La photo de classe

École Aquiba, 1995, 6e Garçons. Photo de classe (c) Ruben Honigmann

 

Je suis pile au centre de la photo.

Nous sommes 25 garçons de la classe de 6e de l’école Aquiba, la principale école juive de Strasbourg.

L’école Aquiba était située Quai Zorn, à Strasbourg, dans le quartier dit « allemand », c’est-à-dire celui construit durant l’annexion de l’Alsace au IIe Reich entre 1870 et 1914. Ironie de l’histoire, ce quartier était entre temps devenu le quartier juif, où se situent la Grande Synagogue, le parc des Contades que les juifs arpentent durant Chabat et les principaux commerces cacher de la ville. Ce n’est que bien après ma scolarité que j’ai pris conscience que Zorn signifie en allemand fureur, rage. Aquiba avait été fondée en 1948, comme l’État d’Israël, dans les décombres et les cendres de la dévastation qui venait de se produire. À l’école, personne ne nous a jamais expliqué pourquoi notre école portait le nom de cet éminent maître du Talmud, plutôt que d’un autre.Je n’ai découvert que plus tard qu’Aquiba s’était distingué de ses pairs par son soutien messianique à la révolte armée et désespérée de Bar Kochba, en 135, contre l’occupant romain[1]. L’ultime guerre juive, la fin de la Judée désormais baptisée Palestine, le début de la dispersion, jusqu’en 1948.

De tout cela nous ne savions rien, comme nous ne savions rien de la Shoah ni de l’histoire du sionisme ni du pourquoi et du comment des textes et règles d’une religion censément être celle du questionnement – c’est en tous cas ce qui se dit à son sujet – que nous apprenions depuis le plus jeune âge. La judéité était un fait, une évidence massive jamais formulée, un contenant qui se passe de contenu, jamais problématisée, jamais mise en perspective par une quelconque extériorité. C’était aberrant et agaçant mais peut-être était-ce la condition de sa perpétuation, quitte à laisser quelques canards boiteux sur le bas-côté, tous ceux qui ne se fondaient pas naturellement dans le moule et vivaient intérieurement ailleurs, dommages collatéraux de la survie, coûte que coûte, des juifs.

J’avais été tétanisé durant les semaines précédant l’entrée au collège car, avec une dizaine d’autres camarades, nous provenions d’une école primaire beaucoup plus petite, presque familiale, mais aussi plus religieuse, qui se situait aux confins de Strasbourg, dans le dernier quartier habité avant le no man’s land qui séparait alors encore la France de l’Allemagne. Un établissement entièrement privé dans lequel les cours se déroulaient pour moitié en sous-sol dans des classes éclairées au néon et qui portait le nom de Tachbar, acronyme en hébreu de Tinokot CHel Beth Raban, « les enfants de la maison des maîtres », lesquels enfants émettent, dit un maître du Talmud[2], la buée sur laquelle le monde repose. Voilà qui témoigne d’un mélange de bric et de broc et de mégalomanie qui donnait le ton de la vision du monde dans laquelle nous étions plongés : la buée (hevel) est aussi le mot qui désigne la vanité, comme dans le « vanité des vanités » de l’Ecclésiaste, trois fois rien donc, mais qui évite de se leurrer sur ce qui pèse réellement dans l’existence.

Mes parents nous avaient scolarisés à Tachbar un peu à l’aveuglette, mon frère aîné et moi, car c’était l’école spécialement créée pour les enfants de la Yechiva des Étudiants, la communauté qu’ils avaient rejoint à Strasbourg en débarquant de Berlin-Est en 1984. L’école se targuait d’un certain non-conformisme post-soixante-huitard passé à la moulinette juive orthodoxe. Les seuls vestiges de cet esprit désinvolte était le tutoiement généralisé et des temps libres à géométrie variable. Pour le reste, garçons et filles étaient séparés dès la fin de la maternelle, nos journées étaient réparties entre quatre heures de kodech (les matières religieuses) pour deux heures de ‘hol (les matières profanes) essentiellement réduites au français et aux maths.

