L’Algérie, chat parle : Et si le chat du rabbin était ashkénaze ?

Exposition : « Joann Sfar. La vie dessinée », du 12 octobre 2023 au 12 mai 2024 au mahJ

Rendant hommage à la bande dessinée de Joann Sfar Le Chat du rabbin, Ewa Tartakowsky en profite pour interroger certains préjugés ‘ashkénazo-centrés’. N’existe-t-il pas une tendance à se rapporter aux judéités maghrébines en méconnaissant leurs spécificités, reconduisant par là quelque chose de la situation coloniale ? À cet égard, l’œuvre de Sfar, portée par la lucidité caustique du Chat, s’avère un remède précieux, permettant d’apprécier les subtilités d’un judaïsme européen métissé.

 

 

C’est en 2002, année de la première édition du premier volume du Chat du rabbin, que je découvre ce chat malicieux et son dialogue burlesque avec son rabbin. Je suis alors étudiante en études juives à l’université Jagellonne de Cracovie. Mon cursus comprend l’apprentissage de l’hébreu et du yiddish, de la littérature biblique et contemporaine en yiddish, de l’histoire des Juifs de Pologne et de l’Europe de l’Est, tout comme celle des Juifs dans le monde. Cette histoire mondiale se borne toutefois à celle des Juifs de la Palestine antique, de l’Europe continentale médiévale, moderne et contemporaine, d’Israël enfin. Autant dire que les Juifs maghrébins, de même que les iraniens, irakiens, égyptiens, libyens et « autres », y sont résolument absents. Les seuls sépharades mentionnés sont les expulsés d’Espagne et du Portugal, parmi lesquels un petit groupe qui, à l’initiative d’un riche aristocrate polonais, Zamoyski, fonde une communauté sépharade à Zamość[1]. Je ne maîtrise donc rien de l’univers des Juifs maghrébins mais la bande dessinée de Sfar me fait rire aux éclats : l’esprit dialectique de la bestiole poilue résonne bien avec les textes bibliques, le Talmud et certains éléments du mysticisme juif que j’étudie alors. Pour moi, le rabbin est juif (ce qui est juste) et donc, ashkénaze (ce qui ne l’est plus tout à fait) ou, pour le dire autrement, il est forcément ashkénaze car juif.

Bien des années plus tard, alors que je vis déjà à Paris et travaille sur ma thèse de doctorat sur la sociologie de la littérature des Juifs maghrébins en France[2], je réalise que je n’ai rien compris au Chat du rabbin. Son histoire ne se déroule pas « simplement » dans un monde juif : elle raconte des judéités maghrébines.

Car le chat voltairien, athée et amoureux de sa maitresse Zlabya, fille du rabbin, vit en effet dans un Alger qui ne dit pas toujours son nom mais qui se dévoile par ses bâtisses et monuments : dès les premières pages de l’œuvre, on devine la grande synagogue d’Alger, la mosquée de la Pêcherie Jamaa al-Jdid, la place Randon, la statue du duc Orléans. C’est un univers juif aux référents maghrébins, dessiné et raconté avec une tendresse souvent matinée d’ironie. Zlabya, dont le nom évoque une pâtisserie algérienne sucrée à la cardamone, aime – si l’on en croit la partition posée sur son piano – les airs de Lili Labassi, cet interprète et musicien de chansons andalouses. Le rabbin invite des convives à se resservir du « berbouche », plat à base de semoule à grains épais ou de pain émietté. Il n’est pas rare qu’il parle en plusieurs langues du Maghreb, comme lors de sa rencontre avec son cousin le Malka, lorsqu’il « se jette dans les bras de son cousin et lui dit des bénédictions en arabe, en ladino et en pataouète »[3]. De même, le Malka prie « En araméen. En ladino. En judéo-arabe, en kabyle. En hébreu. En espagnol. […] Il chante en arabe »[4]. Ni la carpe farcie ni le yiddish ne sont au tableau, pas plus que le jeu de dominations impériales est-européen dans lequel évoluent, tant bien que mal, les « juifs polaires »[5]pour reprendre l’expression de Sfar.

