ? Cette série linéaire d’équivoques réversibles à volonté a-t-elle disparu ? Ces relativismes flottants ouvrent les notions et les concepts, ainsi énucléés par entre-simulation, à leurs usages tout à la fois nihilistes et totalitaires. Et peut-être la philosophie politique elle-même d’où ils proviennent s’en trouve-t-elle affectée, ou mise en question.
La vieille parole auto-émancipatrice (« soyons tout ») de l’Internationale se convertit, sous nos yeux ébahis, en slogan antisémite potentiellement meurtrier : « nous ne sommes rien, ils sont tout ». Ils ont tout en tant que communauté indistincte, sûre d’elle et dominatrice, un bloc qui ne fait nulle acception des positions individuelles, singulières. Ce geste hypostasie une essence en pur en-soi spirituel et, ce faisant, en dénie toutes les manifestations, toujours-déjà absorbées, résorbées, dans l’en-soi essentiel. Puisqu’« ils » sont et ont tout, il est impératif de les dépouiller de leurs pouvoirs invisibles : ceci est en train de devenir un véritable programme politique, au nom de la lutte antiraciste et de l’émancipation sociale. Cette inversion est souvent avouée, du noir au blanc, du dominé au dominant. Elle entend légitimer ou relégitimer l’antisémitisme le plus convenu. Pour s’assurer de son efficacité, elle l’articule à une critique de la domination mondiale, blanche en l’occurrence, mais plus largement à une critique de la domination sociale, politique, culturelle, c’est-à-dire à une critique de l’hégémonie (juive, sioniste) d’une minorité sur une immense majorité.
Heidegger, Jünger, Schmitt et consorts : leur nietzschéisme est pathétique, leur nihilisme variable. Les mêmes qui raillaient la morale lorsqu’ils s’apprêtaient à conquérir le monde, ne cessent de moraliser après 1945, lorsqu’ils ont perdu la puissance, sur le motif déplorable et indigne : « les Juifs aujourd’hui, c’est nous, prenez-nous en pitié ! » (voir le même, par déplacement, à propos des Palestiniens dans un discours qui y ajoute la pure et simple exclusion – « les Juifs, ce ne sont pas les Juifs, c’est nous » -, là où les orphelins du national-socialisme disaient : « Juifs et Allemands, un seul et même désastre »).
Il y aurait une place symbolique, celle de la victime, du bouc émissaire, du bélier sacrifié, de l’expiation sans reste (d’autres figures encore, presque innombrables) : la « place » des Juifs. Cette place, ce lieu de souffrances immémoriales, il s’agirait ensuite de la prendre et de l’occuper afin de ne pas la laisser à elle-même et à « eux ». On le fera selon l’ordre d’une identification (perverse) ou d’une équivalence (ambiguë) des bourreaux et de celles et ceux qu’ils mirent à mort. Le pharmakon, le remède à ce mal de la persécution, est ainsi dévolu aux ennemis des Juifs dès lors que leur « place » aura été symboliquement occupée ou ventriloquée, par catharsis, par substitution, par mimesis. Des intellectuels et plumitifs allemands issus du nazisme ou de l’ultradroite conservatrice-révolutionnaire ont joué cette partition après 1945 ; les palestinistes en retrouvent assez exactement les harmoniques aujourd’hui. « Les Allemands savent aujourd’hui ce que surent les Juifs, à savoir ce que veut dire être objet de scandale », écrivait Jünger dans l’Allemagne d’après-guerre ; tout comme les Palestiniens endurent aujourd’hui ce qu’endurèrent les Juifs à l’époque de leur extermination, selon le récit décolonial. Que l’expérience juive de la haine ne soit pas exclusivement l’affaire des Juifs et que d’autres peuples aient subi massacres, détestation, persécutions, va de soi. Que les souffrances puissent permuter, aller des uns aux autres, n’est pas contestable. Que cette opération de destitution-substitution ne procède pas par extension, mais par exclusion – qu’elle soit dirigée avant tout contre les Juifs -, est toutefois remarquable. Qu’il faille les déloger de la « place » relève d’une logique nihiliste de l’exacerbation des alternances du tout et du rien. (Jünger, évoquant l’extermination des Juifs à laquelle il assiste aux toutes premières loges, parle du « nihiliste en chef Heydrich » pour en qualifier le grand responsable, et dans beaucoup de ses textes lorsqu’il écrit « nihilisme » il faut lire « hitlérisme ».)
