L’antisionisme qui a occupé le devant de la scène lors de la « Conférence mondiale contre le racisme » organisée par les Nations unies à Durban en 2001 n’était ni un « nouvel antisémitisme », ni la dernière manifestation d’un phénomène anhistorique et éternel. Durant la période des négociations de paix israélo-palestinienne, entre la fin des années 80 et les années 90, l’accent mis sur Israël comme représentant clé de tout ce qui est mauvais dans le monde était en voie de disparition, mais à Durban, l’équivalence courante dans les années 70 selon laquelle « sionisme = racisme » a refait surface. David Hirsh et Hilary Miller reviennent sur cet événement, lors duquel a été thématisée la critique, devenue depuis classique, d’Israël comme État d’apartheid[1].
Lors de la conférence de Durban, de nombreux participants ont intériorisé et adopté l’antisionisme qui y a été reconfiguré[2]. D’autres n’ont rien dit, même lorsqu’ils ont été témoins de l’usage d’anciens tropes antisémites reconnaissables avec lesquels cet antisionisme s’est imbriqué. La proposition de reconnaître que le sionisme était la principale forme symbolique de racisme dans le monde après la chute de l’apartheid a permis d’unifier différents mouvements et milieux : le post-colonialisme, les droits de l’Homme et le droit humanitaire, le mouvement féministe, l’antiracisme, une grande partie de la gauche mondiale et des ONG, voire des gouvernements oppressifs s’ils se positionnaient comme anti-impérialistes ou « islamiques ». Les militants, les diplomates et le personnel de l’ONU présents à Durban n’ont pas été contaminés passivement par cette idéologie antisioniste, ils ont choisi activement de l’adopter ou de la tolérer. Fondé sur des éléments de vérité, d’exagération et d’invention, et rendu possible par des fragments à moitié visibles d’antisémitismes plus anciens, l’antisionisme de Durban était attrayant parce qu’il offrait un moyen affectif puissant d’imaginer et de communiquer tout ce à quoi les « bonnes gens » s’opposent et qu’ils ont du mal à affronter de manière rationnelle. Il présentait le racisme, et en fin de compte l’oppression elle-même, sous un visage israélien. Les délégués présents ont ensuite rapporté cette vision du monde là où ils vivaient et dans les sphères dans lesquelles ils opéraient intellectuellement et politiquement. Ils ont œuvré pour que l’antisionisme de Durban devienne le bon sens radical du XXIe siècle. Lors de la conférence et dans les espaces anti-hégémoniques du monde entier, certains ont compris les dangers d’une unité construite autour de l’opposition à une menace juive universelle, mais ils se sont retrouvés sur la défensive face à une idéologie ou une vision du monde sûre d’elle-même, redoutable et ostensiblement cohérente.
« Où que l’on se tourne, Israël est comparé à l’Allemagne nazie. Des affiches associent Israël à l’ancien régime sud-africain et à ses politiques d’apartheid. Partout, on voit des images d’enfants palestiniens en souffrance. Des femmes arabes exposent les photos de leurs maris « martyrs », tués pendant la seconde intifada. Le stand de l’Union des avocats arabes vend Les Protocoles des Sages de Sion. Des caricatures sont suspendues. L’une d’entre elles représente un rabbin portant Les Protocoles des Sages de Sion sous le bras et une casquette de l’armée israélienne sur la tête. Une autre affiche décrit comment les juifs font leur pain : avec le sang des musulmans. » Joëlle Fiss, Journal de Durban[3].
Durban a été un événement de grande diffusion pour un nouveau variant du virus de l’antisémitisme. Ce nouveau variant était particulièrement bien adapté pour se développer dans des populations que l’on pensait vaccinées contre le racisme et d’autres fanatismes. On pensait que l’expérience de la Shoah avait fonctionné comme un vaccin, permettant d’obtenir une immunité collective efficace contre l’antisémitisme dans les populations humaines. Et pourtant, il s’avère que les vaccins existants ne parvinrent pas à neutraliser le nouveau variant. En fait, le nouveau variant a développé un mécanisme qui utilise spécifiquement des arguments produits par les programmes de vaccination existants pour contourner les défenses naturelles des populations qui se croyaient immunisées contre le racisme[4].