Son récit graphique fait, quant à lui, état d’autres dominations. Il dépeint la réalité sociale d’un univers colonial qui cloisonne et détermine d’emblée groupes sociaux et communautés. Héritées de la période précoloniale, les identifications ethnoreligieuses y sont parfaitement opérationnelles. En effet, les Juifs avant la domination française sont les dhimmi, terme arabe se référant au statut particulier, dominé, des Juifs et chrétiens dans les pays d’islam. L’historien Charles-André Julien souligne « le mépris dans lequel les tenaient tous les autres groupements et les avanies dont ils étaient sans cesse victimes qui les amenèrent à une résignation qui n’avait d’autres compensations que la confiance en Dieu et l’espérance de jours meilleurs »[6].

Illustration issue du Chat du Rabbin

La bd de Sfar s’en fait écho avec le commentaire du rabbin : « Je vous parle d’une époque où les juifs d’Algérie n’étaient pas encore français. Là-bas, il y avait les français, les arabes et les berbères et nous tout en-dessous. Eh bien, même chez nous, qui étions ce qui se faisait de moins considéré en Algérie »[7]. Les Juifs n’habitent pas les mêmes quartiers que les musulmans. D’où cet étonnement du chat quand un disciple du rabbin s’aventure dans le quartier arabe : « Qu’est-ce qu’il va fiche là-dedans ? Il veut qu’on retrouve sa tête au bout d’une pique ou quoi ! »[8]. Un petit garçon berbère à l’écoute des histoires du Malka s’exclame : « Mais quand même, les juifs, on les aime pas »[9] et le musulman Soliman considère que les « prières [des juifs] ne vont pas loin. Si vous voulez me faire plaisir, embrassez la foi du Prophète Mohamed »[10]. La dispute autour d’un projet de prière musulmane à la synagogue, suite à l’inondation de la mosquée, génère même une manifestation de rue : « Chacun doit rester chez soi »[11] ; « chacun chez soi et cultivons nos différences »[12].

Ces animosités résonnent évidemment avec ce que je sais de l’Europe centrale et orientale même si, là-bas, dans cet autre orient, la coexistence prend parfois des formes plus violentes. Les Juifs, certes, y sont des protégés des princes et du roi durant un temps, mais les choses se gâtent à partir du XVIIIe siècle : discriminations, interdictions multiples, violences culminant avec les pogromes, ponctuent l’histoire des Juifs est-européens.

En Algérie, les discriminations dont sont l’objet les Juifs seront mobilisées comme un des arguments pour justifier le projet de leur « régénération ». Ce programme est porté par des Juifs métropolitains à l’intention de leurs coreligionnaires algériens. Jacques-Isaac Altaras et Joseph Cohen rédigent, dans cette perspective, suite à un séjour d’étude en Algérie, un rapport qui plaide pour l’octroi de la nationalité française aux Juifs d’Algérie, car : « […] l’élément israélite semble destiné sous ces divers rapports à servir de point de contact entre les Français et les anciens dominateurs du sol, […] on trouve parmi eux une aptitude admirable à assimiler les principes de la civilisation qu’on leur apporte, une intelligence qui, excitée par la persécution et par les difficultés de se maintenir sous le joug de fer des Arabes, a pris presque toujours un développement merveilleux […] »[13]. Le projet aboutira en 1870 au décret Crémieux qui accorde collectivement la citoyenneté française aux Juifs algériens.

La francisation, engendrée par le processus d’émancipation politique, soutenue par les autorités israélites françaises, émaille l’ensemble de la série de Sfar, à commencer par cette Zlabya qu’on découvre, dès le premier volume, lisant Le rouge et le noir de Stendhal[14] et dont les chaussures « orientales » posées à côté de celles « occidentales » de son mari juif métropolitain[15] signalent le processus d’assimilation à l’œuvre.

Chez Sfar, ce processus d’acculturation alimente la critique acerbe d’un ethnocentrisme occidental et colonial. Comme le précise le chat, « la pensée Occidentale est une machine préhensible, prédatrice et, en dernière analyse destructrice, m’explique mon maître. Elle met des noms sur les choses, des étiquettes, comme pour dire “Ces choses font partie de mon système, je les ai comprises” »[16].

