La Shoah constitue-t-elle un crime d’une nature absolument singulière faisant césure dans l’histoire de l’Europe ou faut-il ne la compter que comme un crime parmi d’autres, n’ayant à ce titre rien d’extraordinaire ? Cette question a départagé, il y a plus de trente ans, l’intelligentsia allemande en une droite conservatrice et une gauche libérale. On la croyait tranchée, en faveur de cette gauche qui tenait à opérer des distinctions entre les différents crimes politiques de l’Europe. Apparemment, il n’en est rien. Aujourd’hui, sur la scène médiatique et intellectuelle allemande, ce débat qu’on pensait périmé est de retour, sous une forme renouvelée à laquelle on ne s’attendait pas.
Il y a trente-cinq ans, la bourgeoisie éclairée allemande s’est réveillée en sursaut. Un beau jour de juillet, elle constatait que sa conscience morale, en la personne de Jürgen Habermas, avait pris la plume pour déclencher ce que la postérité appellera « la querelle des historiens ». Un article écrit au vitriol dans l’hebdomadaire de la gauche libérale « Die Zeit » avait suffi. L’attaque était violente et revendiquée comme telle. Elle se dirigeait contre un groupe d’historiens allemands qui cherchait à inscrire la destruction des juifs d’Europe par l’Allemagne nazie dans une continuité d’atrocités commises en Europe. Le groupe avait produit plusieurs livres d’histoire et, les mois précédant l’intervention de Habermas, commençait à s’adresser à un public plus large en passant par les grands journaux allemands de l’époque. Mu par une volonté historienne, typique du 19e siècle, de procurer à leur peuple des possibilités d’identification positive avec sa propre histoire, ce groupe travaillait à relativiser, par des voies plus au moins subtiles, le crime allemand commis contre les juifs.
La colère de Jürgen Habermas
La proposition la plus discutée fut certainement celle de son représentant le plus éminent, Ernst Nolte, historien de renom, non dépourvu de conscience professionnelle, qui tentait de corroborer ses thèses en mobilisant les archives de l’époque nazie et pré-nazie. Selon lui, la destruction des juifs d’Europe par les Allemands aurait été une réaction en miroir aux atrocités commises par des « hordes asiatiques barbares », ou perçues comme telles par les dirigeants nazis. Ces derniers, craignant d’être annihilés de manière bestiale par les Soviétiques, auraient appliqué aux juifs d’Europe ce qu’ils craignaient pour eux-mêmes. Cela n’expliquait pas encore pourquoi on exterminait des juifs, mais cela était censé expliquer pourquoi on exterminait de cette manière absolue et radicale : puisqu’il y avait un modèle pour ce mode d’action, à l’Est ; et puisqu’on se sentait menacé, par l’Est.
Nolte, effectivement, écrivait – ce sont là quelques-unes des phrases qui ont fait réagir Habermas :
« Ce qui manque de manière frappante dans la littérature sur le national-socialisme est qu’elle ne sait pas ou ne veut pas savoir à quel point tout ce que les nationaux-socialistes ont fait plus tard, avec pour seule exception le procédé technique du gazage, a déjà été décrit par une littérature abondante au début des années 1920… Les nationaux-socialistes, Hitler, ont-ils peut-être seulement réalisé un acte ‘asiatique’ puisqu’ils se considéraient eux-mêmes comme des victimes potentielles ou réelles d’un acte ‘asiatique’ ? »[1]
L’enjeu du débat était politique, d’entrée de jeu et de part et d’autre. Du côté des historiens, on cherchait à rendre moins singulière et incompréhensible l’extermination des juifs d’Europe par les Allemands, à la banaliser suffisamment pour que des Allemands nés après 1945 puissent retrouver un rapport apaisé à leur histoire nationale. La Shoah, comme rupture civilisationnelle absolue, en ternissant par sa monstruosité le passé glorieux la précédant, en interrogeant la gloire allemande d’avant 1933 en vue de ce qui, en elle, préparait le crime, faisait barrage à toute possibilité d’identification positive. En finir avec le récit de la rupture, inscrire le crime dans les politiques européennes, telle était la voie royale pour rendre la nation allemande de nouveau possible.