Si l’on est ici enclin à user de la métaphore virale, sans en ignorer les défauts, c’est qu’elle paraît la plus à même de rendre compte de Durban comme point d’entrée dans la diffusion de l’antisémitisme, mais de l’antisémitisme pris sous une variation déterminée, quelque chose comme un « variant » dont on se demande si et en quoi il diffère de ce qui précédait. Car c’est bien la question qu’on se pose. Doit-on considérer que Durban n’a pas eu d’importance particulière sur le plan qualitatif, parce que l’antisémitisme qui y a éclaté n’était guère davantage qu’une continuation de ce qui avait toujours été présent ? Ou bien faut-il considérer Durban comme un moment de création, de ce que l’on a appelé à l’époque le « nouvel antisémitisme[5] ». Pour nous les métaphores de la « super propagation » et du « variant » servent à préciser les choses. Elles positionnent Durban comme un moment de changement significatif, mais pas comme le créateur de quelque chose de tout à fait nouveau.
La conférence a rassemblé des participants du monde entier, influents ou qui allaient le devenir dans les gouvernements et la société civile, dans les organisations non gouvernementales (ONG), ainsi que dans les mouvements de gauche, antiracistes et féministes, et dans les milieux universitaires qui leur sont associés. La vision du monde qui a été consolidée à Durban devait devenir influente dans le monde universitaire ainsi que dans les cercles des droits de l’Homme et du droit humanitaire international, dans l’enseignement, le journalisme et les arts, dans la politique pratique et militante ainsi que dans la pensée plus savante et théorique.
Des personnalités clés de chacun de ces milieux avaient déjà trouvé leur chemin, par des voies différentes, vers des visions du monde similaires qui plaçaient Israël et le sionisme en leur centre. Il n’y a pas eu de conspiration. Aucun génie n’a décidé que Durban était le moment d’ancrer la haine d’Israël et l’antisémitisme comme le nouveau sens commun radical, et n’a eu le talent politique de faire en sorte que cela se produise. Au contraire, ces personnes clés étaient déjà infectées par le nouveau variant de l’antisémitisme avant septembre 2001. Mais, lors de la conférence, elles ont créé une charge virale si importante dans un espace si restreint et si animé qu’une proportion significative des participants l’a ramenée chez elle et a infecté, à son tour, d’autres personnalités influentes dans de nombreux pays et dans des milieux sociaux, politiques et intellectuels distincts.
Au cours des vingt années suivantes, de nombreuses couches de la population ont en effet été influencées. Un appel au boycott universitaire d’Israël a été lancé en Grande-Bretagne en 2006[6] et a continué à gagner en légitimité et en influence dans le monde entier, jusqu’à aujourd’hui. Il s’agissait d’une campagne ciblée visant à exclure les Israéliens, et personne d’autre, de la communauté universitaire mondiale. Des campagnes plus générales de « boycott, désinvestissement et sanctions » (BDS) ont suivi, qui ont fonctionné comme des campagnes visant à exclure les Israéliens, et personne d’autre, de la communauté mondiale de l’humanité. Les campagnes de boycott reposaient sur des fondements idéologiques qui ont été repris lors de la conférence de 2001 par divers groupes d’activistes et de délégués de premier plan, qui ont réussi à les transformer en truismes pour des groupes de participants plus larges.
Les campus du monde entier ont été particulièrement touchés. La délégitimation d’Israël et du sionisme, et l’acceptation d’Israël et du sionisme comme étant matériellement, symboliquement et globalement importants, ont fini par être considérées comme de plus en plus normales au cours des deux décennies qui ont suivi Durban. David Miller, par exemple, a défini son objectif comme étant de mettre fin au sionisme « en tant qu’idéologie structurelle du monde [7]». Ces nouvelles notions de bon sens ne sont adoptées avec enthousiasme que par une minorité sur les campus, mais cette minorité a réussi à forcer des couches beaucoup plus larges de personnes à les reconnaître comme des positions importantes et légitimes dans un large éventail de débats. La description d’Israël comme n’étant rien d’autre qu’une manifestation de l’impérialisme européen et américain, et comme symbole du colonialisme, du racisme, du nettoyage ethnique, du génocide et de l’apartheid[8], reflète étroitement le langage mobilisé par les étudiants lors du sommet de la jeunesse de Durban, par les militants de la justice lors du forum des ONG de Durban, par les diplomates lors de la conférence gouvernementale, et par des milliers de manifestants dans et autour du stade de cricket animé dans lequel la conférence s’est déroulée.