Ou gazés ou nazis, une fois hors la « place » – voilà le seul « statut » reconnu des Juifs.
Puisqu’« ils » sont et ont tout, il est impératif de les dépouiller de leurs pouvoirs invisibles : ceci est en train de devenir un véritable programme politique, au nom de la lutte antiraciste et de l’émancipation sociale.
Le « systémisme », « racisme systémique » par exemple, est un nihilisme. Il pose un englobement généralisé, un tout, d’où serait a priori exclu le rien, toujours déjà régulable et absorbable dans le tout de son rien et le rien de son tout – « hégélianisme du pauvre ». Voir du racisme partout, le disposer en chaque lieu institutionnel, tout expliquer par le racisme et ne rien laisser en dehors : le fonctionnement de l’ordre social des sociétés blanches trouverait ainsi son intelligibilité profonde. Cette disposition générale conduit forcément, nécessairement, à une approche « intersectionnelle ». L’intersectionnalité est le postulat fonctionnel qui garantit le « systémique », sa texture, c’est-à-dire le système des renvois du tout au rien et du rien au tout : les discriminations de race, de sexe ou de genre, de classe, de religion, de culture, ne cessent de se croiser les unes les autres et, dans leur in-séparabilité, fondent une cohésion, une cohérence, soit la totalité structurelle du « système ». Cercle vertueux de la bonne conscience décoloniale : le système se conforte de l’intersection et l’intersectionnalité fortifie le système.
L’antisémitisme est un nihilisme (ni exclusif ni particulier) en tant qu’il dénonce et condamne la secessio judaïca (Hans Blüher, 1922), c’est-à-dire, selon lui, l’effet mimétique par quoi la partie, la toute petite partie, effectue son emprise sur le tout, sur un tout jusque-là berné, aveuglé, sidéré. L’antisémitisme entend rompre ce charme et dégriser ce tout, l’acheminer vers sa vérité. Il voudrait mettre un terme à cette séparation par l’abolition du pigment protecteur qui, inventé par eux, a longtemps préservé les Juifs. Il entreprend donc de renvoyer la « sécession » à son rien originaire, l’abandonner à des prédateurs qui, une fois leurs yeux dessillés, sauront faire leur office « naturel », biopolitique en quelque sorte. Blüher conclut son essai en écrivant : « il n’y a aucun doute, le pogrom universel est en marche », comme une grande Raison en passe de se réaliser dans l’histoire à venir, à l’horizon d’un monde sans Juifs.
Gérard Bensussan
Philosophe, professeur émérite à l’Université de Strasbourg, Gérard Bensussan a travaillé sur la philosophie classique allemande et la philosophie juive. Il a publié une vingtaine d’ouvrage dont ‘Le temps messianique. Temps historique et temps vécu’ (Vrin, 2001), ‘Dans la forme du monde : Sur Franz Rosenzweig’ (Hermann, 2009) et dernièrement ‘L’Écriture de l’involontaire. Philosophie de Proust’ (Classique Garnie, 2020). Son dernier livre : ‘La transaction. Penser autrement la démocratie’ PUF, 2023.
Le 26 mars 2025, parait de Gérard Bensussan : Des sadiques au cœur pur. Sur l’antisionisme contemporain, Aux éditions Hermann.
Notes
1 | “Umwertung aller Werte” : “renversement des valeurs” [NdE] |
2 | Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, trad. J.P. Lefebvre légèrement modifiée, GF-Flammarion, 1996, p. 103 et 105. |
3 | « Lettre… » , in Œuvres philosophiques, Aubier-Montaigne, p. 321. |
4 | Samuel Taylor Coleridge, 1817, La ballade du vieux marin et autres textes, Gallimard, NRF Poésie, 2007, p. 379 |