La crise israélienne comme opportunité

La crise en Israël et le combat pour la démocratie qu’elle manifeste, parmi les Israéliens comme au sein de la diaspora, a au moins ce mérite de clarifier une situation qui apparaissait jusque-là comme paralysée et paralysante. Elle oblige à se saisir d’un moment opportun pour reprendre certaines questions fondamentales qui conditionnent l’avenir des juifs dans leur ensemble.

 

Le Kairos. Marbre du Musée des Antiquités de Turin, Wikipedia Commons

 

Avec la suspension du processus de réforme de la cour suprême, la crise politique israélienne semble être parvenue à un moment d’apaisement. L’avenir reste évidemment incertain, d’autant que ce coup d’arrêt a été arraché de haute lutte, après une mobilisation sans précédent de pans entiers de la société israélienne. Ceux-ci, dans l’adversité, se sont découverts, par-delà les clivages, majoritaires dans leur attachement à une forme politique dotée pour eux d’un sens démocratique, auquel les forces réactionnaires du sionisme religieux portent atteinte. Mais ce sens démocratique, en Israël, a-t-il ce caractère général, reconnaissable à l’identique dans toutes les démocraties libérales qui trouvent la force de se défendre quand des tendances illibérales viennent les attaquer? En un sens, c’est bien le cas, Israël témoignant à ce titre d’un combat qui se mène de la même manière ailleurs, et dont on sait qu’il est largement à l’ordre du jour. Et pourtant, on le perçoit aussi, ce combat pour la démocratie a dans ce contexte une connotation toute particulière.

Au fur et mesure qu’elle grandissait, la mobilisation, qui fut absolument sans précédent en soixante-quinze-ans d’existence de l’État, s’est mise sur la voie pour entrevoir cette autre dimension de sa propre lutte. Qu’elle l’ait cherché ou non, quelque chose s’est mis en mouvement, comme une musique que l’on réapprend à entendre dans le moment où on la joue. Car la démocratie, dans ce pays, est dotée quoi qu’on en veuille d’un sens juif. En tant que politique démocratique, elle ne vaut pas indistinctement et généralement, mais elle vaut en tant qu’elle est animée par une intention de politique juive, à destination de ce peuple et de son existence historique dans ce qu’elle a de spécifique. Ou encore: ce qui singularise Israël, c’est la conjonction des deux qualités, d’être un État démocratique et juif – l’un impliquant forcément l’autre, et chacun des deux termes rejouant sa définition du fait de la conjonction.

Ce qui s’est éprouvé dans la rue, sur la scène politique et le débat public, c’est que ce sens juif aussi a été affecté par ce qui se profilait, c’est-à-dire par une captation et une monopolisation par le sionisme religieux et par la droite réactionnaire de ce que le signifiant « juif » recouvre, en tant qu’élément fondateur de l’État. Sans doute cette dimension n’a-t-elle pas été pleinement déployée au cours de la mobilisation. Sans doute est-elle encore à redécouvrir, l’invocation de la déclaration d’indépendance ne se suffisant pas à elle-même, mais devant forcément s’accompagner à cet égard d’un auto-examen. Toujours est-il qu’un socle a été touché, et que la dimension juive du sens de l’État a été objectivement ravivée. Comme si elle se rappelait soudain à lui dans et par la société se mobilisant – et donc se re-politisant de la manière qu’on a pu constater. Une véritable issue à la crise, à quoi on n’en est pas encore, résiderait en effet précisément là: dans la compréhension du fait que si l’État juif peut, ou plutôt s’il doit se transformer pour affronter les défis qui sont les siens d’intégration de sa population globale et de relations internationales pacifiées, ce sera forcement en se replaçant dans le sillon de son projet originaire et en reprenant à nouveaux frais, dans des conditions qui ne sont plus celles d’il y a trois quarts de siècle, son intention directrice.

Quelle est cette intention? Et comment l’approcher au présent, la redécouvrir dans les coordonnées du présent?  C’est en se posant ces questions qu’on est amené à souligner un autre fait remarquable des dernières semaines : que la mobilisation pour Israël reconduit à son vrai sens n’ait pas été seulement israélienne. Elle a eu des relais pratiquement dans toute la diaspora. Là encore, le phénomène est en grande partie inédit. Que la communauté américaine se sente en mesure de faire entendre sa voix critique jusque dans la politique interne d’Israël n’est pas une nouveauté – encore qu’un seuil paraît avoir été ici franchi. Par contre, que le phénomène s’étende aux autres centres diasporiques retient plus encore l’attention. La plupart des communautés – parmi elles, celle française, dont on ne rappellera jamais assez que, bien que venant loin derrière les États-Unis, elle n’en est pas moins la troisième au monde et la première en Europe – ont manifesté leur soutien à ce qui n’apparaissait pas comme un positionnement dans une lutte partisane, mais comme le rappel au sens qui est au fondement de l’État. Ainsi, ce qui s’est exprimé, avec des variations d’intensité, de prudence et d’hésitation, c’est que la critique et la ré-adhésion sont, dans la situation inédite où l’on s’est trouvé, les deux faces du même geste. Or c’est là un gain de clarification très précieux. Dans cette généralisation de l’affirmation (car il s’agissait bien d’une affirmation à travers une opposition à ce que le gouvernement menaçait de faire), de ce que l’État juif est démocratique, qu’il l’est sur un mode qui lui est propre, et qu’il doit le rester singulièrement, il en va des juifs comme peuple entier, uni dans la bipolarité qui le structure depuis 1948.

Ce mouvement, momentanément peut-être, mais aujourd’hui manifestement, vient de remporter une victoire. Le processus de démolition a été bloqué. Si l’on reste pris pour l’instant dans l’impression de soulagement encore marqué par l’inquiétude, il ne faut pas laisser échapper ce que la victoire permet de faire et de penser plus avant. Le moment qu’on a traversé traduit à coup sûr une crise existentielle qui concerne les juifs vivant dans un pôle comme dans l’autre, en Israël comme en diaspora. Aux deux pôles, il n’y revêt pas la même signification, et ne se laisse pas décrire de la même manière. Pourtant, la situation a bel et bien produit un alignement remarquable en faveur de l’opposition affirmative, du coup porté au camp de la réaction. Aussi faut-il se saisir de l’opportunité – considérer qu’il y a là un kairos, un moment opportun pour reprendre certaines questions fondamentales qui conditionnent l’avenir des juifs dans leur ensemble.

C’est à cela que nous pouvons, sans perdre de vue que tout peut basculer d’un moment à l’autre, nous consacrer dès maintenant. Et pour commencer, nous pouvons réfléchir, toujours à la lumière du présent, sur les conditions particulières d’articulation de la critique juive, qui varie certes selon qu’elle est interne ou externe à l’État juif, mais qui a dans les deux cas son point d’équilibre dans le fait qu’elle se conçoit comme participation, différenciée mais pas moins active, à la vitalité et au sens d’un tel État.


Bruno Karsenti

 

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