Durban a eu une influence sur la façon dont la gauche, au sens large, en est venue à penser le monde. Rétrospectivement, on peut considérer que Durban est associé, de manière symbolique mais aussi matérielle, à la réémergence au XXIe siècle d’un mode de pensée qui place les Juifs au centre de sa compréhension des problèmes universels. Le 11 septembre a été perpétré par un mouvement qui a adhéré à l’antisémitisme et à l’antisionisme, sans trouver pertinente la distinction entre les deux. Le 11 septembre a permis à une politique totalitaire radicale, qui se définit par rapport à sa propre réinterprétation des textes et des symboles de l’islam, d’occuper le devant de la scène mondiale. Les parties de la gauche qui étaient particulièrement vulnérables à l’antisionisme avaient des points communs et des points de contact significatifs avec les groupes qui se définissaient par ces interprétations politiques de l’islam au vingtième siècle. Ils considéraient tous deux que le monde était fondamentalement divisé entre ce que l’on pourrait appeler « l’impérialisme », « le capitalisme », « la modernité », « le judéo-christianisme » ou « l’Occident », d’une part, et les victimes de ce formidable système mondial de domination, d’autre part. Beaucoup étaient prêts à ignorer le potentiel de désaccord sur des questions telles que la démocratie, les droits de l’Homme, les droits des femmes, l’égalité pour les LGBT+, la liberté d’expression et le pluralisme. La gauche semble avoir largement oublié l’expérience de la coalition avec les « anti-impérialistes » en Iran lors de la révolution de 1979. Dans ce pays, une grande partie de la gauche avait aidé Khomeini à consolider son pouvoir avant d’être réprimée et vaincue de manière meurtrière par le nouveau régime.
Cet article commence par examiner la manière dont les Juifs présents à la conférence de Durban ont été eux-mêmes aliénés d’un espace social auquel ils avaient le sentiment d’appartenir, par l’acceptation de l’idée que le sionisme était le principal racisme dans le monde et que les sionistes étaient des oppresseurs. Ils ont cherché une solidarité contre l’antisémitisme dont ils se sentaient victimes et n’en ont guère trouvé. L’article se concentre ensuite sur la relation entre cet antisionisme de Durban et d’autres idéologies anti-juives plus anciennes. Il propose sa propre voie à travers certains débats sur le prétendu essentialisme historique de l’antijudaïsme de Nirenberg, d’une part, et l’accent arendtien mis sur les spécificités géographiques, temporelles et sociales de chaque mouvement antijuif distinct, d’autre part. Cela conduit à une réflexion sur le rôle et la responsabilité d’une forme d’antisémitisme qui est furieusement niée par ceux qui semblent l’embrasser et la véhiculer. Cette question de la responsabilité est l’un des principaux problèmes que pose la métaphore de l’antisémitisme en tant que virus. L’article suggère provisoirement des manières de penser l’antisémitisme d’une manière fonctionnaliste et des façons de puiser dans le vocabulaire de l’évolution et de l’adaptation à des environnements spécifiques.
En guise d’étude de cas, l’article retrace un fil conducteur antisioniste depuis les conférences des Nations Unies sur les femmes, à partir de 1975, jusqu’à Durban, en passant par l’époque du processus de paix. Il suggère que l’on pourrait examiner un certain nombre d’autres fils qui relient de manière similaire Durban à la culture de l’ONU « le sionisme est un racisme » des années 1970. Bien que l’antisionisme n’ait pas été dominant au sein de la gauche dans les années 80 et 90, il a été maintenu en vie dans un certain nombre d’espaces sociaux spécifiques par des partisans engagés. C’est l’une des raisons pour lesquelles il a pu réapparaître si férocement lors de la conférence de Durban.
Durban, un événement traumatique pour les participants juifs
L’un des effets caractéristiques de l’antisémitisme est d’exclure les Juifs des lieux où ils éprouvent un véritable sentiment d’appartenance. L’antisémitisme aliène les membres juifs de toute communauté où il est toléré. Il présente les Juifs comme des étrangers, les accusant de simuler la loyauté, alors qu’en réalité ils trahissent leur communauté apparente au profit de leurs intérêts juifs réels. Dans l’Espagne du quinzième siècle, les Juifs furent contraints de se convertir s’ils ne voulaient pas être chassés du pays. Alfred Dreyfus fut accusé d’avoir utilisé sa position d’officier dans l’armée française pour l’espionner au profit de l’Allemagne. Les Rothschild furent accusés d’avoir fomenté la Première Guerre mondiale et d’avoir financé l’effort de guerre de chaque État belligérant contre les autres. La « finance juive » fut accusée d’avoir poussé l’Empire britannique dans la guerre des Boers dans l’intérêt de ses investissements dans l’or et les diamants[9]. Les Juifs allemands furent déchus de leur citoyenneté par le mouvement national-socialiste, puis de tous leurs autres droits. Dans les années 1930, de grandes universités américaines imposèrent des quotas raciaux aux Juifs, qui restèrent en vigueur, par exemple à Yale, jusque dans les années 1960. Le mouvement « America First » affirmait que les Juifs essayaient d’entraîner les États-Unis dans la guerre contre les nazis pour leurs intérêts propres.