Au cours d’occasionnelles séquences dites d’« éveil » on nous avait vaguement parlé de l’existence des atomes, raconté l’épisode du « et pourtant elle tourne » de Galilée (pour une raison que j’ignore, l’héliocentrisme n’a jamais empêché le moindre juif orthodoxe de dormir) et on nous avait fait apprendre les régions de France. Nous récitions aussi des classiques de la poésie française mais il fallait éviter de dessiner entièrement le soleil ou la lune car représenter ces fonctionnaires célestes comprenait le risque d’en faire des idoles, de confondre le Maître et les serviteurs, et d’enfreindre ainsi le deuxième des Dix commandements[3].

De la culture générale nous nous suffisions donc de quelques rudiments, en revanche nous étions incollables sur le très technique livre du Lévitique. Nous apprenions dans les moindres détails la minutieuse description de la résidence divine transportable (Michkan), le proto-Temple que les Hébreux montaient et démontaient au fil de leurs pérégrinations dans le désert. Nous circulions entre les parois, les poutres, les socles, les crochets, les teintures, les rideaux, l’espace intérieur et la cour extérieur de cet habitat virtuel. En guise de valeurs juives, les seules qu’on nous inculquait étaient les dimensions, mesures et emplacements de chaque meuble et objet qui s’y trouvaient[4]. Nous récitions la liste et la composition des différents types de sacrifices qu’on y apportait, les libations et la fleur de farine de blé qui les accompagnaient, les ingrédients nécessaires à la fabrication de l’encens et à l’huile d’onction, le nombre d’aspersions de sang sur l’autel, l’apposition des mains sur la tête de l’animal sacrifié et bien sûr les vêtements composant la panoplie du grand et des petits prêtres.

Tous ces gestes et objets étaient ceux d’un temps et d’un lieu qui n’existaient plus depuis 2000 ans. L’ennui abyssal dans lequel me plongeait leur résurrection par le texte ne pouvait pas m’en rendre nostalgique et encore moins m’en faire espérer le rétablissement.
C’est la première fois que m’est apparu combien les juifs circulent dans une géographie parallèle, qu’ils considèrent être le soubassement du monde visible, celle qui s’organise autour du seul lieu digne de ce nom : le « lieu du monde » (mekomo chel olam), autrement dit Dieu selon l’une de ses appellations traditionnelles[5].

En passant de Tachbar à Aquiba, nous nous sentions donc, mes camarades et moi, comme les villageois qui montent à la ville. Nous ne savions pas encore qu’il s’agissait simplement d’un changement d’échelle et que nous passions en réalité d’un village à un autre.

Sur la photo de classe, je suis donc au centre. Une position paradoxale à laquelle j’étais rivé : d’un côté, j’étais le gars consensuel, copain avec tout le monde, à qui chacun se confiait, qui pouvait concilier les amitiés incompatibles et qui était invité à tous les anniversaires ; de l’autre, mes parents étaient des excentriques, étranges et étrangers, dans ce microcosme juif strasbourgeois : mon père portait le nom de ma mère, ma mère était écrivain-peintre, mon frère s’intéressait au cinéma d’art et d’essai, j’avais un oncle noir et musulman et, pour aggraver mon cas, nous possédions un chat. Par-dessus le marché, nous parlions allemand, langue identifiée comme celle des assassins. Je m’épuisais à me justifier auprès de mes copains, leur expliquant qu’elle avait également été celle des premiers assassinés et que par ailleurs elle n’était pas plus gutturale que l’arabe que leurs parents séfarades aimaient tant parler.

