La fin de l’hiver de la famine

 

« Tête IV (Homme avec un singe) », 1949 – Francis Bacon. Wikiart,

 

 

« Le singe est venu nous apporter le repas », dit mon père. Puis, après un silence : « … et un livre. » Un de ces longs silences dont il était coutumier. « C’est mon premier souvenir conscient. » Et c’était aussi le mien. En effet, je n’avais pas d’autres souvenirs que ceux de mon père et de mes grands-parents : après ce qu’ils avaient vécu et ce qu’ils en avaient raconté, tout ce que j’avais connu, moi, n’avait jamais pu avoir de signification permanente. Et puis on m’avait toujours demandé d’être reconnaissant de ne jamais avoir eu à faire l’expérience de quoi que ce soit, vu que j’étais né après. Dans ma famille, « expérience » et « obligation » allaient de pair, mais avec de la chance, on pouvait y échapper.

Tous les regards se posèrent sur mon père. Je n’arrivais pas à croire que personne n’eût jamais encore eu vent de cette histoire : celle où il racontait comment lui et ses parents avaient survécu à la dernière année de la guerre en se cachant dans la cage des chimpanzés du zoo d’Amsterdam. Combien de fois l’avais-je entendue.

Nous étions au repas organisé après l’enterrement de grand-père. À cause des nazis, mes grands-parents avaient quitté Dortmund dès le début de 1934 pour aller s’installer à Amsterdam, c’est ici que mon père avait vu le jour, en 1939, il était donc hollandais de naissance, né aux Pays-Bas, qui n’étaient pas encore occupés. Mes grands-parents s’étaient très vite assimilés et étaient fiers de maîtriser parfaitement la langue du pays, même s’ils continuaient de lire Heine et Schiller et se parlaient parfois dans la langue de Heine et Schiller. Grand-père avait su trouver rapidement ses marques, y compris sur le plan professionnel. Il répétait sans cesse : « C’est en Allemagne que je suis né, mais ma patrie, c’est en Hollande que je l’ai trouvée ! »

Quant à mon père, on disait, dans le doute, que c’était un mof, le stéréotype de l’Allemand. Les banquets funéraires, ce n’est pas monnaie courante à Amsterdam. Non pas que je désapprouve cette tradition, mais ce n’est pas la nôtre. En tant que Juif, il aurait pu nous convier à faire la veillée de Shi’vah, en tant qu’Amstellodamois, à prendre le koffie met cake. Mais en épousant Karin, une Allemande originaire de Paderborn, il s’était retrouvé définitivement dans le néant : il n’était nulle part chez lui, c’était un mof juif d’Amsterdam, mais ce n’était ni un Amstellodamois, ni un Juif, ni un Allemand. « Banquet funéraire », il n’existe même pas d’équivalent en néerlandais, en tout cas je n’en connais aucun. Mon ami Jaap m’avait demandé si les Allemands allaient jusqu’à déguster leurs morts. Karin, que je n’appelais plus maman depuis la puberté, disait que c’était bien qu’après l’enterrement, la famille et les amis proches se réunissent pour manger et boire, parler du défunt, le ressusciter pour ainsi dire, et, en même temps, se revigorer pour faire en sorte que la vie continue. C’était bien et très humain, même si ce n’était pas une tradition hollandaise. Humain ? Qu’est-ce qu’elle en savait ?

Bref, un banquet funéraire. Au restaurant Amsterdommertje, rue Govert Flinck. Mon père avait réservé toutes les tables, celles-ci avaient été rassemblées pour n’en former qu’une seule. C’est ici que durant les derniers mois de sa vie, après le décès de grand-mère, grand-père venait manger tous les soirs. C’était le seul endroit où l’on était sûr de le trouver. Après avoir vendu la maison dans laquelle il avait vécu avec grand-mère, il avait emménagé dans un petit appartement situé dans la rue Govert Flinck. « C’est plus facile à entretenir quand on est seul, avait-il dit, à quoi ça me sert d’avoir une maison ? » Or, dans cet appartement, il ne voulait recevoir personne. Nous pensions que c’est parce qu’il n’en prenait pas soin, ne faisait plus le ménage, etc., mais nous le connaissions mal. Il ne se laissait pas aller.

Ce jour-là, il y avait, accrochée au mur de l’Amsterdommertje, une photo encadrée de grand-père, un cliché Polaroïd qui avait été pris ici. Ses yeux toujours écarquillés surmontés d’épais sourcils. C’était lui. Au bas de la photo figurait « H (pour Harry) Rozenboom » ainsi que la date où elle avait été prise, cela remontait à trois mois à peine. Ses grands yeux. Dans le coin derrière le petit comptoir était posé le drapeau bleu et blanc d’Israël. Mais cela n’avait aucun rapport avec grand-père. Le patron était supporter de l’Ajax Amsterdam, le « club des Juifs ».