En 2007, John Mearsheimer et Stephen Walt ont publié une thèse universitaire soi-disant respectable selon laquelle le « lobby israélien » aurait joué un rôle décisif dans l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Irak, contre les intérêts américains[10]. Les féministes juives des années 1980 ont été accusées de trahir leurs sœurs palestiniennes. Les membres juifs du parti travailliste britannique furent accusés de déloyauté lorsqu’ils s’élevèrent contre l’antisémitisme de la faction de Jeremy Corbyn. Des lesbiennes juives furent exclues des Dyke Marches de Chicago en raison de leurs prétendus manquements à la solidarité intersectionnelle. Les universitaires juifs qui se sont opposés au boycott de leurs collègues israéliens ont été traités dans leurs syndicats, dans leurs universités et à gauche en général, comme étant déloyaux aux principes de solidarité.
Les antisémites n’ont pas toujours détenu le pouvoir d’État, et l’exclusion des Juifs des espaces dans lesquels ils se sentaient chez eux ne s’est pas toujours soldée par leur mort. Mais l’acte consistant à considérer les Juifs comme déloyaux envers leur nation, leur classe, leur sexe, leur sexualité, leur communauté de chercheurs, leurs collègues syndicalistes et, d’une manière générale, comme déloyaux envers l’humanité dans son ensemble, est un acte familier. Il est traumatisant d’être considéré comme déloyal et malhonnête par sa propre communauté. Se sentir chez soi, c’est sentir que les gens qui vous entourent vous acceptent comme l’un d’entre eux, qu’ils vous apprécient comme vous les appréciez et que vous partagez les mêmes notions fondamentales de ce qui est important. C’est sentir que les gens se tiendront à vos côtés si vous êtes menacé et promettre que vous vous tiendrez à leurs côtés s’ils sont menacés.
De nombreux participants juifs à Durban ont ressenti une aliénation soudaine et complète à l’égard de la communauté mondiale de la lutte contre le racisme, de l’espace social dont ils avaient l’impression de faire partie. Leur antiracisme n’était pas transactionnel, il n’était pas offert en échange d’une réciprocité contre l’antisémitisme. Mais lorsque la solidarité était appropriée et urgente, elle ne s’est pas matérialisée de la part de ceux qui prétendaient s’opposer au racisme, à la xénophobie, à la discrimination et à toutes les formes de haine. La conférence a été un événement concentré et intense. Les Juifs du monde antiraciste avaient déjà fait l’expérience de l’antisionisme, mais ce qui était nouveau pour beaucoup à Durban, c’était l’expérience de l’antisionisme en tant qu’idéologie hégémonique et en tant qu’élément auquel leurs collègues antiracistes adhéraient avec enthousiasme ou craignaient de s’opposer.
La critique d’Israël, les tropes antisémites, les foules qui haïssent les Juifs, la focalisation sur le sionisme en tant que principal ennemi mondial et l’identification des participants juifs en tant que représentants de cet ennemi, ont tourbillonné l’un dans l’autre, au sein des réunions, dans les rues et dans l’esprit de la conférence.
Certains des Juifs présents à Durban et que nous avons interrogés déclarent que les attentats du 11 septembre étaient tout à fait dans la continuité de l’atmosphère de peur et d’irréalité qui les enveloppait encore le mardi matin. D’autres rapportent que le 11 septembre a donné l’impression que Durban n’avait jamais eu lieu, et qu’un traitement ordinaire, rationnel, politique et émotionnel de ce qui s’était passé avait été brusquement interrompu par l’énormité de ce nouvel événement. Nombreux sont ceux qui déclarent que Durban a changé leur vie et beaucoup d’entre eux ont consacré les deux décennies qui ont suivi à résister et à critiquer ce qu’ils ont vécu comme un antisémitisme d’exclusion capable de causer des dommages importants.
L’antisionisme de Durban par rapport aux idéologies antijuives antérieures
L’antisémitisme de gauche n’était pas nouveau à Durban. Depuis qu’il y a une gauche, il y a eu des courants authentiquement de gauche tentés par des raccourcis antisémites pour donner un sens au monde. Mais il y a aussi toujours eu d’autres courants de gauche qui reconnaissaient l’antisémitisme et s’y opposaient. Moshe Postone écrit que l’antisémitisme peut sembler anti-hégémonique : « être l’expression d’un mouvement des petites gens contre une forme intangible et globale de domination[11].»