Le milieu juif orthodoxe avait une forte capacité d’absorption et d’intégration mais il y avait des lignes de démarcation infranchissables. Lors de son arrivée à Strasbourg, ma mère s’est dans un premier temps couvert les cheveux. Au bout de quelques années elle ne s’y retrouvait plus, comme de nombreux « revenants » elle était allée trop vite en besogne et a décidé de tomber le foulard. Elle s’en est ouverte à sa première véritable amie à Strasbourg, qui lui a adressé une fin de non-recevoir et ne lui a plus jamais adressé la parole.

Régulièrement, nous saluions des coreligionnaires dans la rue et lorsque je demandais à mes parents d’où ils les connaissaient ils me répondaient qu’ils faisaient partie de la longue liste de personnes chez qui mes parents avaient été invités une unique fois, au cours de l’année suivant leur arrivée à Strasbourg, avant de ne plus l’être jamais. Enfant, cela suscitait de la colère chez moi, devenu adulte je me suis mis à rétorquer à mes parents que leurs hôtes attendaient peut-être toujours, 30 ans plus tard, l’invitation en retour.

L’un des mots que j’ai le plus entendu durant mon enfance, était celui que mes parents employaient pour qualifier tous ces « indigènes » avec lesquels la greffe ne prenait pas : ils les traitaient de Spiesser. Or, Spiesser fait précisément partie des mots qui n’ont pas d’équivalent en français. Les dictionnaires allemands-français traduisent Spiesser par « Philistins », un mot que personne n’emploie en français et qui est-lui-même tiré de l’usage… allemand d’un nom biblique qui désigne le fameux peuple de la côté Cananéenne, dont l’actuelle Gaza, qu’aucun roi d’Israël, ni même l’invincible Samson, n’est jamais parvenu à vaincre. Les Spiesser étaient donc notre voisinage à la fois à portée de main et inatteignable. On peut tourner autour du mot sans jamais atteindre son sens authentique en allemand, mais comme il faut bien nommer les choses disons qu’il désigne une mentalité petite-bourgeoise, un peu bigote et conformiste. En somme l’état d’esprit de gens qui font un avec eux-mêmes avec satisfaction. L’intraductibilité du terme aggravait la réalité qu’elle décrivait : nous n’avions même pas les mots pour dire à ces étrangers comment nous les percevions.

J’avais la sensation que mes parents avaient quitté un point de départ sans jamais vraiment avoir atterri au point d’arrivée. Qu’ils étaient restés suspendus dans un espace-temps congelé, quelque part entre la RDA et la France et que rebrousser chemin était autant impossible que fermement toucher terre. Je les voyais vivre dans un îlot mental qui, fatalement, les tenait à la marge du milieu qui, pourtant, avait placé leur fils, en son centre.

Je me prêtais à ce jeu qui était à la fois agréable et douloureux. Il me procurait une satisfaction narcissique évidente mais au prix d’un renoncement à pouvoir exprimer trop fort et partager l’intimité et la complexité de ce qui régnait à la maison : notre écart judéo-allemand. Un pacte tacitement mis en place entre moi et le groupe : l’incorporation au cercle à condition d’y jouer le rôle de glue du puzzle collectif. Le centre et la marge cohabitaient donc en moi et ce grand écart produisait chez moi la sensation d’être le juif des juifs, l’élément fondamental mais hétérogène qui confère son unité à l’ensemble.

Johannes Honigmann en classe de CP, Berlin-Est 1984

Cette disposition en évoquait une autre qui m’était familière, en miroir inversé. Sur sa photo de classe de CP prise à Berlin-Est peu avant le départ de mes parents, mon grand frère Johannes, de sept ans mon aîné, est l’unique enfant châtain au milieu de têtes blondes. En Allemagne nous étions les juifs ; à Strasbourg nous étions devenus les Allemands.

Ma classe, comme toutes celles de l’école Aquiba, était à peu près équitablement composée d’achkénazes et de séfarades. Strasbourg, par son histoire et sa géographie, constituait en cela une exception au sein du judaïsme national, majoritairement séfarade, surtout dans les milieux traditionnels, depuis l’arrivée des juifs du Maghreb.