Illustration issue du Chat du Rabbin

Cette critique porte non seulement sur le pouvoir colonial français mais également sur les efforts du Consistoire central dans son projet de « régénération »[17]. La volonté d’ordonner le monde, de le soumettre à l’ordre d’un rationalisme vertical occidental se donne à voir lorsque le rabbin doit passer une dictée pour devenir « un rabbin officiel ». L’épreuve constitue une infantilisation d’autant plus forte qu’elle se déroule dans une classe d’école. Le chat en dresse une analyse lucide et cruellement pertinente : « Tu es rabbin ici depuis trente ans et ceux-là [les juifs français du Consistoire] qui n’ont jamais fichu un pied chez nous veulent dire qui est rabbin ou pas. Et pour faire la prière en hébreu à des juifs qui parlent arabe, ils veulent que tu écrives en français ; alors pour moi, ce sont des fous… »[18].

De fait, l’imposition de nouvelles normes ne va pas de soi. Comme le souligne l’historienne Valérie Assan, « Rapidement, c’est le rejet qui domine. […] Ce phénomène est renforcé par les écarts culturels entre les fidèles d’Algérie et ces rabbins, européens et ashkénazes pour la plupart. En outre, ils sont d’autant moins bien accueillis qu’ils viennent concurrencer et même détrôner les rabbins du cru »[19]. Dans la bd, des membres de la synagogue débattent de ces Juifs ashkénazes aux mœurs étranges, « beaucoup plus stricts que nous, à ce qu’il parait : la Torah, ils la lisent en allemand, tu te rends compte ? »[20]. Le rabbin de Sfar craint ainsi la venue d’« un rabbin tout blanc et sans barbe […] [qui] prendra ma place avec ses chaussures à lacets. […] À la place des “A”, il dira “O” et il ne connaitra pas nos chants »[21]. La découverte de Paris lors du voyage de noces de Zlabya et Jules lui donne l’occasion de se confronter à cet autre monde, celui des Juifs métropolitains qui « prient sérieusement »[22] ou… pas du tout. C’est notamment le cas de la famille de Jules que le chat décrit comme « des juifs tellement élégants qu’on dirait des français »[23].

Comme le résume le rabbin du rabbin, « dans cette Algérie où l’on nous a transformés en Français planait le spectre de l’assimilation. […] L’assimilation, c’est quand on se met à vivre comme tout le monde »[24]. La problématique de l’assimilation n’est pas non plus étrangère aux réalités est-européennes : elle a été portée par des mouvements politiques, juifs et non-juifs, dans l’espoir d’aboutir à la fin des discriminations.

En Algérie, comme en Europe, la réalité sociale n’est pas exempte de racisme et d’antisémitisme. On le découvre quand « un serveur […] fait remarquer que l’établissement ne sert ni les arabes ni les juifs »[25]. Car malgré le décret Crémieux, les Juifs constituent bel et bien une catégorie distincte des citoyens français, ce dont témoignent les questionnaires des recensements de la population qui comportent des questions spécifiques sur ledit décret[26]. Au quotidien, les Juifs subissent en effet de nombreuses humiliations. Sfar s’en fait l’écho quand la mère du rabbin du rabbin, sous le regard hilare des vendeuses d’une boutique « française », s’efforce littéralement d’enfiler une robe le jour de la déclaration du décret Crémieux, « parce que je suis française et une Française, [dit-elle] elle peut plus s’habiller comme ça »[27].

De cette occidentalisation engendrée par le décret Crémieux, Benjamin Stora parlera comme d’un exil : une rupture « qui les [les Juifs] a séparés des autres “indigènes”, les musulmans »[28]. De fait, la France organise le monde des Juifs maghrébins non seulement vis-à-vis des Français métropolitains mais également vis-à-vis des musulmans. Avec le décret Crémieux, soupire le rabbin, « Elle a dit aux juifs : dorénavant, vous êtes français. Et elle a dit aux Arabes : vous, non »[29].

La mère du rabbin du rabbin évoque la chose dans un registre plus terre à terre : « ça nous tombe dessus. Hier, on était normaux, on faisait nos prières ; mon mari, même, il est allé prendre le thé chez les Arabes du troisième, normal. Et ce matin, dans le journal, c’est écrit qu’on est français ! […] dans l’immeuble, ça va faire des soucis. Les Italiens du premier, ils sont pour ainsi dire Français puisqu’ils sont catholiques, c’est normal. Mais si nous, au deuxième étage, on devient Français aussi, qu’est-ce qu’ils vont dire, les Arabes du troisième ? Avant, je montais le courrier. Ils me payaient pour des petits travaux de bonneterie. Même quand leur évier il était bouché, mon mari, il réparait. Un rabbin ! mais pour le bon voisinage, il aidait. […] Un Français, il peut pas faire les sales travaux. […] On peut pas faire des démarches pour que les Arabes du troisième ils soient français ? Pour l’harmonie du Conseil syndical ? »[30].

