L’antisémitisme connait depuis quelques années une escalade vertigineuse aux États-Unis. Dans ce contexte, la principale idée reçue des Juifs américains – à savoir que la violence antisémite ne se produit que « là-bas », en Europe et au Moyen-Orient – a été mise à rude épreuve. Daniel Solomon revient sur ce phénomène, et insiste sur ce que lui apporte de nouveau la figure de Kanye West, en qui se croisent de manière inédite des tropes antisémites venant de la droite et d’autres venant de la gauche.
L’antisémitisme aux États-Unis a connu une escalade vertigineuse ces derniers temps. Il y a dix ans, les données du Federal Bureau of Investigation (FBI) ont commencé à montrer une augmentation des crimes antisémites contre les Juifs américains. Ce qui, au départ, pouvait être considéré comme une anomalie statistique, a acquis une tangibilité macabre en 2018, lorsqu’un tireur a assassiné onze fidèles dans la synagogue Tree of Life de Pittsburgh. Au cours des treize mois qui ont suivi, deux autres attaques meurtrières ont été perpétrées contre la communauté juive : le massacre de cinq personnes dans une épicerie casher du New Jersey et le meurtre d’un fidèle dans une synagogue de Californie. Un autre attentat de masse a été évité de justesse en 2022, lorsqu’un terroriste a pris en otage les fidèles d’une synagogue du Texas.
La recrudescence de l’antisémitisme s’est également manifestée de manière plus quotidienne et insidieuse. Lors des derniers rebonds du conflit israélo-palestinien, des Juifs qui étaient visibles comme tels ont été chahutés et même battus dans les rues de Manhattan et de Washington DC. Dans certains quartiers de Brooklyn, les Juifs hassidiques sont devenus les victimes d’un sinistre « jeu » de coups de crâne, appelé par euphémisme « knock-out » (K.O.). L’antisémitisme, revêtu du nouvel habit d’une critique radicale de l’État d’Israël, est redevenu un sujet de discorde sur de nombreux campus universitaires américains. Pendant ce temps, des célébrités de premier plan, dont le rappeur Kanye West et le basketteur Kyrie Irving, ont alimenté les imaginaires de conspirations et de domination juive.
Certes, il ne faut pas exagérer la menace : la vie juive américaine n’a pas encore pris le caractère cloîtré de la vie juive européenne. Les statistiques de l’immigration pour Israël n’ont pas révélé de hausse. Les Juifs des États-Unis jouissent d’une importance dans la vie publique qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire de la diaspora depuis l’apogée de l’Espagne mauresque. L’État ne s’est pas dérobé à sa responsabilité de garant de la sécurité des Juifs. Et les sondages montrent régulièrement que le « philosémitisme » est beaucoup plus répandu aux États-Unis que l’antisémitisme.
Cependant, la principale idée reçue des Juifs américains, à savoir que la violence antisémite ne se produit que « là-bas », en Europe et au Moyen-Orient, a été mise à rude épreuve. Depuis les années 40, le défi existentiel du judaïsme américain a été de préserver la vie communautaire dans une société qui avait ouvert ses portes à notre peuple dans l’universalisme « protestant, catholique, juif » de l’après-guerre. Le judaïsme américain – comme l’Amérique elle-même – doit (ou devrait) sortir aujourd’hui de cette illusion exceptionnaliste. La rêverie du milieu du siècle dernier s’est terminée par un réveil brutal – l’heure est à la fermeté et à la lucidité.