Toutes les promotions de l’école Aquiba, étaient divisées en trois classes : celle des garçons (G), à laquelle j’appartenais, celle des filles (F) et la classe dite « mixte » (M).

Nous n’adressions presque jamais la parole aux M, ils étaient ceux qui organisaient des boums, des bruits couraient comme quoi certains d’entre eux ne respectaient même pas le Chabat et qu’un des leurs élevait même une mygale chez lui, sans qu’un lien de cause à effet ne puisse être directement vérifié. La classe des F était un continent inconnu, des rencontres secrètes ne commenceraient à être organisées que plus tard, à partir de la puberté.

Il existait des rares cas de transfuges, un garçon de M pouvait se retrouver parachuté en G et réciproquement, mais globalement chaque classe faisait bloc et considérait l’autre avec un mélange de circonspection et de curiosité.

A ce premier découpage s’en superposait un deuxième qui concernait uniquement les cours de matières juives (le « kodech »). Il affectait les élèves à une section indexée sur le niveau de pratique religieuse de leurs parents : « traditionnel » pour les moins observants, « intensif » pour la middle class (dont j’étais) et « approfondissement » pour les puristes.
Il pouvait arriver qu’un M se retrouve en section intensive (majoritairement fréquentée par des G) et quelques cas désespérés de G, jugés irrécupérables par leurs parents ou le corps enseignant, pouvaient être relégués en « traditionnel », ce qui, à nos yeux, représentait l’antichambre de l’école publique, ce qui en juif se disait juste « l’école goy ».

De tous les élèves réunis sur la photo, la plupart se sont mariés et ont eu des enfants, certains ont divorcé, quelques-uns sont même déjà remariés. Certains ont complètement coupé avec la religion, sans que personne n’ose franchir le pas du mariage mixte, d’autres ne vivent plus que de Tora. Il y a ceux qui ne remettent plus les pieds à Strasbourg et ceux qui n’en sont jamais partis, soit pour ne pas retomber en enfance, soit pour ne pas la quitter. L’un d’entre eux est devenu un dirigeant de Torah-Box tandis que je m’occupe d’Akadem, deux médias juifs qui se situent aux antipodes l’un de l’autre. L’été dernier nous nous sommes croisés par hasard dans une rue de Jérusalem, nous nous savions rivaux sur le papier mais l’épaisseur humaine l’a emporté et nous nous sommes sentis honteux de la caricature que chacun projetait sur l’autre. Nous avons parlé des choix de vie des uns et des autres, pris de vertige par le mystère des trajectoires qui divergent et sommes tombés d’accord sur le parcours le plus inattendu, celui de l’actuel grand-rabbin de Strasbourg mais qu’on ne voit pas sur la photo : il était en M, la classe des mécréants.

Deux enseignants nous encadrent sur la photo. A gauche, M. Mimran notre prof de maths, était marocain, à droite, M. Jasner, chantre de la grande Synagogue et prof de musique, était alsacien. L’un comme l’autre faisaient partie de ceux qui avaient déjà été enseignants, dans la même école, de la génération des parents de mes camarades. Quand ils grondaient, punissaient ou favorisaient un élève, cela avait donc un effet ricochet sur ceux qui avaient été leurs élèves 30 ans auparavant et étaient occasionnellement devenus des collègues qu’ils croisaient en salle des profs.

À la différence des élèves, tous les enseignants de l’école Aquiba n’étaient pas juifs. Ils formaient une solide minorité et j’avais le sentiment que cela leur plaisait, que la loufoquerie juive y devenait le temps de leur journée de travail, leur norme à suivre. Cela avait quelque chose de rassurant que le monde prétendument réel ait son envers et cela me rappelait un dessin qui figurait dans un livre intitulé People que je lisais souvent avec mes parents et qui me fascinait. On y voyait d’une part, un couple de pygmées moqués par des autochtones européens et, en miroir, un couple d’occidentaux moqués par des autochtones pygmées.