L’antisémitisme de gauche n’était donc pas nouveau à Durban, mais l’idéologie antisioniste ou la vision du monde de l’antisionisme ne l’étaient pas non plus. L’anti-sionisme existe depuis les années 1890. Le sionisme s’inscrivant dans les débats interne aux Juifs sur la meilleure façon de faire face à l’antisémitisme auquel ils étaient confrontés, des Juifs s’étaient opposés à l’appel de Herzl d’émigrer en Palestine et d’y construire un foyer. Mais après la Shoah et après 1948, l’antisionisme est apparu, bien avant 2001, dans un monde qui avait été matériellement transformé au cours du vingtième siècle[12].
Les Juifs ont été la cible de l’antisionisme dès 1951. Rudolf Slánský, chef de l’État communiste en Tchécoslovaquie, a été « reconnu coupable » de « nationalisme juif bourgeois » et pendu avec ses camarades, pour la plupart juifs. En 1968, les Juifs qui avaient été fidèles aux régimes communistes de Pologne et d’Allemagne de l’Est ont été chassés des postes de pouvoir et d’influence après avoir été accusés de « sionisme ».
« Tel Aviv et Pretoria sont apparentés, tout comme l’apartheid en République sud-africaine et le sionisme en Israël sont simplement des formes différentes de racialisme[13]» , écrit N. Oleynikov en 1977 pour TASS, l’organe de propagande officiel de l’URSS. L’antisionisme soviétique n’est pas une « critique d’Israël », pas plus qu’il n’est lié au conflit local entre les Palestiniens et les Israéliens, c’est une idéologie universelle de l’influence néfaste des Juifs. Dans le journal Izvestia, l’article de 1975 intitulé « L’écriture criminelle du sionisme » proclamait : « L’agression israélienne, qui maintient tout le Moyen-Orient et le monde entier dans un état de tension, est depuis de nombreuses années « étayée » par l’idéologie sioniste. Le sionisme a poussé à l’extrême l’affirmation du judaïsme selon laquelle le peuple juif est « choisi par Dieu », « exclusif » et supérieur aux autres peuples[14].»
L’antisionisme positionne ici tout ce qui est mauvais dans le monde comme étant causé par le sionisme et le mal du sionisme comme étant le résultat direct du mal essentiel du judaïsme.
L’antisionisme était également devenu un fil conducteur dans la compréhension par la gauche, les nationalistes arabes et les islamistes, de leur ennemi commun, qu’il s’agisse de « l’impérialisme, de « l’Occident » ou de la « modernité ». Les campagnes visant à faire du sionisme une forme de racisme et d’apartheid avaient déjà fait rage dans les années 1970. Pourtant, dans les premières années d’existence d’Israël, la gauche s’était également montrée très chaleureuse à son égard. Le sionisme était considéré comme le mouvement des « opprimés » d’Europe et de Russie. Le rôle du sionisme en tant que mouvement des Juifs opprimés du Moyen-Orient et d’Afrique était moins bien compris. Israël était considéré comme un pionnier des institutions et des cultures socialistes et « progressistes », comme un moteur de développement économique et comme un ennemi de l’impérialisme britannique. Dans les années 80 et 90, du moins au sein de la gauche démocratique et de l’opinion libérale, les récits diabolisant Israël ont été tenus à l’écart par l’espoir largement partagé que la paix serait bientôt instaurée entre Israël et ses voisins. Israël n’était pas considéré comme un mal à éradiquer, mais comme un élément potentiel d’un nouveau Moyen-Orient pacifique, démocratique et libéré. Mais lorsque le processus de paix a commencé à s’effondrer et que la seconde Intifada a fait rage, les barrières qui confinaient l’antisionisme aux marges de la gauche et de l’opinion libérale ont également commencé à s’effondrer.
Pour certains, cela s’est produit dès 1995, lorsque le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin a été assassiné par un juif israélien opposant à l’indépendance palestinienne. Ainsi, même la résurgence de l’antisionisme après le processus de paix a précédé Durban de six ans. De nombreux membres de la gauche ont abandonné le processus de paix pendant le mandat de Benjamin Netanyahou, de 1996 à 1999, qu’ils ont interprété comme la fin du soutien israélien à un État palestinien. Ehud Barak a été désigné du côté israélien pour conclure l’accord mais, en l’espace d’un an, la seconde Intifada a éclaté et Yasser Arafat a semblé se réengager sans ambiguïté dans la destruction d’Israël et dans le rejet d’un État palestinien aux côtés d’Israël.