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Jusqu’à présent, les Juifs américains n’ont pas réussi à établir un bilan complet de notre situation difficile. La gauche brandit la bannière sanglante de l’anti-Trumpisme, imputant la montée de l’antisémitisme à la normalisation ostensible du nationalisme blanc et des théories conspirationnistes contre les « mondialistes ». Des organisations comme IfNotNow et T’ruah[1] ont troqué le rêve d’un consensus heureux pour celui d’une bannière commune avec les minorités « intersectionnelles ». L’antisémitisme, dans ce récit, fait partie intégrante du racisme ; les Juifs américains doivent s’allier aux damnés de la terre pour renverser ce que la nouvelle langue de la gauche radicale américaine appelle la « cis-hétéropatriarchie blanche ». La droite, quant à elle, reproche à la gauche de fréquenter les antisionistes – ce qui, dans leur langage, signifie souvent toute critique de la politique menée par l’État d’Israël – et confond les intérêts des Juifs américains avec ceux des éléments les plus réactionnaires en Israël. Les Juifs américains, dans ce récit, sont exhortés à voter pour la droite, qui se présente comme le défenseur le plus fiable d’Israël et le camp le plus à même de combattre les antisémites.
Ces portraits sont tous les deux partiels et partiaux. La gauche comme la droite minimisent les ressources et les relais qu’elles fournissent à l’antisémitisme contemporain. Les deux camps ignorent également les obstacles qui empêchent les Juifs d’adhérer à leurs coalitions respectives. L’extrême-gauche rejette effectivement la plupart des Juifs américains dans son animosité pour Israël. Le nationalisme chrétien de l’extrême droite est un obstacle pour les Juifs qui chérissent le caractère laïc de l’État américain.
Les organisations fédératrices juives américaines ont essayé de mélanger les critiques de gauche et de droite. L’antisémitisme serait le produit de la déchéance démocratique américaine, qui se reflète et se renforce par la montée des extrêmes politiques. Il faut ainsi dénoncer dans le même souffle les théories conspirationnistes fébriles de l’alt-right et la haine enragée envers l’État juif venant de la gauche tiers-mondiste. L’Anti-Defamation League (ADL) est l’un des groupes qui a tenté de traduire cette position en pratique. L’organisation juive s’est transformée en un groupe de défense des droits civils combattant le racisme et l’antisémitisme. L’ADL a redoublé ses programmes d’éducation contre les préjugés, qu’elle a présentés sous une rubrique « Diversité, équité et inclusion ». De même, elle a défendu la définition de l’antisémitisme de l’IHRA (International Holocaust Remembrance Association), qui identifie à juste titre la contamination croisée entre l’antisionisme et l’antisémitisme.
Ces efforts sont louables, même si l’on pourrait discuter le statut de Cassandre que se donne parfois une organisation comme l’ADL, qui – se référant au mantra « Never again » (« Plus jamais ça ») – a organisé une série de conférences intitulées « Never is Now » (« Jamais, c’est maintenant »). Il ne suffit sans doute pas de dire que l’antisémitisme naît de la décadence démocratique engendrée par les positions politiques extrémistes. Il est tout aussi important de comprendre comment ce processus se déploie, soit la façon dont les diverses formes d’antisémitisme interagissent. L’antisémitisme américain prend un caractère beaucoup plus inquiétant lorsque – comme, par exemple, à l’époque d’Édouard Drumont en France – des variantes de gauche et de droite mélangent leur ADN respectif pour produire une souche plus virulente.
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L’antisémitisme de gauche et celui de droite sont longtemps restés très largement distincts aux États-Unis, ce qui explique en partie l’échec de l’antisémitisme à devenir un principe d’organisation de la politique, du moins jusqu’à présent. Car les choses semblent changer. Le cas de Kanye West symbolise peut-être cette évolution. Le rappeur a une trajectoire politique trans-partisane et un public trans-partisan. Il a commencé sa carrière en tant que démocrate et, en 2005, il a accusé de façon mémorable le président de l’époque, George W. Bush, de racisme en raison de la réponse médiocre du gouvernement à l’ouragan Katrina. Il a depuis viré à droite, se liant avec l’ancien président Trump, condamnant le droit à l’avortement et allant jusqu’à porter un T-shirt « White Lives Matter ». Avant sa crise antisémite d’octobre, il a accordé une longue interview à Tucker Carlson de Fox News, le principal vulgarisateur de la politique d’extrême droite du pays. Il compte plus de fans sur les réseaux sociaux qu’il n’y a de Juifs sur la planète – et ce capital culturel signifie que ses frasques et déclarations outrancières ne lui coûteront finalement pas grand-chose.