Habermas, de son côté, cherchait à étouffer dans l’œuf ces velléités de fournir des identifications nationales positives au peuple allemand. Il était convaincu que la seule voie praticable pour une Allemagne moderne et démocratique consistait dans le patriotisme constitutionnel, donc dans une identification sans failles à une constitution démocratique fondée sur les droits de l’homme. Habermas craignait-il au fond de lui-même que le ventre d’où était sorti le nazisme fût encore chaud ? Voulait-il bannir à tout jamais le thème de la nation pour cette raison ? C’est fort possible ; c’est même probable. Quoi qu’il en soit, Nolte et consorts lui ont rendu la tâche facile : puisqu’il s’agissait de conservateurs nationalistes déclarés, il ne fut pas trop compliqué de montrer que leur tentative d’inscrire la Shoah dans une série d’atrocités somme toute banale en Europe, en tout cas à l’Est, n’était pas une entreprise historienne soucieuse de rapporter tous les faits, mais une tentative d’unifier le peuple allemand, pour la deuxième fois, sur le dos des juifs. Cette fois-ci, sur le dos des juifs assassinés, la mémoire desquels faisait obstacle à l’identification positive avec une histoire allemande globalement bonne. L’enjeu, pour Habermas, n’était pas d’abord de souligner la singularité absolue de la Shoah dans l’histoire de l’humanité. Il était de dévoiler les intentions politiques de ceux qui tentaient d’en faire du « déjà vu », à la seule exception du « procédé technique du gazage ».
L’histoire se répète, les acteurs changent…
Aujourd’hui, plus d’un quart de siècle plus tard, l’histoire semble se répéter. Entretemps ont eu lieu la réunification allemande et la lente transformation de la société allemande en une société d’immigration. Ces deux processus ont posé à nouveaux frais la question de l’intégration de la population, cette fois-ci récemment arrivée, dans l’État-nation allemand. La RFA ayant refusé de se donner une nouvelle constitution, commune, lors de l’intégration de l’ancienne RDA, cela a quelque peu mis à mal l’idée de patriotisme constitutionnel de Habermas. Et la proposition faite aux nouveaux arrivants, non pas d’épouser un récit national glorieux, mais de partager la responsabilité historique de la destruction des juifs d’Europe, ainsi que d’une guerre d’agression qui a mis cette même Europe à feu et à sang, pouvait paraître peu alléchante.
Sur fond de cette constellation récente s’engage actuellement une nouvelle « querelle des historiens ». La pomme de discorde est exactement la même : doit-on comprendre la Shoah comme un crime exceptionnel, faisant césure dans l’histoire de l’humanité, ou s’inscrit-elle dans une continuité des politiques criminelles de l’Europe ? Mais si l’objet du débat est le même, plusieurs paramètres centraux ont changé. Le plus frappant étant sans doute qu’aucun des partisans de la thèse continuiste ne sont des nationalistes allemands en quête d’un récit national positif, mais des libéraux de gauche, juifs et non-juifs, allemands et non-allemands, en quête de … Mais de quoi exactement ?
Restituons d’abord le débat. En 2020, la direction d’un grand festival d’art de la Ruhr a invité le grand théoricien camerounais du post-colonialisme Achille Mbembe à prononcer le discours inaugural du festival. Connu pour son soutien au BDS et ayant comparé dans ses écrits Israël au pire des régimes d’apartheid[2], une partie de la classe politique et intellectuelle allemande s’en est émue. Rapidement, l’annulation de son invitation fut exigée pour cause d’antisémitisme. Ce qui provoqua une vague d’indignation de la part des responsables de l’invitation, mais aussi d’une large partie de la gauche universitaire et culturelle allemande et internationale. Deux arguments furent principalement avancés : d’une part, que critiquer Israël n’est pas toujours d’emblée identifiable à de l’antisémitisme ; d’autre part, que la comparaison des politiques étatiques criminelles d’Europe est légitime, notamment lorsqu’elle est menée par des groupes qui ont eux-mêmes soufferts de politiques étatiques criminelles.