« C’est mon premier souvenir conscient », dit mon père.

Il avait alors un peu moins de cinq ans, mais comme il venait de passer six mois caché dans la singerie du zoo d’Amsterdam, cela ne l’avait ni surpris, ni même effrayé : « Le singe est venu nous apporter le repas, ça, c’était on ne peut plus normal. »

Ce qui n’était pas habituel, au point de nous mettre dans tous nos états… Ça, il le dit juste à ce moment-là : « Ce qui n’était pas habituel, au point de nous mettre dans tous nos états, c’est que le chimpanzé Kocheeba nous avait aussi apporté un livre. Il a posé la gamelle devant nous et s’est mis à bafouiller. Ça ressemblait à des aboiements monotones, mais ce sont les chiens qui aboient, pas les singes, alors disons qu’il bafouillait. Ma mère s’est redressée et a commencé à imiter les bruits du singe, et moi j’ai tout de suite fait comme elle. Il faut faire vibrer un em derrière le larynx, pincer les lèvres puis les desserrer aussitôt, ça marche assez bien. J’y arrive encore aujourd’hui. » Mon père nous fit une démonstration. C’était bizarre, ridicule, mais personne ne rit. Il prit une gorgée de vin. Il buvait beaucoup. Les soirées à la maison étaient insupportables : tandis que Karin allait se coucher, mon père continuait de boire en grognant et en aboyant comme un singe. Dans le fond, c’était un singe. Et il était resté un singe. Moi, ce que je voulais, c’était sortir de cette cage le plus vite possible, et je l’avais fait juste après le lycée.

Mes grands-parents n’aimaient pas parler du passé. Un jour, j’avais questionné mon grand-père et il m’avait dit qu’il avait perdu une partie de sa mémoire au printemps 1945. Mon père, lui, était arrivé chez les singes quand il était petit, on avait fait de lui un singe. « Je crois que j’arriverais encore à imiter les cris du lori à couronne pourpre qui nous parvenaient sans cesse de la volière. » Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Je n’en avais jamais entendu parler, mon père déviait du sujet. D’habitude, à ce moment-là, il nous parlait des manteaux de fourrure, qu’est-ce qu’un perroquet venait faire là ? « Au zoo, les oiseaux étaient juste à côté des singes, et ce khiraa, ce aaa final, clair et strident, ça vous prenait aux tripes, c’était terrifiant. Un jour, dans la singerie, je l’ai imité, il faut dire que je n’arrêtais pas de l’entendre, je l’ai imité comme j’imitais les mots et les phrases que prononçaient mes parents… Et là, mon père a mis sa main sur ma bouche. Il tremblait et pressait sa main si fort que j’ai cru que j’allais finir par cracher toutes mes dents. Combien de fois nous l’avons entendu, ce cri ! C’était… c’était comme un… un cri de terreur, le cri de notre propre angoisse. »

Mon père reprit une gorgée de vin. Toute la tablée avait les yeux rivés sur lui. Comment pouvait-il aimer être un singe que l’on regarde bouche bée à travers les barreaux de cette grille invisible qui le séparait des gens aux vies normales ? Et qu’est-ce que… « Qu’est-ce qu’il avait, cet oiseau ? » m’écriai-je. « Le livre ! dit Piet van der Heerde, un ancien associé de grand-père. Où le singe avait-il pu trouver un livre ? »

Mon père tourna son regard vers moi, puis vers van der Heerde. « Le livre, dit-il. Oui, le livre. C’est sans doute ce qui nous a sauvés. J’ai toujours dit que ce n’est pas un hasard si mes premiers souvenirs remontent à ce jour-là. Ce jour où Kosheeba nous a apporté ce livre. Il se tenait là, devant nous, avec la gamelle et le livre. Au début, mon père est resté allongé sans bouger. Je l’avais toujours connu dans cet état : un animal malade, couché sur le flanc, recroquevillé sur lui-même, les jambes ramenées vers la poitrine, les deux poings devant le visage, si bien qu’il n’y avait que sa barbe galeuse et sa tignasse tout emmêlée qui dépassaient de sa fourrure noire. Je ne crois pas qu’à l’époque, j’étais capable de faire la distinction entre les singes et les humains, entre Kosheeba et mes parents et moi, pour moi, les animaux et les humains, c’était une seule et même espèce. Les singes, maman les appelait toujours les bêtes, mais jamais elle ne disait : nous, les humains. Nous étions donc tous des bêtes. Ma mère et mon père avaient sur eux des manteaux de fourrure dont ils ne se séparaient presque jamais.

