Notre collaborateur Mitchell Abidor témoigne ici de sa colère contre une partie de son camp politique qui, « aveuglé par la haine d’Israël, craignant d’être associé aux gouvernements occidentaux [a fait disparaître] la boussole morale de la gauche ». Son récit de la production éditoriale au sein de cette dernière depuis le 7 octobre, en particulier celle de la presse juive de gauche, est précieux pour nous faire comprendre les ressorts d’une sorte d’impossibilité physique à y condamner les massacres du Hamas.
La réaction de la gauche américaine aux massacres du 7 octobre, en particulier celle des jeunes gauchistes et d’une partie importante de la gauche juive, leur compréhension immédiate du massacre de 1400 personnes comme une manifestation naturelle de la lutte contre le colonialisme, ne m’a guère surpris. J’ai passé cinquante ans à gauche, initié à seize ans à la cause révolutionnaire par les événements de mai 1968 en France. J’ai vécu la fin des années 60 et le début des années 70 dans la certitude que la révolution aurait lieu dans la semaine et que je devais être prêt pour elle. Je ne suis pas étranger aux caractéristiques moralisatrices et dogmatiques de la gauche.
Mais si la réaction de ceux qui refusent de verser une larme sur le pogrom du 7 octobre ne m’a pas surprise, c’est d’abord pour une raison intensément personnelle. Je garde toujours en moi le souvenir de ma jeunesse. Grâce à un professeur de sciences sociales du lycée qui, en 1968, a expliqué à ma classe qu’il y avait matière à soutenir les revendications des Palestiniens, j’ai entamé la lecture d’ouvrages antisionistes et ai rédigé mon premier article pro-palestinien en 1970. L’esprit de l’époque m’a conduit à soutenir la lutte armée partout, et par-dessus tout, celle des Palestiniens. Dans mon entourage, l’organisation de prédilection était le Front populaire démocratique pour la libération de la Palestine, qui insistait sur le fait qu’il luttait pour une Palestine socialiste dans laquelle Juifs et Arabes vivraient ensemble dans la paix et l’harmonie. Malgré leurs objectifs proclamés, ils n’hésitaient pas à perpétrer des attentats terroristes occasionnels contre des civils, comme l’assassinat de vingt-sept écoliers à Ma’alot en 1974. Je me souviens avoir expliqué cet acte, comme les gauchistes d’aujourd’hui le font pour les événements du 7 octobre, comme un élément naturel de la lutte contre l’impérialisme. L’idiotie morale ne m’est pas étrangère.
Je me suis rapidement éloigné de cet ultra-gauchisme et, épris de gauchisme à l’ancienne, j’ai commencé à écrire pour le magazine Jewish Currents en 1981. Fondée en tant que revue juive communiste, elle avait renoncé à son communisme mais restait solidement ancrée dans les traditions de la gauche des années 1930. C’est là que j’ai été amené à faire les louanges des résistants communistes juifs en France, du groupe Manouchian.
Jewish Currents n’a connu que trois rédacteurs en chef au cours de son existence, et les changements dans son contenu ont suivi les trois générations qui ont constitué sa base. Après avoir été pendant des décennies un magazine de juifs de gauche ayant atteint l’âge adulte pendant la dépression, il fut ensuite dominé par les baby-boomers comme moi. C’est aujourd’hui le magazine des enfants des baby-boomers, et il a touché une corde sensible chez les jeunes juifs de gauche avec son mélange d’articles anti-israéliens, d’attaques contre l’establishment juif, sa remise en question de la réalité de la montée de l’antisémitisme en Amérique, et une religiosité syncrétique qui n’a pas grand-chose à voir avec le judaïsme tel qu’il est pratiqué couramment, en regardant par exemple le Talmud à travers un prisme transgenre. Son écho est plus grand qu’il ne l’a jamais été et, bien que je ne partage pas nombre de ses points de vue, j’ai continué à écrire pour lui.