C’est le deuxième argument qui a enclenché la nouvelle « querelle des historiens ». Notons – le fait a son importance – qu’elle n’est pas menée par des historiens, mais par des philosophes, des théoriciens de la littérature, des partisans des théories dites postcoloniales, auxquels s’ajoutent des publicistes et des rédacteurs en chef des grands journaux allemands. Pourquoi se mobilise ce groupe assez disparate ? Pour le droit de comparer, et de comparer d’une certaine manière. Ici, Mbembe semble donner le ton lorsqu’il écrit dans Politiques de l’inimitié : « Le système de l’apartheid en Afrique du Sud, et sur le mode paroxystique et dans un contexte distinct, la destruction des juifs d’Europe constituèrent deux manifestations emblématiques d’un fantasme de séparation » (Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Ed. de la Découverte, 2016, p.70). Ce fantasme de séparation est dit constitutif de la conception européenne de la politique et, à ce titre, la Shoah doit être comprise dans une continuité avec les crimes commis par les Européens dans les colonies.
Cette fois-ci, donc, on constate une continuité entre la Shoah et des politiques européennes meurtrières, non pas à l’intérieur de l’Europe, comme chez Nolte, mais en dehors de l’Europe. Le geste est important, puisqu’il permet d’éviter le genre de thèse, plutôt spécieuse, des historiens conservateurs, selon laquelle les Allemands aurait imité la violence des « barbares de l’Est », sans que rien en eux-mêmes ne les prédisposât à cette barbarie. En déplaçant le curseur à l’extérieur de l’Europe, il est loisible en revanche d’affirmer une pleine continuité : l’Allemagne est un pays européen, une ancienne puissance coloniale – même si son règne fut bref en la matière, il fut particulièrement cruel –, si bien que lorsqu’elle entreprend l’extermination des juifs, elle ne fait qu’agir conformément à la logique immanente des Européens dont tout le projet politique, le colonialisme le prouve, est structurellement hanté par le délire de séparation. Certes, l’Allemagne transpose cette politique extérieure à l’intérieur de l’Europe, tue un peuple qui fait partie d’elle-même, mais, dans la perspective de Mbembe, cela ne change rien à la continuité dans laquelle la Shoah s’inscrit. Tout comme l’exception du « procédé technique du gazage », ici encore, ne change rien réellement au comportement politique que l’on connaît déjà.
Ce que comparer veut dire
Comparer doit être possible, tel est donc le nouveau crédo des défenseurs de la thèse continuiste. Son représentant le plus en vue pour le moment sur la scène intellectuelle et médiatique allemande est le théoricien littéraire américain Michael Rothberg, auteur en 2009 d’un livre intitulé Multidirectional Memory dont la traduction récente en allemand a relancé le débat. L’auteur était déjà intervenu à propos du cas Mbembe, et depuis lors, il ne cesse de pousser le même cri du cœur : « Il faut détabouiser la comparaison »[3]. Entendons : la comparaison entre la Shoah et d’autres crimes perpétrés par les États européens, dont, au premier chef, la colonisation. Pourquoi pas, a-t-on envie de dire. Mais encore faut-il que l’on s’entende sur ce que comparer veut dire.
La logique a ses contraintes : pour comparer il faut un dénominateur commun. On peut effectivement comparer des baleines et des tigres en ce qu’ils sont tous deux des mammifères ; c’est seulement lorsqu’on tente de les comparer sous le rapport de leur capacité de courir le cent mètres que la comparaison devient absurde, puisqu’en ce domaine, précisément, le dénominateur commun (qui serait probablement « avoir des pattes ») fait défaut. Logiquement parlant, il est donc juste de chercher un dénominateur commun entre la Shoah et ce avec quoi on la compare. Le terme de « crime » est ici effectivement le bon terme, tout comme « mammifère » est le bon terme pour comparer le tigre et la baleine. Cependant, pour comparer il ne suffit pas de trouver un point commun. Encore faut-il établir des distinctions, sinon on risque bien de confondre tigres et baleines.