Lors de la conférence de Durban, une manière ostensiblement cohérente et spécifiquement antisémite de voir et de comprendre Israël a été fortement encouragée. Contrairement aux apparences, l’antisémitisme n’est jamais vraiment lié aux Juifs, et l’antisionisme n’est pas vraiment lié à Israël. Dans les deux cas, il s’agit de projeter sur un « autre » tout ce qu’il y a de mauvais dans le monde entier. Lors de la « Conférence mondiale contre le racisme », le mal à expliquer était le racisme.
Hannah Arendt a écrit que l’antisémitisme fait des Juifs les clés de l’histoire. Elle voulait dire que pour l’antisémite, l’histoire ne peut être comprise qu’à travers le rôle qu’y jouent les Juifs. Tout ce qui se passe dans le monde semble avoir un sens pour ceux qui croient que les Juifs en sont la véritable cause. L’antisémitisme est un fantasme conspirationniste. En architecture, la clé de voûte est le bloc unique en forme de coin situé au sommet d’une arche, sans lequel l’arche s’écroulerait. L’antisionisme de Durban est une vision du monde qui fait d’Israël la clé de voûte d’un système d’oppression mondial, interconnecté et cohérent.
Dans son énorme travail historique, David Nirenberg montre ce que chaque mouvement antijuif a en commun avec les autres. Il raconte une histoire unique du développement de « l’antijudaïsme » sur trente siècles[15]. Pourtant, dans son tout aussi impressionnant ouvrage intitulé « Origines du totalitarisme », Arendt nous met en garde contre l’essentialisation de l’antisémitisme en tant que fait déterminant unique de l’histoire humaine[16]. Elle met l’accent sur les aspects de l’antisémitisme qui sont spécifiques aux antisémites particuliers qui les mobilisent, et à leurs objectifs particuliers. Elle prête attention aux différentes formes que prend l’antisémitisme, même si ces nouvelles formes empruntent aux précédentes un langage et des tropes émotionnellement puissants, tout en les reconstruisant. Dans l’esprit de Nirenberg, nous pouvons voir que Durban a projeté sur Israël le racisme, la chose la plus détestée et la plus redoutée dans la société du XXIe siècle, en particulier au sein de la gauche et des libéraux. Les antisémitismes précédents avaient projeté leurs propres conceptions du mal pur sur les « Juifs » : le rejet et le meurtre du Dieu universel, un meurtre rituellement reproduit sur les enfants ; le rejet du progrès et de la modernité ; l’attachement à la tradition réactionnaire ; la trahison de leur communauté, qu’il s’agisse d’une nation, d’une classe, d’un peuple ou de l’humanité. Ceux qui haïssaient le « socialisme » et ceux qui haïssaient le « capitalisme », rebaptisé « néolibéralisme » à l’époque de Durban, ont donné à ce qu’ils haïssaient des visages juifs pour que tout le monde puisse saisir la profondeur du mal dans leurs cœurs et leurs entrailles.
Dans l’esprit de la compréhension d’Arendt, l’antisionisme de Durban, et la façon dont il a résonné et s’est répandu, nous dit quelque chose sur notre propre société au XXIe siècle. Cette idéologie antijuive n’est pas seulement la dernière tête d’une hydre éternelle, qui repousse à nouveau chaque fois que son ancienne tête a été coupée. Durban ne nous dit rien sur les Juifs ou sur Israël, mais beaucoup sur la société particulière dans laquelle les gens ramassent de vieux morceaux d’antisémitisme mis au rebut et les utilisent pour construire leur propre façon de traiter ce qu’ils trouvent insupportable. L’antisémitisme, tout comme l’antisionisme, ne sont pas seulement des effets de la « société », ce sont des idéologies que des êtres humains spécifiques construisent et utilisent à leurs propres fins.
La responsabilité d’un antisémitisme que ses partisans désavouent
Sarah Annes Brown évoque la « franche perplexité » qu’elle a observée lorsque des militants syndicaux ont appris qu’un de leurs héros socialistes comme Ken Loach s’était livré à une rhétorique antisémite[17]. La question de savoir comment répondre et réagir est difficile dans ce contexte, car les personnes qui ont poussé à l’antisémitisme à Durban se considéraient comme de bonnes personnes en quête de justice et comme des personnes qui s’opposaient fermement à l’antisémitisme. En général, le déni semble authentique, même si son caractère strident et sa certitude peuvent parfois pointer dans la direction d’un doute non avoué. Les dénégations sont également suivies de contre-accusations agressives selon lesquelles l’idée même de l’accusation d’antisémitisme ne peut être comprise que comme une preuve de la malhonnêteté et du double jeu des Juifs[18].
