Heures rapiécées

« Avrom Sutzkever est un poète immense. Il a l’envergure de Celan ! Son œuvre tient une place fondamentale dans la littérature yiddish. Ses innovations sont prodigieuses, à la fois épique, lyrique, intimiste[1] » selon Rachel Ertel, la traductrice en français de la monumentale anthologie des poèmes tirés de tous les ouvrages publiés par le poète – né à Smorgon (Biélorussie) en 1913, et mort à Tel Aviv en 2010, âgé de 96 ans. Extraits d’heures rapiécées, poème en vers et en prose d’Avrom Sutzkever, qui vient de paraître aux Editions de l’éclat.

 

Avrom Sutzkever, circa 1930 © mahJ.
dans la hutte
I

soleil couchant, chemins bleus verglacés.

rêves de douces couleurs assoupis dans l’âme.

la lumière d’une hutte brille à ta rencontre

ensevelie sous une neige aux lueurs du couchant.

aux vitres des forêts à prodiges oscillent,

des clochettes, de magiques traîneaux tintent.

dans le minuscule grenier, des colombes roucoulent

et déroucoulent mon visage. Sous la glace

pailletée percée de cristaux scintillants

l’irtich frissonne-palpite dans l’air irréel.

sous des coupoles de silence, muettes,

fleurit un monde – un enfant de sept ans.

II

dans un clair-obscur sous la neige

la hutte de mon enfance en Sibérie.

dans mes prunelles enténébrées – naît

le vif-argent des fleurs fleuries sans fin.

dans les recoins sombres, éteints, la lune

jette son éblouissant souffle envoûtant.

mon père est blanc de la pâleur de la lune,

le silence de la neige – enveloppe ses mains.

il découpe le pain noir avec le couteau affûté

et miséricordieux. ses traits d’un bleu pâle.

Mes pensées neuves tranchées par la lame.

Pieusement je trempe le pain de mon père dans le sel.

III

couteau. père. la mèche de la lampe fume .

enfance. enfant. une ombre décroche

le violon du mur. de fins fins fins

sons de neige coulent sur ma tête.

silence. mon père joue. les notes

se gravent dans les airs, dans le gel.

un souffle d’argent bleu, mon haleine, monte

sous la lune dans la neige – grains-de-verre.

à travers la vitre en pelisse de glace

un loup se repaît de la chair de la musique.

silence. dans notre pigeonnier une colombe

pique, perce son œuf et sort vers la vie.

(Sibérie, 1936)

 

Avrom Sutzkever, parmi les membres du mouvement littéraire Yung Vilne, 1937.

 

dans la besace du vent

 

un vagabond pieds nus sur une pierre

dans l’or du coucher

ôte la poussière du monde.

de la forêt

un oiseau à vol d’aile

se saisit du dernier rayon de soleil.
il y a aussi un bouleau.

un chemin

un champ

une prairie frémissante.
les pas mystérieux

des nuages affamés.

 

Il y a aussi un violon vivant.

que reste-t-il à faire en cette heure,

monde mien aux mille couleurs ?

sinon

rassembler dans la besace du vent

la beauté rouge

et l’apporter à la maison pour le festin.

 

il y a aussi la solitude immense comme une montagne.

Extrait de blonde aurore (1936-1937)

 

Avrom Sutzkever, poète et partisan, anonyme.

 

à mon enfant

 

mon enfant, par faim,

ou par excès d’amour peut-être,

mais ta mère en est témoin :

j’ai voulu t’engloutir, mon enfant,

sentant ton petit corps refroidir

entre mes doigts,

tout comme si j’y serrais

un verre de thé chaud,

sentant sa chaleur peu à peu devenir glace.

 

car tu n’es pas un étranger, un hôte inconvié,

sur notre terre on n’enfante pas un autre –

chacun enfante son propre moi, comme un anneau,

afin que les anneaux s’assemblent en chaînes.