De fait, la naturalisation collective des Juifs algériens stigmatise les Juifs aux yeux des musulmans comme population traitre et complice des colons. On en trouve trace chez Sfar lorsqu’il s’empare des émeutes antijuives de 1934 à Constantine, incitées par la propagande antisémite, qui entraineront une partie de la population musulmane et resteront longtemps dans la mémoire collective de la communauté[31] : « Ils en avaient après les français, mais comme les français étaient trop forts, ils ont débarqué dans le quartier des juifs avec des piques et des fusils »[32]. La présence européenne met objectivement fin à une coexistence des communautés relativement harmonieuse, en tout cas moins violente, comparée aux communautés est-européennes dont l’histoire est scandée de tragédies sanglantes.

Illustration issue du Chat du Rabbin, La Tour de Bab-El-Oued

Comme pour désigner un champ des possibles d’un « devenir algérien » souhaitable, Sfar, dans un geste d’autodérision, provoque des rencontres, une symbiose, notamment incarnée par la relation du rabbin Abraham Sfar, propriétaire du chat philosophe, et du cheik Mohammed Sfar, accompagné de son âne. Lors d’un pèlerinage sur la tombe de leur ancêtre Messaoud Sfar, âne et chat débattent d’ailleurs de l’origine de ce nom commun : « ça va pas, non, SFAR, ça vient de ‘sofer’. Ça veut dire “écrire” en hébreu. SFAR, c’est juif », affirme le chat. « Bourricot. SFAR, ça vient de “jaune” en arabe. Ça évoque la fleur de soufre des chaudronniers. SFAR, c’est arabe », retorque l’âne[33]. Les protagonistes humains restent indifférents à cette dispute : « Ils ont prié. Tous les deux. L’un tourné vers Jérusalem, l’autre vers la Mecque. Et ils ont dansé. Le cheikh a pris son oud et il a prêté une tarboukah au rabbin et ils ont dansé et chanté et rigolé et ils étaient plus ivres que s’ils avaient bu »[34]. Dans cette fraternité, c’est le musulman qui annonce au juif qu’il a réussi l’examen du consistoire, comme si l’intervention d’un tiers était nécessaire face au processus d’acculturation à venir[35].

Chez Sfar, la mise en parallèle du colonialisme français et britannique vis-à-vis des Juifs – ici en Algérie, là-bas en Palestine – met à jour un angle peu exploité dans la production littéraire, celui du rôle de l’antisémitisme colonial dans l’abrogation du décret Crémieux[36]. Car le colonisateur exporte son modèle d’antisémitisme contemporain, alors inconnu en Afrique du Nord[37]. Un antisémitisme musulman en Algérie existe, certes, mais il est bien postérieur à celui des Européens. En pleine affaire Dreyfus, Edouard Drumont, auteur de La France juive, créateur de la Ligue nationale antisémite de France, est élu député d’Alger en 1898 et dirige ensuite un « groupe antisémite » à la Chambre de députés. Dans Le Chat du rabbin, on le voit à l’œuvre lors d’un rassemblement antisémite de l’abbé Lambert, le maire d’Oran[38] ou lorsqu’un « Européen » feuillette le journal L’Antijuif à la terrasse d’un café[39]. La supposée haine intercommunautaire judéo-musulmane se donne à voir lorsque, après s’être vu refoulé avec l’imam d’un café français, le rabbin laisse un pourboire : « Sans son intervention, des gens auraient pu nous voir attablés ensemble et cela aurait nui à notre cause [de ne pas prier ensemble dans la synagogue] ». « Oui, c’est terrible. Les gens auraient pu croire qu’on est amis »[40].