Comme le reste de la gauche, ce magazine a été confronté à un dilemme le 7 octobre et depuis lors. Comment les juifs de gauche doivent-ils réagir à la mort et à l’enlèvement de plus d’un millier de juifs, dont des enfants, des nourrissons, des femmes et des personnes âgées ? En l’occurrence, il n’y a pas eu de dilemme pour la majeure partie de la gauche. Parler des juifs massacrés signifiait aider et réconforter Israël et ses partisans en Occident. Dans leur monde, parler de la souffrance juive signifie ignorer la souffrance palestinienne. L’empathie pour les deux ne peut exister simultanément, et ce sont les juifs qui doivent être ignorés.
C’est une réaction presque de l’ordre du réflexe qui s’est produite après le 7 octobre. Aveuglée par la haine d’Israël, craignant d’être associée aux gouvernements occidentaux, la boussole morale de la gauche a disparu. C’était tout simplement inexcusable. Comme l’a écrit Ezekiel Emmanuel dans le New York Times : « Cette affaire offre une base sans ambiguïté pour clarifier des principes moraux bien définis et partagés. C’est ce que l’éthicien John Rawls appelle l’équilibre réfléchi. La clarté de cet exemple facile aide à identifier les principes qui nous permettent de débattre dans des cas plus difficiles… » Et pourtant, ce simple test moral a été raté par la gauche. Au lieu de cela, Israël est responsable de ce que lui a fait subir le Hamas, qui a été poussé au meurtre par l’occupation. La possibilité de s’opposer à l’occupation sans justifier le meurtre a été mise de côté. On a ignoré le fait que le Hamas, dans son programme, est sincèrement, ouvertement et sans ambiguïté antisémite. Et alors ? Il est objectivement anticolonialiste. Et c’est ainsi que meurt la morale.
Dans une certaine mesure, je comprends la difficulté dans laquelle la gauche s’est trouvée. Je l’ai ressentie moi-même. Après tout, le monde fait preuve d’une terrible hypocrisie en défendant les bombardements d’Israël sur les civils de Gaza, alors comment se joindre au chœur de ses partisans ? Et le spectacle de politiciens se bousculant pour embrasser – littéralement embrasser – Benjamin Netanyahou aurait dû retourner l’estomac de tout être humain sensé. Quel couple pourrait être plus nauséabond que Netanyahou et le président fasciste de l’Italie, Meloni ? Et quoi de plus absurde que la visite du gouverneur de l’État de New York pour démontrer que « New York se tient aux côtés d’Israël ». Qu’est-ce que cela signifie ? Et pourtant, les horreurs du 7 octobre demeurent et n’ont pas été diminuées ou effacées par Biden prenant Netanyahu dans ses bras et envoyant des porte-avions dans la région. L’hypocrisie de Biden n’a pas atténué la tragédie des attaques du Hamas. S’il incombait à la gauche de condamner les attaques d’Israël contre des civils, il lui incombait également de condamner les attaques contre des civils israéliens. Et pourtant, l’idée n’a pas effleuré grand monde.
La branche new-yorkaise de Democratic Socialists of America (DSA), probablement le plus grand groupe de ce qui passe pour être la gauche aux États-Unis, a immédiatement soutenu une manifestation anti-israélienne, avant de retirer son soutien, embarrassée par la teneur de la manifestation et l’insensibilité de son appel alors que les massacres étaient encore en cours. Le mal était déjà fait. La revue Jacobin, avec ses centaines de milliers de lecteurs, a, le 23 octobre, à l’heure où j’écris ces lignes, plus d’articles que je ne peux en compter qui attaquent Israël directement ou indirectement. Vous n’y trouverez pas un mot sur le pogrom. Pour être équitable, il faut noter que The Nation, revue historique de la gauche radicale américaine, qui a un lectorat beaucoup plus âgé que Jacobin, a publié une attaque sur l’indifférence des jeunes gauchistes à l’égard du pogrom. Mais il s’agissait là d’une lettre de désespoir, celle d’un radical de longue date, Maurice Isserman, face à l’indifférence de la DSA à l’égard du pogrom ; il a d’ailleurs démissionné du mouvement.