Et maintenant, allait-il dire que grand-père avait été fourreur avant la guerre ? Et qu’il n’avait pas continué ce métier après ? Non.

« Je ne voyais pas vraiment quelle différence il y avait entre l’opossum de ma mère, mais aussi le vison de mon père, et le pelage des singes. Moi, je portais une veste en fourrure épaisse, une peau d’agneau retournée dont la couleur marron avait viré au noir à cause de la crasse. C’était une veste pour adulte, trop grande pour moi, presque un manteau. Dans la singerie, à l’hiver 1944, c’était un énorme avantage. Quand nous avons dû quitter notre maison de la rue Uilenburger, ma mère m’avait emmitouflé dans la veste la plus chaude qu’elle avait sous la main. Il fallait nous dépêcher et nous ne pouvions emporter que ce que nous avions sur le dos. Pas de valise, pas de sac, avait dit Max, enfilez des vêtements chauds. Notre voisin Max, il était gardien au zoo, c’est lui qui nous a sauvés. Et comme ma mère ne savait pas combien de temps nous serions obligés de rester cachés, elle avait voulu que j’enfile quelque chose qui ne soit pas trop petit trop vite. Il y a une photo prise juste après la Libération où on nous voit, papa, maman et moi. Dans nos grosses fourrures sales, nous avons l’air de singes déguisés. Vingt ans après, quand je lui ai demandé de me confier cette photo, ma mère s’est sentie gênée de me voir avec une tête de paille. Une tête de paille. J’aurais dû au moins enlever les fétus que j’avais dans les cheveux avant de poser pour le photographe, et elle s’en voulait de ne pas y avoir pensé elle-même. Ensuite, elle a dit cette phrase qu’elle répétait sans cesse à papa quand nous étions dans la singerie. Je ne crois pas que ma mémoire me trompe, à l’époque elle disait souvent à mon père : Il ne faut pas se laisser aller ! »

À cet instant, on vint nous servir le repas. Je craignais quelque chose à base de choucroute, mais ce fut de l’omelette au saumon. Papa but, attendit que chacun eût son assiette puis poursuivit :

« Kosheeba a donc posé la gamelle devant nous, maman et moi, nous nous sommes redressés, papa ne bougeait pas, il se laissait aller. Le singe tenait toujours le livre dans ses pattes, il le tournait dans tous les sens en montrant les dents et en poussant quelques cris stridents. On aurait dit des pépiements, mais ce sont les oiseaux qui pépient, disons plutôt qu’il riait. Moi, j’avais faim, je voulais me jeter sur la gamelle, mais j’étais troublé par ce livre, même si ce n’était pas encore un livre, mais seulement un paquet, enveloppé dans du papier ciré. Alors je suis resté assis sans bouger, sans rien dire, parce que je sentais l’émotion de maman, elle aussi plongée dans le silence, et je voyais l’excitation de Kosheeba. Il a donné une petite tape à papa, a fait tomber le paquet devant lui puis il s’est éloigné nonchalamment, de son pas chaloupé. Une fois parvenu dans le passage qui menait à la vraie cage, il s’est arrêté et s’est retourné, et il nous a regardé, pendant un très long moment, sans bouger, puis il a disparu dans la zone interdite. Je n’avais pas le droit d’aller là où les visiteurs auraient pu nous voir, maman se fâchait dès que je me mettais à ramper ou à faire quelques pas dans cette direction, puis elle commençait à pousser des cris perçants, comme Kosheeba quand il devenait agressif, alors disons qu’elle m’ordonnait sèchement de revenir. Nous étions cachés dans ce couloir où les soigneurs s’introduisaient par l’arrière pour accéder à chacune des cages. Ce n’est que la nuit et accompagné de mes parents que je pouvais me glisser dans ce passage pour aller jusqu’à l’enclos extérieur ou traverser le couloir qui menait à la cuisine et, de là, aller dehors. Et, à ce moment-là, papa disait : « l’air !  » Et maman, elle, disait : « les étoiles ! »

Cet épisode passait toujours bien auprès de son auditoire. Il suscitait beaucoup d’émotion. Personne ne peut imaginer ce que c’est de vivre caché dans une singerie pendant des mois. Même moi, fils d’un singe, je ne peux l’imaginer. J’avais passé des mois dans ce zoo, si l’on additionne toutes les heures où j’y étais allé avec mon abonnement annuel du temps où j’étais étudiant, ces heures durant lesquelles je restais planté devant la cage des singes – moi non plus je n’arrivais pas à l’imaginer. Et plus les récits de mon père gagnaient au fil du temps en précision et en force, plus ce qu’il racontait semblait irréel et inimaginable.