On dit souvent que le mauvais comportement d’Israël est la cause de la variante du « nouvel antisémitisme » mais, en vérité, l’antisémitisme est causé par la façon dont les gens donnent un sens au comportement d’Israël, tel qu’ils le décrivent et l’imaginent. Les antisémites sont responsables des choses antisémites qu’ils disent et font. Ils sont responsables de leur propre ignorance et de leurs propres mécanismes de déni.
La métaphore quelque peu clichée de l’antisémitisme en tant que virus va plutôt dans le sens de l’image anhistorique de l’antisémitisme de Nirenberg. Elle semble également dédouaner les antisémites de toute action. Mais les participants de Durban n’ont pas été infectés passivement par l’antisémitisme. Ils ont décidé de l’adopter. Beaucoup de ceux qui ne sont pas allés jusqu’à embrasser l’antisémitisme l’ont nié ou banalisé. Les participants se sont vu offrir une vision du monde apparemment cohérente qui a trouvé un écho émotionnel et puissant, même si c’est peut-être pour des raisons dont ils n’étaient pas pleinement conscients. Parce que, comme l’affirme Karin Stögner, l’antisémitisme est lui-même une idéologie intersectionnelle par excellence, il est tout à fait adapté pour servir de cadre unificateur à des personnes ancrées dans différentes traditions religieuses et politiques, ainsi qu’à des personnes situées dans différentes parties de structures de pouvoir mondiales complexes[19]. Des personnes qui voulaient être unifiées et qui apprécièrent l’unité qu’il leur apportait.
Nous insistons donc sur le fait que les antisémites, c’est-à-dire les personnes qui adoptent et légitiment des visions du monde antisémites, ont un pouvoir et qu’ils sont politiquement et moralement responsables de ce qu’ils font. Mais nous observons également qu’ils sont souvent clairs quant à leur propre opposition subjective à l’antisémitisme. Ils insistent sur leur propre innocence. Nous observons également qu’à Durban, certains semblaient pleinement conscients et plutôt détendus à l’idée que leur antisionisme pouvait être, et serait, instrumentalisé pour faire avancer des objectifs ouvertement antisémites. À Durban, ils pouvaient voir l’antisémitisme très clairement, autour d’eux. Pourtant, ils ont choisi de ne pas le remarquer, de ne pas le comprendre, de le désavouer ou simplement d’en minimiser l’importance ou la signification. L’antisémitisme, qui n’existait pas, n’était-il pas causé par Israël ?
Les antisionistes ont lutté avec acharnement pour qu’Israël et le sionisme figurent en tête de l’ordre du jour de la « Conférence mondiale contre le racisme » bien avant que quiconque n’arrive en Afrique du Sud. L’une des conférences de planification de Durban s’est tenue à Téhéran. Le gouvernement iranien n’a pas accordé de visas aux détenteurs de passeports israéliens ou aux personnes associées à des organisations non gouvernementales juives. Ces personnes n’ont donc pas pu contribuer à la rédaction de la déclaration et du programme d’action de Durban, qui allaient être adoptés quelques mois plus tard lors de la conférence gouvernementale. Il s’agit là d’une violation flagrante des règles et des normes des Nations Unies, que d’autres délégués ont toutefois laissé passer. Le projet de texte, proposé par l’Organisation de la conférence islamique (OCI) et adopté lors de la conférence de Téhéran, qualifiait Israël de « nouvelle forme d’apartheid » et de « crime contre l’humanité », tout en désignant le « sionisme » comme une « forme de génocide ». Lors de la conférence de suivi de Genève, les délégués de l’OCI ont également cherché à diluer toute mention de la « Shoah » en « génocides », dans un effort apparent pour normaliser le génocide nazi des Juifs en Europe.
Il est difficile d’identifier les responsables de l’antisémitisme, mais il est clair que de nombreuses personnes présentes à Durban, comme la délégation du gouvernement iranien, n’ont accordé aucune importance aux distinctions entre l’hostilité aux Juifs, au sionisme et à Israël, qui sont considérées comme cruciales par les antiracistes subjectifs. De nombreux participants de la conférence étaient tout à fait disposés à travailler avec les antisémites à l’élaboration de déclarations contre le racisme et, plus encore, à minimiser l’importance de l’antisémitisme. La minorité qui s’est élevée contre l’antisémitisme au cours du processus a été marginalisée, délégitimée et a elle-même été dénoncée comme raciste. Le courant principal du mouvement antiraciste mondial a laissé faire.
David Hirsh et Hilary Miller
David Hirsh est directeur du London Centre for the Study of Contemporary Antisemitism et maître de conférences à Goldsmiths, University of London.