People, écrit et illustré par Peter Spier, Londres 1980

Notre pygmée à nous, les élèves de 6eG, s’appelait Monsieur Larnicol, notre prof d’histoire-géo. Il nous avait annoncé dès le premier jour de classe qu’il nous enseignerait le contraire de ce que nous apprendrions l’heure suivante en cours de « kodech » : la terre avait 4,5 milliards d’années, les dieux et les religions étaient des inventions de l’esprit humain et l’Histoire n’était pas le produit d’un dessein. M. Larnicol poussait la gymnastique mentale à son paroxysme, lorsque lui, l’athée revendiqué, rappelait l’un d’entre nous à l’ordre en signalant que le port de la kippa était obligatoire en classe dans le règlement interne à l’école. Grâce à lui, nous découvrions avant même la bar-mitsva qu’une vision du monde peut supporter deux registres de vérité parallèles. M. Larnicol était aussi un exilé, venu des antipodes de la France, et il ne manquait pas une occasion d’illustrer ses leçons de géographie par des cas brestois. Aucun d’entre nous ne savait comment se rendre à la cathédrale de Strasbourg mais nous connaissions la démographie, le taux de précipitation, les courbes sismographiques de Brest, la terre perdue et languie de Monsieur Larnicol.

De Shoah il n’a jamais été question de toute ma scolarité, cela était considéré comme un savoir tacite. Certes, nous savions, mais sans rien connaitre. En vérité, nous ignorions totalement de quelle histoire nous étions les rescapés et les continuateurs. Nous étions dans les années 90, les voyages de mémoire n’existaient pas encore et, la nature ayant horreur du vide, la seule fois où j’en ai entendu parler en classe s’est produite de la façon la plus navrante qui soit, dans la bouche d’un rabbin séfarade tout droit débarqué du Maroc qui était censé nous donner des cours de dinim (le « droit » juif). Dans sa bouche, la Shoah se résumait à des historiettes miraculeuses totalement invraisemblables où des Einsatzgruppen avaient épargné un shtetl entier, émus aux larmes par la bouleversante récitation du Kaddish de ceux qu’ils s’apprêtaient à massacrer.

Je ne sais pas quelle était son intention, ni s’il croyait à ces sornettes, ni même s’il savait ce qu’avait été la Shoah mais je le pris en haine ce jour-là. Je ne comprenais pas comment des juifs pouvaient produire des discours aussi creux et obscènes sur ce qu’ils avaient eux-mêmes subi. Que des goys nient la Shoah ne m’étonnait pas, c’était la suite logique de ce qui avait été commis, mais il était révoltant que les victimes elles-mêmes travestissent à leur manière, par des bondieuseries, ce qui s’était produit. C’est à ce moment-là qu’est né chez moi un sentiment ambivalent qui ne m’a jamais lâché depuis : celui d’un grand attachement couplé à une grande étrangeté à l’égard des juifs.

Le sionisme non plus n’était jamais pensé, formulé ou problématisé. Pour certains de mes camarades séfarades, il se résumait à un anti-arabisme monolithique. Quand nous discutions du conflit israélo-arabe, ils répétaient le mantra de leurs parents : « vous les achkénazes vous n’y comprenez rien, nous on les as connus, si on leur donne le doigt ils vous prennent le bras, ils ne comprennent que le langage de la force ». Arabe et musulman ne faisant qu’un dans leur esprit, je sortais alors systématiquement ma carte Joker : mon oncle Hassan, noir et musulman, que j’aimais beaucoup et qui ne correspondait en rien à la description qu’ils faisaient.