Mais tout en instituant une frontière entre Juifs et musulmans et en francisant les Juifs, le regard occidental continue de les orientaliser. El Rebibo, le neveu du rabbin rencontré à Paris, se travestit en arabe « parce que pour faire le juif, il faut l’accent polonais, et je sais pas le faire. Oui, parce que juif du Maghreb, ça ne les intéresse pas trop, les gens, ça leur complique »[41]. Le rabbin et El Rebibo se confrontent au mieux à une incompréhension – lorsqu’ils achètent « un instrument plus modeste avec un joli son […] pour en jouer et pas pour décorer dans son salon »[42] – au pire à un racisme ordinaire lors d’une audition devant un impresario qui dégaine : « vos trucs de bougnoules, ça m’emmerde »[43]. Juif et Arabe, Arabe et Juif, Juif-Arabe ? « Là-bas [à Nice], tu pourras te faire traiter de sale Juif ET de sale Arabe », plaisante Zlabya à Jules qui s’est fait traiter d’« Arabe » –  non par hasard, sans doute – lors de la visite de Yad Vashem[44]. On ne peut que regretter que ce regard percutant sur le racisme et l’antisémitisme n’ait pas fait place chez Sfar à une évocation des luttes pour l’indépendance.

Comme chez nombre d’autrices et d’auteurs dont j’ai analysé l’œuvre dans ma recherche doctorale, ce regard racialisant se dévoile en exil. Sfar nous parle d’ailleurs d’un double « exil » : lors d’un voyage en Israël, alors même que Zlabya, devenue grand-mère, habite déjà en France métropolitaine[45]. « Oui, parce que cette quête de la Terre promise s’est terminée à Nice », note le chat.

De cet exil français, on entendait déjà, dans le troisième tome, les premières notes lorsque le rabbin, penché sur le rebord d’un paquebot quittant Alger pleure « Parce qu’on quitte l’Algérie »[46] ou lorsqu’il joue avec son neveu El Rebibo « ces airs traditionnels qui nous semblaient joyeux en Algérie, [et qui] ici, sonnaient autrement. Peut-être c’était juste le mauvais temps, mais entendre ça à Paris, c’était bouleversant »[47].

Exil, identifications multiples, langues judéo-arabes ou judéo-berbères, une certaine nostalgie d’un territoire perdu, un rapport particulier à la colonisation, occidentalisation, rapports judéo-musulmans… Ce sont autant de thèmes sur lesquels je travaille dans le cadre de ma thèse de doctorat à partir d’un corpus de textes littéraires des écrivaines et écrivains d’origine judéo-maghrébine en France. Mais à l’époque, je ne relis pas Le Chat du rabbin, me concentrant uniquement sur les textes littéraires, excluant les romans graphiques ou bandes dessinées. Je l’aurais sans doute pu, si j’avais lu d’autres tomes, au-delà du premier, le plus universel en ce qui concerne les discussions sur le judaïsme, le moins « maghrébin » en quelque sorte. Je me contente juste alors de constater, un peu consternée et non sans un brin d’amusement, que ma perception de l’époque cracovienne était marquée d’un ashkénazocentrisme aveuglant. On n’échappe pas à sa propre histoire…

Couverture de Klezmer

Une seconde révélation viendra bien plus tard. L’année même de la rédaction de ce texte, en 2023, lorsque le Musée d’art et d’histoire du judaïsme me sollicite pour rédiger un chapitre sur l’image des Juifs d’Afrique du Nord et des relations judéo-musulmanes dans Le Chat du rabbin pour le catalogue accompagnant l’exposition sur Joann Sfar[48]. Dans un premier temps, j’hésite. Mes centres de recherche se sont, depuis, déplacés vers des judéités ashkénazes et la Pologne… J’accepte néanmoins, curieuse et amusée à l’idée de lire, enfin, l’intégralité de la série. En relisant le premier tome, La Bar-Mitsva, le même qui m’a tant fait tant rire il y a plus de vingt ans, je comprends vite que je ne m’étais pas totalement trompée. Certes, les décors de la bande dessinée sont indéniablement maghrébins, la fille du rabbin s’appelle Zlabya et non Ryvke, les personnages ne parlent décidément pas le yiddish. Mais le propos de ce premier tome est universellement juif et libre penseur. Je m’amuse même à imaginer les mises en scène est-européennes pour les mêmes dialogues. Et ça fonctionne. En me documentant, j’apprends que Sfar lui-même aurait dans un premier temps souhaité placer son histoire dans un univers ashkénaze. Il y renonce car il travaille en parallèle sur Klezmer, histoire qui, elle, se déroule bien en Europe de l’Est. « Le jeune Yaacov [un des personnages de Klezmer], il ressemble à l’animal que je dessine dans Le Chat du rabbin [y écrit Sfar]. Ils ont la même façon de regarder les gens et les choses. Lorsque je les fais parler, c’est la même voix que j’entends. C’est comme si le chat était devenu un garçon humain. Et il s’en sert, de ses prérogatives d’homme : il parle en ne dissimulant plus ce qu’il a derrière la tête »[49]. L’auteur avouera même : « Peut-être que c’est pertinent de lire Klezmer et Le Chat du rabbin ensemble. Klezmer, c’est le revers de la médaille. Le chat, c’est pour la famille de mon papa. La famille de ma mère, c’est désert de neige »[50]. De cette mémoire familiale, on devinait des bribes dans Le Chat du rabbin à l’occasion de la rencontre avec un Juif sécularisé russe, sorte de Chagall révolutionnaire, en quête de la Jérusalem des Falashas et qui épousera une esclave africaine non-juive convertie pour lui au judaïsme.