En termes de distinctions, une thèse continuiste – et, à nouveau ce sont les contraintes de la logique qui obligent – ne peut reconnaître que des distinctions quantitatives. Au sein d’une continuité, il ne saurait y avoir que des variations de degré. Mbembe le dit en toutes lettres : la différence entre apartheid et extermination des juifs est une question d’intensité, la paroxysme n’étant jamais qu’une manifestation particulièrement aigüe d’un phénomène courant. Le « fantasme de séparation » de la politique occidentale peut être plus ou moins fort ; dans son essence, il est toujours le même.
La thèse de la rupture, quant à elle, ne nie pas le dénominateur commun « crime ». Elle affirme juste que les différences entre Shoah et colonialisme sont d’ordre qualitatif. Elle soutient que détruire un peuple constitutif de l’Europe à l’intérieur de l’Europe se distingue de la destruction d’un peuple extra-européen à l’extérieur de l’Europe ; que le « procédé technique du gazage » ne se distingue pas des mises à mort des populations dans les colonies par sa capacité de tuer une plus grande quantité d’êtres humains, mais par la qualité du crime. Ce faisant, la thèse de la rupture n’établit pas de hiérarchie entre les crimes, elle affirme seulement l’existence de différences sur lesquelles il convient d’enquêter.
Quand l’histoire devient une affaire de foi
Ces quelques considérations logiques sont nécessaires si l’on veut affronter la nouvelle avancée de la thèse continuiste. Habermas, à son époque, n’avait pas besoin de recourir à la logique. Il était face à des historiens professionnels, soucieux des standards de leur disciplines, soucieux donc de convoquer des archives et des documents à même de corroborer leurs thèses. Il lui était alors facile de démontrer la fragilité de ces sources et de dévoiler l’intention politique derrière leur détournement en faveur de la thèse continuiste : permettre aux Allemands de construire un récit national positif, quitte à passer sur les cendres des juifs européens assassinés.
Dans la querelle actuelle, il n’est pas question d’archives ou de documents. Ce qu’on avance, ce sont des thèses quasi-métaphysiques sur l’essence de la politique européenne. Sur cette scène, qui n’est plus une scène de débat sur la bonne interprétation des sources, situer la Shoah dans une continuité qui ne connaît que des différences quantitatives devient un acte de foi. Et les nouveaux adeptes de la continuité n’ont pas une croyance quelconque, ils croient qu’ils détiennent l’unique vérité. Aussi veulent-ils convertir les Allemands à cesser de considérer la Shoah comme étant qualitativement différente des autres crimes qu’elle-même et l’Europe ont pu commettre. Nolte et ses comparses voulaient également quelque chose des Allemands. Ils voulaient qu’ils s’identifient à une image positive de l’Allemagne, qu’ils fassent nation à l’instar des autres nations, avec leur points d’identifications glorieux et la fierté nationale qui en découle. La mémoire de la Shoah comme crime extraordinaire y faisait barrage. Cette mémoire semble de nouveau faire barrage. Mais à quoi ? Pourquoi la conversion des Allemands à la mémoire dite « multidirectionnelle » importe-t-elle au plus haut point ?
Rothberg et les défenseurs de Mbembe n’ont manifestement pas pour visée de permettre à l’Allemagne de retrouver un récit national positif. Il pourrait bien s’agir d’un avantage accessoire de l’opération, les nouveaux convertis à la foi continuiste pouvant estimer que leur histoire nationale n’est pas différente de celles de tous les pays européens, puisque chacune comporte son lot de crimes. Mais on ne peut soupçonner les continuistes d’aujourd’hui d’une telle intention. Leur but est tout autre. Rothberg, dans un texte qu’il a co-rédigé avec un de ces collègues dans le combat en faveur de la comparaison des crimes, l’énonce clairement[4] : il s’agit de sortir la mémoire – non pas seulement la mémoire allemande, mais toute mémoire, le problème étant, à ses yeux, global – de l’alternative « ou bien… ou bien ». « Ou bien » on se souvient de la Shoah, « ou bien » on se souvient des autres crimes commis par l’Occident. Prise dans cette logique, la mémoire de la Shoah ferait barrage aux mémoires d’autres groupes victimes des crimes de l’Europe et produirait une malencontreuse compétition violente entre groupes de victimes. Pour apaiser ce conflit et rendre justice à tous les groupes atteints par une violence occidentale devenue uniforme, il faut accéder à une mémoire collective où l’on se souvient de la Shoah et de tous les autres crimes « dans le même temps », sur un plan de parfaite égalité.