 

mon enfant,

qui en paroles te nommes amour,

et sans paroles es l’amour même,

toi – le cœur de tous mes rêves,

troisième mystérieux,

qui des coins de l’univers,

par le miracle d’un orage invisible,

a réuni, a fondu deux,

pour te créer et créer la joie : –

 

pourquoi le jour a-t-il sombré dans les ténèbres,

lorsque tu as fermé les yeux

me laissant dehors pauvre mendiant

avec un monde de neige

que tu as rejeté loin de toi ?

 

tu n’as pas connu la joie d’un berceau

dont chaque mouvement

cache en lui le rythme des étoiles.

le soleil peut s’émietter comme du verre –

car jamais tu n’as vu sa lumière

ne goutte de poison a éteint ta foi,

tu croyais

boire du lait doux et chaud.

 

j’ai voulu t’engloutir mon enfant

pour sentir le goût

de mon avenir rêvé.

peut-être aurais tu fleuri comme jadis

moi dans ma floraison.

 

mais je ne suis pas digne d’être ta tombe.

je vais te dédier

à la neige qui t’appelle

la neige ma première fête.

tu vas sombrer

éclat de soleil couchant dans ses profondeurs silencieuses

pour porter un peu de moi

aux herbes gelées.

(Ghetto de Wilno, 18 janvier 1943)

 

Avrom Sutzkever et sa femme, en 1944 © Yad Vashem

 

devant le tribunal de nuremberg

 

on dit: « j’exige justice pour des millions.

à jamais restera cette heure, pour l’éternité ».

mais les millions ne sont plus, sont exterminés

quelle est la justice que je puis exiger ?

 

il faudrait que je sois mille fois shylock

pour extirper éradiquer de la terre la cruauté.

mais toi seul mon peuple tu sauras forger l’épée

si dieu est trop faible pour obtenir la part exigée !

 

(Nuremberg, 27 février 1946. Après mon témoignage devant le Tribunal Militaire International.)

 

Avrom Sutzkever, témoignant lors du procès de Nuremberg, le 27 février 1945.

 

jérusalem
I

tes pierres Jérusalem – sont des yeux.

et vois – des yeux de pierre tombe

une pluie non pas sur terre, sur les nuages.

sur les nuages où tombe la pluie

s’élève la ville qui avait disparu.

 

… de petits enfants jouent avec des soleils.

II

ici respirent les murs.

ici respirent les morts.

non, pas une ville –

un géant endormi

depuis un an, vingt ans,

cent ans, est éveillé

par des aigles de pourpre,

en fureur,

il lève ses bras – en arc-en-ciel

pour enlacer, dans le réel, le rêve.

(1953)

 

Avrom Sutzkever, après la guerre.

 

ressuscitée

 

ressuscitée par la chaleur de la pluie

avec douceur et lenteur, s’éveille et fleurit

(enlacée à l’enfance – anciens souvenirs)

la rose-violon dans l’arche noire de la terre.

 

la rose-violon se passe de violoniste

elle n’a plus ni amoureux ni détracteur.

elle joue sous la main d’un violoniste absent

pour célébrer la corde nouveau-née.

 

pour célébrer une corde, pour l’entendre vibrer

pour célébrer une abeille dont le miel est amer

mais douce la piqûre, poison et douceur

qui célèbre la renaissance de la douleur

(1972) Extrait de la rose-violon, 1974.

 

Avrom Sutzkever, circa 1990.

 

le témoin

depuis que témoin j’ai vu une allumette

éteindre une synagogue pleine de vieillards et d’enfants

plus vite

que dans le coucher de soleil s’éteint une hirondelle

et il ne restait après eux qu’un yisgadel veyisgadash

un parchemin de cendres

avec des étincelles de lettres,

un parchemin de cendres

qui rayonne

pour le vent qui seul est capable de les lire,

depuis je ne peux entrer dans aucune maison de prière,

il me semble que moi, le témoin, je serai

par les cendres

reconnu.

il me semble : j’entrerai et, à dieu ne plaise,

je ne serai pas

brûlé.

(1979)


Avrom Sutzkever

Traduit du yiddish en français par Rachel Ertel.

Notes

1 Rachel Ertel, Mémoire du yiddish, Transmettre une langue assassinée, Entretiens avec Stéphane Bou, Albin Michel, 2019, p. 76.

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