Cette découverte me rassure. D’abord, sur le plan purement égotique, je me sens moins stupide en ayant « compris » le propos lors de cette première lecture cracovienne même si bien des choses m’ont échappé. Beaucoup de choses même, à commencer par l’univers colonial et le rôle de la France dans la construction des rapports sociaux. Mais surtout, intellectuellement, je me sens soulagée par cet univers des possibles, qui parle et fait rire toutes celles et ceux qui partagent, un tant soit peu, quelques références du monde juif. Un univers juif où, grâce à l’humour caustique du chat, les référents religieux sont tenus à distance. Je fais mienne la formule de Sfar lorsqu’il dit : « Je crois que Dieu adore ces moments où l’on se passe de lui. Il se dit “enfin, ils vont arrêter de se promener le nez en l’air en guettant une magie surnaturelle”, ils vont regarder la neige, les arbres et se mettre à réfléchir. Ils sont en train de faire le travail sans moi, de s’inventer des utopies dont je ne suis pas l’essence, ils trouvent en eux-mêmes la raison de toute chose. Enfin, sans le savoir, ils comprennent ma loi, car c’est la loi du monde »[51].

Cet univers, c’est un monde juif européen, diasporique, métissé à l’image de l’ensemble de ses sociétés, avec leurs fractures et leurs inégalités. Sfar parlera à de nombreuses reprises de son attachement à l’avenir européen des Juifs. C’est de fait un monde possible, pour moi et les autres, dans lequel ce chat du rabbin, en virtuose achevé du pilpoul, interroge l’immensité de la bêtise d’un genre humain dont il se refuse à désespérer, préférant nous indiquer des voies à suivre.


Ewa Tartakowsky

Ewa Tartakowsky est née à Cracovie. Elle est sociologue, chargée de recherche au CNRS et membre de l’Institut des sciences sociales du politique (UMR7220). Ses travaux portent sur les judéités contemporaines, ainsi que sur les transmissions et les usages publics du passé et de la mémoire. Elle a publié ‘Les Juifs et le Maghreb. Fonctions sociales d’une littérature d’exil’ (PUFR, 2016) et a dirigé avec Marcelo Dimentstein, ‘Juifs d’Europe. Identités plurielles et mixité’ (PUFR, 2017) et ‘Jewish Europe Today. Between Memory and Everyday Life’ (Austeria, 2020).