Je n’éprouvais aucune sympathie particulière pour les Palestiniens, ne connaissait rien à la situation sur le terrain et ne voyait mon oncle qu’une à deux fois par an, mais j’utilisais cette parade uniquement pour briser ce consensus autour d’un sionisme vide et pavlovien.
De manière générale je n’arrivais pas à comprendre comment ils pouvaient à la fois haïr à ce point les arabes et se languir autant du Maghreb, se mettre en djellaba à la première occasion, exulter lors des victoires du Maroc en Coupe du monde de foot, brandir la supériorité de leurs plats traditionnels et exhiber la sensation de « chez soi » que leur procurait l’emploi de formules en arabe.

Nous étions alors en pleine période des négociations des accords d’Oslo et de la poignée de main Rabin-Arafat-Clinton. Un matin, le directeur de l’école est venu dans notre classe, il nous a dit de nous lever et de répéter des Tehilim (les Psaumes, que l’on récite pour prévenir un malheur) après lui. Yitshak Rabin avait été assassiné la veille par Yigal Amir et un sentiment de honte planait sur la classe. Les négociations avec l’OLP étaient exécrées par la plupart des parents de mes camarades, mais le tuer c’était trop, car « un juif ne tue pas un autre juif ».

Le sionisme de mes parents était minimaliste et se résumait essentiellement à de l’anti-antisionisme. Nous n’avions jamais mis les pieds en Israël, sans attaches familiales dans le pays. Les seuls cousins lointains qui y avaient transités s’étaient depuis longtemps installés en Australie. Quand ils avaient quitté la RDA, Israël n’avait même pas été une option pour mes parents : le mensonge communiste avait achevé de faire perdre crédit à un quelconque projet politique. Pour eux Israël était un fait accompli mais lointain, presque un hors-piste de l’histoire juive. Certes, ils me racontaient les épisodes de la prise d’otages d’Entebbe, de la destruction de la centrale nucléaire d’Osirak ou des vedettes de Cherbourg exfiltrées par le Mossad au nez et à la barbe de De Gaulle et je me souviens combien le récit de ces épisodes m’avait transi de fierté d’appartenir à un peuple capable d’un tel aplomb. Il n’en demeurait pas moins que ces hauts faits relevaient de l’anecdote, certes glorieuse, mais que la judéité authentique se passait d’État et n’avait que deux mamelles : la religion de la Tora et la culture de la Mitteleuropa. Israël était un épiphénomène dont on s’accommodait mais dont on saurait tout autant se passer.

Aussi, le choc a été dur lorsque mes parents se sont rendus compte que, pour nombre de leurs amis, le départ à la retraite était synonyme d’alya. Mes parents avaient mis 30 ans à se faire une place à Strasbourg et, pendant le même temps, ceux qu’ils voyaient comme des autochtones se préparaient au départ. Eux aussi vivaient donc en suspension, entre la porte refermée à jamais du pays d’avant et le chez soi espéré dont la France ne s’était avérée être que l’antichambre. Les idylles judéo-marocaines et les symbioses judéo-alsaciennes avaient aussi eu leur lot de noces saccagées, évanouies en un clin d’œil, et laissaient des cicatrices silencieuses.

Notre étrangéité nous a longtemps empêché de discerner la leur. La nôtre avait l’avantage d’être flagrante, d’être munie d’une langue et même de donner lieu à une littérature. La leur était muette et redoublée par la douleur de ne même plus savoir ce qui leur manquait. Aucun de mes camarades de classe ne parlait le moindre mot de judéo-arabe ou de judéo-alsacien. Ils ne savaient même pas de quelle amputation ils souffraient, quelles étaient les douleurs fantômes qui les démangeaient, quel exil les habitait. Ils avaient oublié jusqu’à leur nostalgie, leur Heimweh, tandis que nous étions empêtrés dans la nôtre.