La tirade de Kanye West contre les Juifs nous en apprend beaucoup sur l’avenir de l’antisémitisme aux États-Unis. West a affirmé sur les réseaux sociaux et dans des interviews en podcast que « les Juifs ont accaparé la voix des Noirs » et que « la communauté juive, en particulier dans l’industrie de la musique… va nous traire jusqu’à la mort ». Il s’en prend à « une mafia clandestine juive des médias », en plus d’alléguer que « chaque célébrité a des Juifs dans son contrat ». Hanukkah, ajoute-t-il, est une fête qui implique d’une certaine manière l’apprentissage de « l’ingénierie financière ». Les Juifs ont selon lui « un programme » et essaient de détruire ceux qui y font obstacle. Il cite la Nation of Islam[2] de Louis Farrakhan et les Hébreux noirs[3] comme deux de ses sources d’inspiration.
Kanye West a mélangé dans ses commentaires des tropes de la gauche et de la droite antisémites. Il a exprimé l’opinion selon laquelle les Juifs tiennent les Afro-Américains sous leur coupe, étouffant leurs voix et expropriant leurs richesses. C’est un cliché qui remonte à la frange radicale de l’activisme noir des années 60. Lorsque les Afro-Américains se sont déplacés vers les villes du nord lors de la deuxième grande migration, nombre d’entre eux ont eu tendance à s’installer dans des zones qui avaient été jusqu’alors en grande partie juives, surtout parce que les Juifs étaient les seuls Blancs susceptibles de leur louer des biens. Les Juifs, en tant que propriétaires et commerçants, ont rapidement été détestés comme les symboles d’une mobilité ascendante insaisissable – les plus blanc des blancs -, un phénomène que des auteurs aussi divers que Nathan Glazer, James Baldwin et Norman Podhoretz[4] ont examiné à l’époque. Kanye West a aussi martelé le trope d’extrême-droite selon lequel les Juifs utilisent les médias pour manipuler le monde au service d’un « programme » obscur. Il ajoute que la malveillance juive est liée à leur avarice insatiable.
L’antisémitisme œcuménique de Kanye West transcende la gauche et la droite non seulement dans son contenu mais aussi dans son attrait potentiel. Le profil du rappeur lui permet de s’adresser à un public mondial aux nuances politiques innombrables. Il leur offre une explication à ce qui afflige le monde en ce moment instable – une conspiration juive qui écrase les opprimés d’Abuja aux Appalaches. Le malaise des sociétés du monde entier peut ainsi s’exprimer par l’antisémitisme, et le Juif peut revenir sur le devant de la scène en tant que grand méchant.
Kanye West est peut-être un innovateur, mais il n’est pas un créateur. L’antisémitisme qu’il représente fait songer à celui que symbolisa la rencontre de Dieudonné et de Jean-Marie Le Pen en France il y a une dizaine d’année. L’antisémitisme auquel il donne forme puise ses idées non seulement chez les antisémites américains de droite et de gauche, mais aussi dans la droite et la gauche américaines tout court. La droite, en particulier dans sa version trumpienne, a placé les théories du complot au centre de la politique, depuis la théorie qui assure que la dernière élection présidentielle aurait été volée jusqu’à l’affirmation odieuse selon laquelle les principales fusillades de masse auraient été des canulars. La gauche, au nom d’une nouvelle bigoterie qui se nomme « équité », a insisté pour que les individus soient de plus en plus identifiés par leur race ou leur ethnie. Dans une société où la représentation des groupes dans des domaines prestigieux est minutieusement suivie et où les théories de la conspiration font rage, il n’est pas surprenant que la conspiration juive ait fait un retour en force. Lorsque l’on attribue une uniformité aux membres de groupes raciaux et religieux particuliers et que l’on suppose que tous les aspects de la politique et de la société ont été conçus dans les coulisses, comment expliquer autrement la surreprésentation juive ? Les partisans des deux camps devraient réfléchir au rôle qu’ils ont joué dans la condamnation de la communauté juive américaine.