Il hocha la tête puis plongea en silence dans son assiette. Ce n’était pas une pause calculée : son omelette avait refroidi. J’avais toujours méprisé sa façon de manger. Peu importe ce qu’on lui servait à table, il s’empressait de le découper négligemment en petits morceaux pour ensuite poser son couteau et enfourner le tout dans sa bouche à grands coups de fourchette.

« Au fait, qu’est-ce qu’on vous donnait à manger à cette… à cette époque ? demanda Remke, la femme de van der Heerde.

– Et le livre ! s’exclama Nelleke. C’était quel genre de livre ? »

Il courait dans la famille une rumeur selon laquelle Nelleke avait été la maîtresse de  grand-père. Elle avait travaillé comme serveuse au Café Bouwman situé dans la rue Utrechtser, dans l’immeuble même où grand-père et M. van der Heerde avaient leur agence. Tous deux étaient conseillers en placements, grand-père appelaient cela des « garanties », il faisait le commerce de « garanties » et sa « relation » avec Nelleke, si on veut la nommer ainsi, était en réalité de nature professionnelle et n’avait commencé que lorsque Nelleke avait donné son congé à son patron, parce qu’elle avait épousé un autre habitué, Maneer Attila, un homme qui avait fui la Hongrie en 1956 pour s’installer à Amsterdam où il avait fait fortune dans le négoce de diamants. Maneer Attila était petit et maigre, avec des cheveux noirs qui faisaient penser à des traits dessinés à l’encre de Chine sur son crâne, et une petite moustache fine à la Errol Flynn. Il portait des pochettes en soie de la même couleur que ses cravates et, dans les années 1980, il était sans doute le dernier habitant d’Amsterdam à se servir d’une montre à gousset. Il avait un œil plus grand que l’autre, c’était, paraît-il, à cause de la loupe qui lui servait à expertiser les diamants et qu’il gardait constamment enfoncée dans son orbite. Un jour, il n’avait plus réussi à ouvrir son œil complètement. Chaque fois qu’on rencontrait Nelleke et Attila, celui-ci se tenait assis à côté de sa femme qui faisait deux bonnes têtes de plus que lui, sa main fine posée sur la grande patte de celle-ci, il la caressait sans arrêt en sortant de temps à autre des phrases du type : « Toi être le plus grand trésor que j’ai au monde ! » Au bout de deux ans, le « plus grand trésor » s’était retrouvée veuve, et c’est grand-père qui avait placé la fortune qu’elle avait héritée. Depuis, elle vit grassement de ses réserves.

Lorsqu’à la fin, grand-mère ne pouvait plus quitter son lit, Nelleke allait régulièrement lui rendre visite, elle lui parlait pendant des heures de Dieu sait quoi et lui faisait la lecture. Grand-mère adorait les livres de Harry Mulisch, elle se plaisait à dire : « Je n’arrive à comprendre que deux hommes… dont Harry ! »

Bref, grand-père et Mulisch.

Grand-père parlait peu, mais Harry Mulisch, lui, écrivait beaucoup, et Nelleke avait lu à grand-mère ses œuvres complètes. Y compris un livre sur Wilhelm Reich. Nelleke avait raconté qu’au passage celui-ci décrit la sexualité comme source d’énergie vitale, grand-mère, qui était déjà à l’article de la mort, avait dit avec un sourire las : « Ce Reich en connaît sans doute un rayon sur la vie. La survie, en revanche, il n’y connaît rien. »

« Le livre ! » s’exclama donc Nelleke. « Oui, le livre ! C’était quoi ? s’écrièrent d’autres. Pourquoi le chimpanzé avait-il apporté un livre ? » Papa enfourna une grosse bouchée d’omelette, leva la main gauche dans un geste signifiant : patience ! La suite dans quelques instants.

« Une chose après l’autre, dit-il, la bouche pleine. Bon, qu’est-ce que nous avions comme mangeaille ? »

Mangeaille ! Ce mot, il devait lui trouver un côté chic. Plein d’ironie. Mais il était ridicule. D’autant qu’il servait d’introduction au stupide jeu de mots sur lequel il allait inévitablement enchaîner. « Du kugel et des knedl », n’allait-il pas tarder à dire, voilà ce qu’avait été leur nourriture ou plutôt leur mangeaille. Après quoi, il guetterait les réactions d’étonnement, et s’il n’y en avait pas, c’est Karin qui se chargerait de les mimer : « Quoi ? Du kugel et des knedl ? Des spécialités yiddish dans la singerie ? » Puis il expliquerait à quoi ressemblait le kugel de la singerie. Il déglutit, laissa tomber sa fourchette sur son assiette, repoussa celle-ci, émit un rot. Karin l’excusa d’un sourire. « Du kugel ! dit-il. En fait, il y en avait tous les jours, du kugel ! Et des knedl ! »

Soudain, je regrettai l’absence de Miriam, ma femme. J’aurais tellement aimé échanger des regards avec elle. La complicité silencieuse, c’est peut-être cela, le véritable amour. Cela étant, n’était-ce pas ce Karin faisait avec mon père ?