Les groupes politiques ne sont pas les seuls à avoir refusé de s’exprimer ouvertement contre le Hamas. Un groupe d’artistes a publié une lettre ouverte sur plusieurs sites web consacrés à l’art, qui commençait par « Nous soutenons la libération de la Palestine » et ne mentionnait pas le pogrom. La Writers Guild of America a également condamné la réponse d’Israël aux massacres sans mentionner ces derniers. Il semble qu’aucun consensus n’ait pu être trouvé au sein de l’organisation pour le faire.
Quelles que soient les lacunes de la réaction de la gauche dans son ensemble, il incombe à la gauche juive de condamner les meurtres commis par le Hamas. Et pourtant, paralysée par la situation, elle a échoué dans cette tâche. C’était comme si la simple mention des morts juives signifiait que l’on les privilégiait au détriment des Palestiniens. Jewish Currents, la voix la plus importante de la gauche juive aujourd’hui, est un exemple de cet échec. Il a fallu plusieurs jours à la rédactrice en chef du magazine, Arielle Angel, pour écrire un long article sur les événements. Il s’agit d’un article profondément complexe, dans lequel elle parle de la façon dont ses « propres sentiments ont sauvagement fluctué », des « larmes d’espoir » qu’elle a versées lorsque le bulldozer a abattu la clôture, tout en poursuivant en disant que « ces images ont rapidement été rejointes par d’autres – l’image d’un corps de femme, la plupart du temps nu et plié de façon anormale à l’arrière d’un camion ; des pièces remplies de familles gisant en tas, les murs éclaboussés de sang. Je voulais désespérément garder ces images séparées, tenir fermement la métaphore libératrice et bannir la réalité violente ». Et pourtant, elle se demande : « Comment pouvons-nous publiquement pleurer la mort et la souffrance des Israéliens sans que ces sentiments soient politiquement métabolisés contre les Palestiniens ? » C’est ainsi que l’on plaide pour la dédramatisation d’un massacre inégalé, à l’exception de la Shoah, depuis les attaques perpétrées contre les juifs dans l’Espagne médiévale.
Malgré toute la sensibilité et la douleur dont Arielle Angel fait preuve, ce qui m’a le plus marqué, c’est sa réponse à ceux qui disent « vous ne pouvez pas dire aux Palestiniens comment résister (…) Pour moi, il semble qu’il y ait une dimension très littérale à cet axiome : ils ne nous le demandent pas. Une partie de ce qui a rendu l’expérience de cet événement si différente du statu quo – et si différente pour les Palestiniens et les Juifs – vient du fait que les Palestiniens étaient indéniablement les acteurs, pour une fois, et non les administrés. Les protagonistes de l’histoire ». Mais est-ce nécessairement une bonne chose ? Si devenir celui qui agit plutôt que celui qui est agi signifie devenir un meurtrier, devons-nous rester les bras croisés et simplement reconnaître ce fait, ou devons-nous le combattre ?
Une grande partie de l’esprit de Jewish Currents et des jeunes de gauche découle d’une idée chère au mouvement Occupy, à savoir que tout mouvement qui veut changer la société préfigure le monde nouveau qu’il veut voir se construire. Mais que préfigure le 7 octobre ? Comment une personne soucieuse de construire un monde meilleur, un Moyen-Orient fraternel, peut-elle être indifférente à la manière dont le combat est mené ? Les bombes israéliennes n’inspirent certainement pas aux Palestiniens le désir d’aimer Israël ; abattre 250 jeunes dans une rave n’incitera pas les Israéliens à rechercher leurs frères palestiniens pour leur serrer la main. Arielle Angel, une personne pour laquelle j’ai le plus grand respect et la plus grande affection, était manifestement en proie à des sentiments contradictoires, et elle n’était pas la seule dans ce cas.