Un bon tiers des enfants de la photo de 6eG vivent aujourd’hui en Israël. Je ne peux affirmer une alya par conviction sioniste que pour un seul d’entre eux. Depuis l’adolescence, le retour du peuple juif à sa terre représentait à ses yeux « l’amorce du germe de notre rédemption[6] ».

Je me suis souvent demandé ce qui a poussé les autres à s’y installer. Lorsque je leur pose la question, ils me répondent souvent mécaniquement par une même formule : « il n’y a pas d’avenir pour les juifs en France ». Derrière cette sentence aux allures de prophétie auto-réalisatrice, se dit un aveu : eux aussi ne se sentaient manifestement pas chez eux dans un pays, où, pourtant, rien ni personne ne les empêchait d’être juifs. Ironie du sort, une fois arrivés en Israël, ils se regroupent entre Français, prient entre Niçois, Strasbourgeois ou Marseillais, regardent quotidiennement le JT français et partagent le mal d’un pays qu’ils ont délibérément quitté. Ils reprochent aux israéliens de manquer du sens de la conversation, de la finesse et de la culture française dont ils se disent pétris. Arrivés sur l’autre rive, à leur tour d’avoir leurs propres Spiesser.

Dans la synagogue que fréquente mon père, un bon quart des fidèles est aujourd’hui originaire d’Allemagne. Strasbourg est devenu un point de chute important pour de plus en plus de membres de la communauté juive allemande, recréée artificiellement en important des juifs d’ex-URSS dans les années 90, mais qui manque de véritable souffle. Dans les travées de cette synagogue, je laisse parfois trainer mes oreilles pour les entendre parler allemand entre eux. Ce qui était incongru, presque monstrueux durant mon enfance est devenu banal. Entre temps, le pays que mes parents ont quitté n’existe plus, la frontière entre la France et l’Allemagne est invisible, le no man’s land entre Strasbourg et Kehl a été comblé, l’école Aquiba a quitté le Quai Zorn et j’ai moi-même déménagé à Paris. Je me refais alors le film à l’envers : je me dis que mes parents sont venus trop tôt, que la serrure n’était alors pas encore adaptée à la clé et que les nouveaux venus d’aujourd’hui n’ont pas idée de combien leur paver un sillon a été douloureux.

École Aquiba, 1995, 6e Garçons. Photo de classe (c) Ruben Honigmann

Souvent, je regarde la photo de classe. Chaque fois, je me surprends à traquer les infimes indices qui préfiguraient les destinées : la casquette Michael Jordan de l’un, la dissimulation d’un autre, l’air absent de celui-ci, la coquetterie de celui-là, un sourire espiègle, un faux air sûr de soi. Longtemps cette photo est restée ma boussole sociale, l’instrument de mesure de ma géométrie intérieure, celui par lequel j’évaluais la distance qui me séparait de chacun de mes camarades de classe. Chacun d’entre nous a suivi sa propre voie, le groupe s’est disloqué et c’est heureux. Je ne suis plus au centre du groupe, je suis mon propre centre. Et désormais, je peux regarder la photo différemment : sans Zorn.


Ruben Honigmann

Notes

1 Bar Kochba (fils de l’étoile) était le messie, disait Aquiba. Il n’est qu’illusion et mensonge (Bar Koziba) disaient les autres maîtres. Alors, déjà, l’option militaire et politique crispait les rabbins. Talmud de Jerusalem 84.
2 Talmud de Babylone, traité Chabat 119b
3 « Tu ne te feras pas d’image … » (Exode 19,)
4 En hébreu, le terme midot signifie à la fois valeurs morales et mesures physiques.
5 Midrach Genèse Rabba 68,9 : pourquoi appelle-ton Dieu Makom (le lieu) ? Car il est le lieu du monde mais le monde n’est pas son lieu.
6 Rechit tsmichat géoulaténou : expression consacrée pour qualifier la dimension messianique de la régénération nationale juive. Elle figure dans la prière en faveur de l’État d’Israël, récitée dans certaines synagogues.

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