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Les Juifs américains ne peuvent pas attendre un tel repentir en retenant leur souffle. Il y a, bien sûr, beaucoup de choses qui échappent à notre contrôle. Les Juifs américains ne peuvent pas – et ne veulent pas – surveiller la conduite de la politique. Les théories du complot sont, dans une certaine mesure, endémiques aux sociétés modernes, dans lesquelles des forces apparemment abstraites et invisibles régissent notre vie quotidienne.
Mais la communauté juive américaine – et ses principaux organes – ne sont pas impuissants. L’impulsion donnée pour critiquer les deux extrêmes, obtenir des fonds pour protéger nos bâtiments et tendre la main aux personnes de bonne volonté a été la bonne. Mais cette démarche doit s’accompagner d’une compréhension de l’antisémitisme œcuménique et de la manière dont nos actions le renforcent ou l’entravent. A l’heure actuelle, les grandes organisations juives ont adopté un modèle répressif pour les incidents d’antisémitisme public. C’est fut le cas vis-à-vis de Kyrie Irving, la star du basket-ball des Nets, qui, en novembre, a fait la promotion d’un documentaire antisémite consacré aux Israélites hébreux sur les réseaux sociaux. L’ADL semblait initialement l’avoir raisonné, ayant négocié un accord pour qu’il présente des excuses publiques et fasse un don à six chiffres au groupe. Mais Irving est ensuite revenu sur cet accord et s’est vu infliger une suspension à durée indéterminée, sa réintégration étant subordonnée à une réconciliation avec les dirigeants juifs.
Une question se pose : quelle est la meilleure réponse aux controverses provoquées par un Kanye West ou un Kyrie Irving : le dialogue non la censure, l’effort pour convaincre et non la punition. La seconde approche – censurer, punir – confirme souvent les a priori de l’antagoniste, et peut faire basculer du mauvais côté des quantités incalculables de personnes. Une politique fondée sur la considération de la race fait que les juifs sont fortement visibles dans les secteurs les plus prisés de la culture, de la société et de l’économie. Les Juifs américains doivent expliquer les racines socio-historiques de leur forte représentation dans ces domaines, à la fois en évitant d’éluder la question et en réfutant les théories conspirationnistes farfelues. Ruth Wisse, yiddishiste de renom et professeur émérite à Harvard, définit l’antisémitisme comme « l’organisation de la politique contre les Juifs ». L’antisémitisme œcuménique, que ce soit dans la France de la fin du XIXe siècle ou aujourd’hui, est le moyen le plus efficace d’organiser la politique contre les Juifs. Nous devons nous débarrasser des sermons moralisateurs et des réticences d’antan si nous voulons le vaincre.
Daniel Solomon
Daniel Solomon est doctorant à l’université de Californie-Berkeley et à l’École des hautes études en sciences sociales. Il rédige une thèse sur la vie et l’époque du poète juif français André Spire.
Notes
1 | T’ruah est une organisation rabbinique de défense des droits de l’homme basée aux États-Unis et en Israël. IfNotNow est un groupe d’activistes de gauche qui se concentre sur le conflit israélo-palestinien. |
2 | Organisation politico-religieuse active depuis la fin des années 1970. Son discours est négationniste et révisionniste dénonçant le contrôle qu’exerceraient les Juifs sur le gouvernement américain. |
3 | Ensemble de groupe afro-américains qui affirme que les Juifs de l’Ancien Testament auraient été des Noirs, et refusent ainsi généralement la judéité aux communautés juives traditionnels. |
4 | Nathan Glazer était un célèbre sociologue américain basé à l’université de Harvard. Norman Podhoretz a longtemps été le rédacteur en chef de Commentary et l’un des fondateurs du mouvement néoconservateur américain. |