Miriam s’était sentie mal dès le matin. Nous avions pris un café, puis elle avait mangé un hareng. Un hareng au petit déjeuner ? « J’en ai besoin maintenant », avait-elle dit. Peu après, elle avait disparu dans la salle de bain et je l’avais entendue vomir, s’étirer, cracher.

Tu vomis trop tôt, avais-je crié à travers la porte de la salle de bain, tu ne peux quand même pas vomir le banquet funéraire avant qu’il n’ait eu lieu ! Eh !

Voici les deux petits scandales, gentiment dissimulés, qui avaient marqué l’enterrement : la présence de Nelleke et l’absence de Miriam.

« Du kugel ? », « Des knedl ? » s’exclama-t-on – ça avait encore marché.

Je m’étais rongé la peau de l’ongle de l’index droit jusqu’au sang, je le suçais, le mordillais croyant pouvoir soigner ainsi la plaie. Bien sûr, cela ne fit qu’empirer. J’avais du sang sur les lèvres.

« Du kugel, exactement, dit mon père, nous en avions tous les jours. C’était du ragoût, en fait. Dans la cuisine, il y avait un grand chaudron dans lequel ils mettaient tout ce qu’il y avait de comestible, des légumes, de la viande, des herbes et des plantes, par exemple des orties, des céréales, ils y mettaient tout ce qu’ils avaient sous la main et ils faisaient mijoter tout ça ensemble. Ça devenait de la bouillie, une masse solide, épaisse où tout était mélangé. Ils laissaient refroidir, puis les gardiens formaient des boulettes compactes avec leurs mains, comme des quenelles. À l’heure du repas, les singes avaient droit à ces boulettes, c’était facile de les tenir, de croquer dedans. Il ne fallait pas que leur nourriture soit liquide – vous avez déjà vu des singes manger à la cuiller ? Justement. Cela dit, cela n’aurait pas eu de sens non plus de tout cuisiner séparément, une sorte de plat de résistance avec des accompagnements, c’est évident. Il y avait donc toujours ces boulettes. Mais pas seulement pour les singes, les gardiens eux-mêmes en mangeaient, et nous aussi, bien sûr. Max en rapportait aussi chez lui, pour sa famille. Il n’y avait rien à l’époque, pendant l’hiver de la famine de 44 !

– Dans ce cas, pourquoi y avait-il encore des légumes et des céréales au zoo ? N’as-tu pas dit qu’il y avait même de la viande ? demanda Piet van der Heerde, et sa femme d’enchaîner : « Les gens mouraient de faim à Amsterdam, mais pour les animaux, ils avaient… des vivres ? » Mevrouw van der Heerde avait une bonne vingtaine d’année de moins que son mari, mais elle avait réussi à paraître aussi vieille que lui, mais en mieux conservée, avec ses cheveux ondulés à l’ancienne et ses tailleurs classiques. Ses doigts trituraient nerveusement les perles de son collier.

« J’étais petit à l’époque, je ne pouvais pas le savoir. Je ne savais même pas que des gens mouraient de faim en ville. C’est le singe qui nous apportait notre nourriture. »

C’était à moi maintenant. À moi d’apporter mon concours à la biographie de mon père. Il était compréhensible qu’il n’ait pu le savoir, puisqu’il était petit. Mais ce qui m’avait choqué, c’est que même plus tard, il n’avait jamais cherché à savoir à quelles circonstances il avait dû sa survie et celle de ses parents. J’allais encore à l’école, en classe on nous avait parlé sans fard de l’hiver de la famine et j’avais alors posé cette question à mon père : pourquoi les animaux du zoo étaient-ils nourris alors que les gens, eux, mouraient de faim ? Mon père avait été libéré près d’un demi-siècle plus tôt, et voici la réponse qu’il m’avait donnée : il était petit, il ne pouvait pas le savoir.

Est-ce qu’il n’avait pas voulu le savoir ?

« Si ! »

Alors pourquoi n’avait-il pas cherché à le savoir ?