Notes

1 Ewa Tartakowsky, « Présences sépharades en Pologne. Figures singulières et communauté de Zamosc », Zeszyty Naukowe Uniwersytetu Jagiellońskiego. Prace Historyczne, n°143/1, 2016, p. 57-67.
2 Voir l’ouvrage issu de cette recherche : Ewa Tartakowsky, Les Juifs et le Maghreb. Fonctions sociales d’une littérature d’exil, Tours, Presses universitaires François Rabelais, coll. « Migrations », 2016.
3 Joann Sfar, Le Chat du rabbin, t. 2 : Le Malka des Lions, Paris, Dargaud, coll. « Poisson pilote », 2002, planche 22.
4 Le Chat du rabbin, t. 4 : Le Paradis terrestre, Paris, Dargaud, coll. « Poisson pilote », 2005, planches 24-25.
5 Le Chat du rabbin, t. 2 : Le Malka des Lions, op. cit., planche 3.
6 Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, Presses universitaires de France, p. 13.
7 Le Chat du rabbin, t. 3 : L’Exode, Paris, Dargaud, coll. « Poisson pilote », 2003, planche 43.
8 Le Chat du rabbin, t. 1 : La Bar-Mitsva, Paris, Dargaud, coll. « Poisson pilote », 2002, planche 43.
9 Le Chat du rabbin, t. 9 : La Reine de Shabbat, Paris, Dargaud, coll. « Poisson pilote », 2019, planche 7.
10 Le Chat du rabbin, t. 5 : Jérusalem d’Afrique, Paris, Dargaud, coll. « Poisson pilote », 2006, planche 45.
11 Le Chat du rabbin, t. 7 : La Tour de Bab-El-Oued, Paris, Dargaud, coll. « Poisson pilote », 2017, planche 18.
12 Ibid., planche 30.
13 Rapport de Jacques-Isaac Altaras et Joseph Cohen (1842), publié en intégralité dans Simon Schwarzfuchs (dir.), Les Juifs d’Algérie et la France (1830-1855), Jérusalem, Institut Ben Zvi, 1981, citation p. 67.
14 Le Chat du rabbin, t. 1 : La Bar-Mitsva, op. cit., planche 9.
15 Le Chat du rabbin, t. 3 : L’Exode, op. cit., planche 2.
16 Le Chat du rabbin, t. 1 : La Bar-Mitsva, op. cit., planche 25.
17 Valérie Assan, « Les rabbins de France et d’Algérie face à la “mission civilisatrice” », dans Allouche-Benayoun, Joëlle et Geneviève Dermenjian (dir.), Les Juifs d’Algérie. Une histoire de ruptures, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2015, p. 63-73.
18 Le Chat du rabbin, t. 2 : Le Malka des Lions, op. cit., planche 12.
19 V. Assan, « Les rabbins de France et d’Algérie… », op. cit.
20 V. Assan, « Les rabbins de France et d’Algérie… », op. cit.
21 Le Chat du rabbin, t. 2 : Le Malka des Lions, op. cit., planche 23.
22 Le Chat du rabbin, t. 3 : L’Exode, op. cit., planche 9.
23 Ibid., planche 11.
24 Le Chat du rabbin, t. 10 : Rentrez chez vous !, Paris, Dargaud, coll. « Poisson pilote », 2020, planche 14.
25 Le Chat du rabbin, t. 2 : Le Malka des Lions, op. cit., planche 2.
26 Pierre-Jean Le Foll Luciani, Les Juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1934-1965), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 18-19.
27 Le Chat du rabbin, t. 10 : Rentrez chez vous !, op. cit., planche 11.
28 Benjamin Stora, Les trois exils, juifs d’Algérie, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées » 2006, p. 13.
29 Le Chat du rabbin, t. 10 : Rentrez chez vous !, planche 71.
30 Ibid., planches 10-11.
31 Charles-Robert Ageron, « Une émeute anti-juive à Constantine (août 1934) », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n° 13-14, 1973, p. 23-40.
32 Le Chat du rabbin, t. 2 : Le Malka des Lions, op. cit., planche 16.
33 Le Chat du rabbin, t. 2 : Le Malka des Lions, op. cit., planches 35-36.
34 Ibid., planche 39.
35 Ibid., planche 38.
36 Le Chat du rabbin, t. 10 : Rentrez chez vous !, op. cit., planche 74.
37 Frédéric Abécassis et Jean-François Faü, « Le Monde musulman : effacement des communautés juives et nouvelles diasporas depuis 1945 », dans Antoine Germa, Benjamin Lellouch et Évelyne Patlagean (dir.), Les Juifs dans l’histoire. De la naissance du judaïsme au monde contemporain, Paris, Champ Vallon, 2011, p. 552.
38 Le Chat du rabbin, t. 4 : Le Paradis terrestre, op. cit., planche 36.
39 Le Chat du rabbin, t. 7 : La Tour de Bab-El-Oued, op. cit., p. 41.
40 Ibid., planche 22.
41 Le Chat du rabbin, t. 3 : L’Exode, op. cit., planche 26.
42 Ibid., planche 32.
43 Ibid., planche 35. 
44 Le Chat du rabbin, t. 10 : Rentrez chez vous !, op. cit., planche 82.
45 E. Tartakowsky, Les Juifs et le Maghreb…, op. cit., p. 230-236.
46 Le Chat du rabbin, t. 3 : L’Exode, op. cit., planche 5.
47, 48 Ibid., planche 31.
49 Joann Sfar, Klezmer, I. Conquête de l’Est, Paris, Gallimard, 2005, p. VI.
50 Ibid., p. VII
51 Ibid., p. VI

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