Le prix de la paix
Le projet de paix ainsi esquissé est séduisant, et l’intention politique qui le guide semble des plus louables. Il se veut généreux. Mais il repose sur une affirmation : que la menace de l’alternative soit réelle, qu’existent effectivement des défenseurs de la position du « ou bien… ou bien ». Or, en vérité, personne ne l’a jamais adoptée. Personne n’a jamais défendu l’idée qu’il ne fallait pas parler des crimes commis par les Allemands à l’égard des Hereros parce que la Shoah était plus importante à commémorer. Personne, en Allemagne actuellement, ne lance des pétitions pour ne pas débaptiser des rues portant des noms d’assassins coloniaux en arguant que l’on a déjà débaptisé toutes les rues portant des noms de nazis. De même, personne, en France, n’a jamais tenté d’interdire de commémorer les crimes de la colonisation en faisant valoir que ce qui comptait réellement était la mémoire de Vichy. Que les pays européens aient beaucoup de mal à regarder en face les crimes qu’ils ont commis est un fait ; il est en revanche absurde, y compris pour l’Allemagne, d’affirmer qu’ils détournent le regard de ses autres crimes parce ce qu’ils considèrent que le seul crime dont il conviendrait de parler serait la Shoah.
Regardons alors les choses de plus près. Ne pas vouloir parler d’autres crimes parce que le crime dont il convient de parler est la Shoah est un reproche parfaitement ciblé : il est adressé exclusivement à Israël. C’est Israël que l’on juge empêcher la communauté mondiale de parler de ses crimes dans les territoires occupés en brandissant la mémoire de la Shoah. C’est ainsi que l’intention politique des nouveaux continuistes se précise. Ce dont il s’agit pour eux, c’est avant tout de pouvoir critiquer librement l’État d’Israël en le comparant aux pires régimes qu’a connus l’humanité, et de le faire sans risquer d’être accusé d’antisémitisme. L’Allemagne, du moins si l’on suit sa politique officielle, semble bloquer ce libre flux de la critique : son insistance sans ambiguïté aucune sur la Shoah comme rupture de civilisation, sa condamnation des actes de terrorisme contre Israël, son insistance sur la sécurité d’Israël, peu importe ce qui le menace, relève pour elle de la « raison d’État »[5]. Dernièrement, sa décision de retirer tout financement public aux personnes ou organismes soutenant le BDS, va encore dans le même sens : elle gène le plein déploiement de la critique d’Israël comme État fasciste, voire nazi.
Dès lors, l’intention se clarifie. En demandant aux Allemands de se convertir au « dans le même temps », en leur demandant d’abandonner la position du « ou bien… ou bien » qu’ils n’ont en fait jamais adoptée puisqu’elle n’est qu’une fiction, on leur demande en réalité tout autre chose : qu’ils renoncent enfin à une solidarité inflexible avec l’État d’Israël et à leur fâcheuse tendance de soupçonner d’antisémitisme quiconque menace la sécurité de cet État, fût-ce verbalement en l’accusant de fascisme et en exhortant la communauté internationale à le mettre au ban.