À l’époque, il avait encore ces grands yeux écarquillés, comme s’il était effrayé. Cette partie du visage, il l’avait héritée de grand-père. Il m’avait regardé pendant un long moment avant de répondre : « Il fallait que je fasse ma vie ! »

Maintenant, il disait : « Où le singe avait-il trouvé la nourriture ? Bonne question ! Eh bien, c’est Max qui a découvert la réponse. Mon fils Max ! » Il pointa son doigt sur moi, m’interrogea du regard. Ses yeux étaient complètement bouffis par l’alcool, deux fentes bombées, il avait désormais perdu sa ressemblance avec grand-père.

Je secouai la tête. Il n’avait qu’à raconter lui-même. C’était son histoire. Les recherches que j’avais faites de mon côté, c’était son histoire.

« Pendant la guerre, le zoo était dirigé par un Suisse, dit mon père. Il s’appelait… comment s’appelait-il déjà ? »

Tous les regards se tournèrent vers moi. C’était plus fort que lui ! Il me forçait à entrer dans sa cage et à jacasser à ses côtés. « Semier », j’avais toujours le doigt dans la bouche. « Docteur Armand Semier !

– C’est ça, Semier. En tant que Suisse, il avait une position privilégiée par rapport aux occupants. Cet homme avait, pour ainsi dire, une grande importance stratégique, pour deux raisons. D’une part, parce qu’en tant que Suisse neutre, il collaborait avec les nazis au lieu de retourner en Suisse et, d’autre part, parce que son combat pour la survie du zoo servait aussi les intérêts des nazis : il n’y avait plus rien d’autre pour maintenir encore un peu le moral de la Wehrmacht et des SS. Les distractions. C’est-à-dire le cinéma, les prostituées et, justement, le zoo. Les plupart des visiteurs du zoo étaient des soldats allemands. Il y a des photos… »

Il me regarda. J’acquiesçai de la tête.

« …des photos les montrant devant la cage des chimpanzés en train de se moquer de ces singes cocasses… Et ils ne savaient pas que des Juifs se cachaient derrière !

– Vous !

– Oui, nous. Mais d’autres aussi. Il y avait une douzaine de cachettes dans le zoo. Le combat que Semier a mené pour sauver les animaux a sauvé la vie d’environ deux cents Juifs. »

Il me regarda de nouveau. Je hochai la tête. Tout à fait, papa !

« Alors que dehors, les gens… »

Il en était maintenant au genièvre. Il se servit, passa la bouteille. Il avait les yeux humides et rouges. Pourquoi disait-il « les Juifs » et « les gens » comme s’il s’agissait de deux espèces différentes ? Moi, je voulais… soudain je me dis, non, soudain je vis que ce n’était peut-être pas à cause de l’alcool que ses yeux étaient aussi gonflés, mais à causes des poches qu’il avait dessous, tellement énormes qu’elles lui comprimaient les paupières. Ces sacs lacrymaux portaient vraiment bien leur nom. Il faudrait qu’il pleure. Aucun être humain ne pouvait verser autant de larmes que mon père en avait emmagasiné. Je m’en étais brusquement rendu compte. Il s’apitoyait sur son sort, il était capable pleurer, je le savais, mais pouvait-il verser tant de larmes ?

Mon père avala sa salive, « …alors que dehors, les gens mouraient de faim. Toute la nourriture dont les Allemands n’avaient pas besoin était livrée au zoo. Les magasins n’étaient plus approvisionnés. Tout allait au zoo. C’est le Suisse qui l’avait imposé. Et sur chaque surface inoccupée du zoo, dans chaque pelouse, sur chaque bande de terre, on cultivait des légumes et des pommes de terre qui poussaient à merveille, fertilisés par le fumier retiré des cages. Mais ça non plus, ça n’a pas suffi, alors le docteur Semier a pris une décision : à défaut de pouvoir sauver tous les animaux, il fallait en sacrifier certains pour en sauver d’autres. Il a donc fait abattre petit à petit les ongulés et les herbivores pour nourrir les animaux sauvages. C’est pourquoi, pendant l’hiver de la famine, il y avait même encore de la viande au zoo.

– C’est un problème ! dit van der Heerde.

– Quoi ? s’exclama-t-on. Qu’est-ce qui est un problème ?

– L’histoire de ce Suisse prouve ou semble prouver que la collaboration avec les nazis était utile, efficace, et donc…

– Et si, au lieu de collaboration, tu disais subversion ? » dit mon père. Bien envoyé, pensai-je.

– Ce n’est pas un problème ! dit van der Heerde.

– Ce n’est pas ça, le problème ! s’emporta Paul.

Paul da Costa était le chantre de la Snoga, la synagogue, et un ami de la famille.

« C’était quoi, alors ? » C’était moi qui avais parlé.