Mais nulle part dans son article, elle n’exprime sans ambiguïté sa tristesse face au massacre des juifs. En fait, elle dit même des deux victimes de gauche les plus notables des événements que « nous voyons comment les Juifs, en tant qu’agents de l’apartheid, ne seront pas épargnés – même ceux d’entre nous qui ont consacré leur vie à y mettre fin ». J’ai essayé d’analyser cette phrase une douzaine de fois pour lui trouver un sens acceptable, mais je ne peux la comprendre que disant que même les Israéliens qui luttent contre l’occupation sont des « agents de l’apartheid ». Je ne peux la lire que comme cela et en être affligé.
Le site web du journal ne contient toujours pas de condamnation des événements du 7 octobre et ne leur a pas accordé de couverture directe, bien qu’une lettre de l’éditeur du journal, Daniel May, ait été la plus proche d’une reconnaissance de la nature inacceptable des meurtres. Un article paru le 13 octobre et intitulé « A textbook case of genocide » m’a fait croire que le pogrom en était le sujet. Ce n’était pas le cas, il y était question de l’offensive israélienne contre Gaza. Le site web contient des articles sur les commentateurs palestiniens tenus à l’écart des ondes américaines, sur les travailleurs gazaouis à qui l’on refuse l’accès à leur travail, ainsi que des rapports de Gazaouis sur la situation dans la région.
Le comble de l’indignité est que, dans l’un des récits des habitants de Gaza, l’expulsion des juifs israéliens – du moins ceux qui se sont installés dans la région au cours de leur vie – est préconisée. Un militant de Gaza explique que « la solution consiste à faire marche arrière et à démanteler la colonie. Mon message aux colonisateurs qui ont quitté leur pays pour occuper nos terres est simplement de rentrer chez eux. Quant à ceux qui sont nés ici, mon message est le suivant : ‘Vous êtes des victimes secondaires de ce projet colonial. Vous êtes utilisés pour occuper les terres des autres, et votre judéité est politisée à des fins coloniales. Méditez attentivement les exemples de l’Afrique du Sud, de l’Angola, de l’Algérie – ils ne s’appliquent peut-être pas en bloc à la colonisation de la Palestine, mais ils contiennent des leçons pour vous’ ». La préfiguration est ici horriblement claire : vous serez tués, chassés ou dépossédés de vos maisons. Dans un autre récit, on demande à un habitant de Gaza ce qu’il pense du 7 octobre et il répond : « Lorsque j’ai appris que la barrière avait été franchie, j’ai ressenti de l’espoir. C’était comme un premier pas vers la libération de la Palestine ». La question suivante, « Et qu’avez-vous pensé des actes qui ont commis une fois que ‘la barrière a été franchie’ », ne fut pas posée.
Le vocabulaire a joué un rôle non négligeable dans la désensibilisation aux tueries du 7 octobre. Les mots « génocide », « apartheid » et « nettoyage ethnique » sont constamment utilisés pour décrire Israël et ses actions. Quelle que soit la véracité de ces caractérisations, elles sont largement répandues à gauche. On peut trouver ici une explication à l’indifférence de la gauche à l’égard du pogrom. Une fois qu’un pays a été jugé « génocidaire », toute sympathie à son égard s’évanouit. Il est coupable des plus grands péchés dont une nation puisse être accusée, et il est acceptable de faire tout ce qui est nécessaire pour l’abattre.
La volonté de défendre les Palestiniens bombardés à Gaza est louable, je ne la conteste pas et, de fait, je la partage. Mais j’avoue aussi être gêné et même en colère qu’un journal dont je fais partie depuis des décennies n’ait pas pu mettre de côté ses œillères idéologiques le temps d’un massacre de juifs qui a atteint des proportions inouïes, et se rappeler que son titre porte le nom des personnes qui en ont été victimes. Aucune idéologie ne devrait conduire à ne pas condamner un meurtre, et certainement pas les idéaux universalistes de la gauche. Condamner la sauvagerie du Hamas n’empêche pas de condamner la sauvagerie de la réponse israélienne. En fait, cela nous place sur un terrain plus propice à le faire. Ce terrain ne se trouve plus sous les pieds de la gauche.
Mitchell Abidor