Rothberg est on ne peut plus clair sur ce point dans un texte qu’il a publié lors du débat Mbembe sur le site de l’Institut Goethe. On y lit ceci :
« Les Allemands feraient bien, surtout face au fait que les conséquences du génocide nazi sont inextricablement liées à l’occupation de la Palestine, de questionner leur part dans cette injustice incessante.[6] »
Entendons bien ce qui est dit ici : les Allemands, parce qu’ils ont commis la Shoah, et donc provoqué la création de l’État d’Israël, ont une part de responsabilité dans les crimes de ce même État. Mais la situation n’est pas inextricable pour l’Allemagne, si elle sait reverser la Shoah dans le lot commun des crimes européens passés – dont Israël se donne alors comme le dernier et seul coupable actuel, que toute conscience « libérée » doit savoir stigmatiser. Le continuisme a décidément d’inestimables vertus pour qui sait s’en servir…
Il est toutefois une question qui reste entière : celle de savoir pourquoi il est si important, voire crucial, de pouvoir traiter librement ce petit pays démocratique, l’État des juifs, de régime d’apartheid, fasciste ou nazi, sans craindre d’être soupçonné d’antisémitisme ? Pourquoi le bien de l’humanité dépend-il en dernière analyse de cette liberté de parole radicale ? Les protagonistes du débat ne nous le disent pas. Il est vrai que personne ne leur pose la question. En Allemagne, où l’extrême droite commet « dans le même temps » des attentats antisémites et racistes, une voix de gauche libérale encore capable de lucidité fait ici cruellement défaut. Habermas, en 1986 accusait ses opposants conservateurs de vouloir produire une nuit dans laquelle tous les chats sont gris, afin de camoufler la noirceur de l’histoire allemande. Aujourd’hui, l’amour de l’indistinction semble avoir changé de camp.
Julia Christ
Notes
1 | Extraits de l’article de Ernst Nolte dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 9 juin 1986, cités par Jürgen Habermas dans son article « Eine Art Schadensabwicklung » paru dans le journal DIE ZEIT le 11 juillet 1986. |
2 | Quant à l’engagement d’Achille Mbembe dans des campagnes de boycott d’Israël, voir la pétition qu’il a signée en 2010. Concernant la comparaison d’Israël et du régime d’apartheid sud-africain son texte en cause est sa préface « On Palestine » au volume Apartheid Israel. The Politics of an Analogy, Soske, Jon/Jacobs, Sean, Haymarket Books, 2015. Mbembe y écrit notamment : “I am willing to bet on the following: In Palestine, it would be hard to find one single person who has not lost someone – a member of the family, a friend, a close relative, a neighbor. It would be hard to find one single person who is unaware of what ‘collateral damage’ is all about. It is worse than the South African Bantustans. To be sure, it is not apartheid, South African style. It is far more lethal. It looks like high-tech Jim Crow-cum-apartheid”. (« Je suis prêt à parier qu’en Palestine, il serait difficile de trouver une seule personne qui n’ait pas perdu quelqu’un – un membre de sa famille, un ami, un parent proche, un voisin. Il serait difficile de trouver une seule personne qui ne sache pas ce que sont les « dommages collatéraux ». C’est pire que les bantoustans d’Afrique du Sud. Certes, ce n’est pas l’apartheid à la sud-africaine. Il est bien plus meurtrier. Cela ressemble à un apartheid de haute technologie à la Jim Crow »). Et quelques lignes plus loin : “The occupation of Palestine is the biggest moral scandal of our times, one of the most dehumanizing ordeals of the century we have just entered, and the biggest act of cowardice of the last half-century”. (« L’occupation de la Palestine est le plus grand scandale moral de notre époque, l’une des épreuves les plus déshumanisantes du siècle dans lequel nous venons d’entrer, et le plus grand acte de lâcheté du dernier demi-siècle »). |
3 | Michael Rothberg et Jürgen Zimmer, « Enttabuisiert den Vergleich ! », DIE ZEIT Nr. 14/2021, 31. März 2021. |
4 | Michael Rothberg et Jürgen Zimmer, « Enttabisiert den Vergleich ! », DIE ZEIT Nr. 14/2021, 31. März 2021. |
5 | Discours de la chancelière de République Fédérale d’Allemagne le 18 mars 2018 à la Knesset |
6 | Michael Rothberg, Das Gespenst des Vergleichs (Le spectre de la comparaison) |