« Ce directeur a agi comme le Judenrat, dit Paul. Une caricature du Judenrat. Il était responsable des animaux du zoo et devait, en collaboration avec les nazis, prendre des décisions : ceux-ci seront envoyés à l’abattoir pour peut-être sauver ceux-là. Ce n’est pas que j’aie un problème avec l’abattage des animaux, mais cette histoire me fait penser à une parodie du conflit de conscience le plus brutal auquel les hommes aient jamais été confrontés. Et que cela a permis à des animaux sauvages, mais aussi à certains Juifs, de survivre, peut-être sans que le Suisse ne le sache… le savait-il, d’ailleurs ? Savait-il que les gardiens cachaient des gens dans les cages ? Quoi qu’il en soit, cela rend la chose – comment dire ? – particulièrement horrible parce que c’est… oui, parce que c’est justement une caricature animale de la misère des Juifs !

– Tu dis n’importe quoi, s’exclama Nelleke. Comment peux-tu comparer ?

– On peut tout comparer ! dit Paul. Quand il y a des points communs !

– Je ne vous le fais pas dire. Le livre, dit mon père, le… bref, le livre…

– Moi, je suis d’accord avec lui, dit Mevrouw van der Heerde. Maintenant, oublions les Juifs cachés et considérons uniquement la situation du directeur…

– Oublier ? Oublier les Juifs cachés ?

– Et les morts ?

– Il ne faut pas se souvenir d’eux ? Remke ! Voyons !

– Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je voulais juste dire…

– Bien évidemment. Le livre ! dit mon père. Le singe… » Il vida son verre de genièvre. J’avais l’impression qu’il bouillait, son visage était tout rouge. Ses poches sous les yeux étaient tellement gonflées qu’elles auraient éclaté si je les avais tout juste effleurées. C’était la première fois que son histoire lui échappait, qu’il en était dépossédé. C’était la première fois qu’elle était là où elle avait sans doute sa place : dans la discussion générale, à laquelle il manquait les mots justes. Parce que ce que l’on disait n’avait aucune importance et que… je serrai les lèvres. J’eus soudain l’impression qu’une gerbe de vomi allait jaillir si j’ouvrais la bouche. Je courus jusqu’aux toilettes, la main plaquée sur les lèvres, me penchai au-dessus de la cuvette, eus un haut-le-cœur mais ne réussis pas à vomir. Il ne sortit qu’un filet de salive acide. Miriam ! Toujours penché sur la cuvette, je tirai mon téléphone de la poche de mon veston et appelai à la maison. Ça sonna dans le vide, la salive dégoulinait inlassablement, me brûlant la gorge. Miriam ne décrochait pas. Je composai son numéro de portable, entendis la voix de synthèse me demander de laisser un message. « Comment vas-tu ? dis-je. Est-ce que tout va bien ? Où… où es-tu ? » Puis le jet de vomi arriva. Miriam pouvait tout entendre. « Rappelle-moi ! Dès que tu auras écouté ce message, rappelle-moi… rappelle-moi tout de suite, je t’en supplie ! »

À table, tout le monde parlait en même temps. De la résistance et de la collaboration, de la fierté et de la honte de la Hollande, de l’hiver de la famine, du quartier juif qui avait été détruit non pas par les nazis, mais par les Amstellodamois qui cherchaient de la nourriture dans les immeubles vides, ainsi que du combustible, ils avaient cassé les meubles, arraché les planchers pour les faire brûler, et même les montants des fenêtres et les portes, et, à la fin, ils avaient retiré aussi les poutres. La guerre terminée, il ne restait plus qu’à démolir les charpentes des immeubles, elles étaient toutes pourries.

Je pris une chaise et m’assis en bout de table, à côté de mon père. Il buvait du genièvre, avait sans cesse envie de dire quelque chose, de glisser une remarque, de se réapproprier son histoire, il ouvrait la bouche et la refermait aussitôt, il n’avait aucune chance. Il ressemblait à un poisson dans un aquarium, bouche ouverte, bouche fermée. Je passai mon bras autour de son épaule. Ses petits yeux rouges étonnés. « Qu’est-ce qu’il faisait, cet oiseau ? »

Il tourna son regard vers moi.

« Ce lori. Qu’est-ce…

– Il criait. Il n’arrêtait pas de crier !

– Et ?

– Des cris incroyablement aigus et stridents. Puis ça se transformait en gémissements.

– Ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je voulais savoir, c’est…

– Après la Libération, papa est tout de suite allé voir les oiseaux. Il m’avait pris par la main, et nous étions restés sans bouger. Un lori à couronne pourpre ! C’était lui. Celui qui poussait sans arrêt des cris hystériques. Des ailes colorées, jaunes à l’intérieur, une tête pourpre, comme une couronne, c’est pour ça que…

– Oui, d’accord. Mais cette histoire, tu l’as déjà racontée des milliers de fois, et jamais, jamais tu n’as parlé de ce perroquet. Pourquoi l’as-tu fait aujourd’hui ? Pourquoi t’en es-tu souvenu aujourd’hui ? »

Mon père enfouit son visage dans ses mains. Il pleurait. Ou presque. Il haussa les épaules. Il essayait de réprimer ses sanglots.

« Pourquoi ?

– Alors, c’était quoi, ce livre ? Le livre ! » s’exclama Nelleke.

Je sentis mon téléphone portable vibrer, je le sortis de ma poche. Un SMS. De Miriam. « Rentre à la maison. S’IL TE PLAÎT ! » L’instant d’après, il vibra de nouveau. « Ton deuil a assez duré ! Rentre ! »

« Le livre, dit mon père. Oui. Bon. Le fait est qu’avant cela, mon père – c’est ce qu’il m’avait raconté plus tard – avait dit à Max, c’est-à-dire au gardien : Je ne survivrai pas. Je n’en peux plus. Apporte-moi un livre. N’importe lequel. Ce que tu as. Ou bien va en chercher un chez nous. Un livre. Je suis un être humain, tout de même. Je veux… »

J’enfilai mon manteau.

« Je veux faire quelque chose qu’aucun singe n’est capable de faire. Lire. Un livre. Max, je t’en supplie ! »

Je regardai mon père. Il leva brièvement la tête d’un air interrogateur. Je lui fis signe que…

« …Alors, Max a… »

Je sortis. Je descendis la rue Govert Flinck, direction Ruysdaelkade. Je m’arrêtai quelques instants devant le n° 80, l’immeuble où grand-père avait habité. Il y avait de la lumière derrière les fenêtres de son appartement. Je levai les yeux. Non, c’étaient les fenêtres de l’appartement voisin. Et là, je vis – au début je n’arrivais pas à y croire, mais il n’y avait aucun doute – je vis que c’était l’immeuble où grand-père avait vécu, l’étage où il avait vécu, que c’était l’appartement juste à côté du sien ! Et là, derrière la fenêtre, je vis, elle était bien visible de la rue, une volière, une grande cage à oiseaux, avec deux perroquets à l’intérieur. Avec des couronnes pourpres. Puis j’entendis leurs cris. À travers la fenêtre, ils parvenaient dans la rue, ils étaient faibles mais je les entendais. Ils s’échappaient de la cage accrochée au mur à côté… de la chambre de grand-père.

Je retournai en courant à l’Amsterdommertje. Papa était en train de parler. Il avait repris le contrôle de la situation. Il en était à l’épisode des bombes incendiaires que les Anglais avaient lâchées sur la rue Plantage Doklaan, tout près de la singerie. Il s’y trouvait une gare de triage – cet épisode, j’aurais pu le raconter en chœur avec mon père. J’aurais pu crier. Peut-être que j’avais crié. Je ne sais plus comment j’avais fait, toujours est-il je m’étais retrouvé seul avec mon père dans la rue, devant le restaurant. Mes mains posées sur ses épaules.

« Tu as trouvé grand-père. Où était…

– Dans son appartement. Tu le sais bien. Je lui ai téléphoné deux jours durant et il n’a jamais décroché. Alors j’y suis allé et…

– D’accord, mais où dans son appartement ? Et comment ? Je veux dire, quelque part sur le sol, ou dans son lit… »

Mon père fondit en larmes. Enfin. Cela dura longtemps, j’ignore combien de temps, une éternité, mais qu’est-ce qu’une éternité après une vie ? Il fallut du temps pour qu’il puisse le dire, pour que je comprenne : dans le lit. Dans le manteau de fourrure. Les paumes plaquées contre les oreilles.

Quelques jours plus tard, j’étais assis avec Miriam dans le parc Sarphati.

« Je ne fume plus, me dit-elle.

– Moi aussi, je vais arrêter !

– Tu n’y arriveras jamais !

– Tu savais que les chimpanzés fument aussi ? C’est mon père qui me l’a dit. Les chimpanzés du zoo fumaient. Et ils buvaient de la bière. Ça faisait rire les gardiens. Ils faisaient venir les singes dans la cuisine et leur donnaient de la bière et des cigarettes et…

– Je sais. Tu me l’as déjà raconté. »

Miriam m’embrassa. Et les oiseaux du parc imitèrent les sonneries de nos portables.


Robert Menasse

 

Traduit de l’allemand par Carole Fily

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