Hilary Miller termine une maîtrise en droits de l’Homme à l’université de Columbia et est chargée de recherche sur le projet consacré à la liberté de religion ou de croyance à l’institut Ralph Bunche de CUNY.
Notes
1 | Cet article est dédié à la mémoire de Suzette Bronkhorst, que nous avons interviewée au cours de nos recherches, et à son compagnon Ronald Eissens. Ils étaient présents ensemble à Durban, comme représentants de l’ONG de lutte contre le racisme qu’ils avaient créée ensemble à Amsterdam. Suzette, fille d’un survivant d’Auschwitz, nous a rapporté qu’en tant que Juifs, ils ont littéralement craint pour leur vie dans les rues de Durban en septembre 2001. Elle ajoutait : « Je me suis promis de ne pas laisser Durban définir ma vie comme Auschwitz a défini celle de mon père. » Comment pouvait-elle parler d’Auschwitz et de Durban dans la même phrase ? Notre tâche de recherche est d’essayer de le comprendre. Ils étaient des amis et des collègues pour beaucoup d’entre nous et des amants et des camarades l’un pour l’autre. Suzette est décédée en octobre 2021, Ronald en janvier 2021. |
2 | Nous tenons à remercier David Seymour, dont les nombreuses lectures et la compréhension approfondie du sujet de l’antisémitisme ont contribué à l’élaboration de certaines des idées contenues dans le présent article. Il a exposé sa vision de la relation entre l’antisémitisme et l’antisionisme dans David Seymour, « Continuity and Discontinuity : From Antisemitism to Antizionism and the Reconfiguration of the Jewish Question », Journal of Contemporary Antisemitism 2, no. 2 (2019) : 11–24 |
3 | Joëlle Fiss, “The Durban Diaries,” AJC, 17 septembre 2021, consulté le 18 octobre 2021 |
4 | La métaphore de Durban en tant que virus de grande propagation a été utilisée pour la première fois par David Hirsh sur Twitter et Facebook le 17 août 2021. |
5 | Phyllis Chesler, The New Anti-Semitism (San Francisco: Jossey-Bass, 2003). |
6 | Voir « Letters: More Pressure for Mid East Peace » The Guardian, 5 avril 2002 ; et Hilary Rose et Steven Rose, « The Choice Is to Do Nothing or Try to Bring about Change »,The Guardian, July 15, 2002. |
7 | David Miller, « Miller’s Contribution to ‘the Enemy We Face Here Is Zionism’», YouTube, 15 février 2021, consulté le 17 octobre 2021. |
8 | Voir, par exemple, la déclaration officiellement approuvée par 168 départements et centres d’études sur le genre en mai 2021 : « Gender Studies Departments in Solidarity with Palestinian Feminist Collective », consulté le 17 octobre 2021 . |
9 | Claire Hirshfield, « The Anglo-Boer War and the Issue of Jewish Culpability », Journal of Contemporary History 15, no. 4 (1980): 619–631. |
10 | John Mearsheimer et Stephen Walt, The Israel Lobby and US Foreign Policy (London: Penguin Books, 2008) |
11 | Moishe Postone, “History and Helplessness: Mass Mobilization and Contemporary Forms of Anticapitalism,” Public Culture 18 (2006) : 1 |
12 | Les mouvements anti-sionistes d’avant-guerre sont écrits avec un trait d’union parce qu’ils étaient des mouvements d’opposition à un sionisme qui existait comme mouvement politique. L’antisionisme d’après la Shoah et d’après 1948 est écrit sans trait d’union parce que le sionisme par opposition auquel il se définit, qui est le symbole du racisme et de tout ce qui est maléfique, provient de sa propre imagination. Ce « sionisme » est analogue à la manière dont les antisémitismes plus anciens s’opposaient à leur propre concept imaginé des « Juifs », qu’ils désignaient comme le symbole de tout ce qui est mauvais dans le monde. |
13 | N. Oleynikov, TASS in Russian for abroad and in English,23 août 1977, in Soviet Antisemitic Propaganda (London: Institute of Jewish Affairs, 1978). |
14 | V. Kudryavtsev, “The Criminal Handwriting of Zionism, Izvestia, 2.12.1975,” in Soviet Antisemitic Propaganda (London: Institute of Jewish Affairs, 1978). |
15 | David Nirenberg, Anti-Judaism: The Western Tradition (New York: W. W. Norton & Company, 2014). |
16 | Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism (New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1973). |
17 | « Cependant, lorsque j’ai essayé d’aborder certains de ces problèmes lors d’une conversation avec des militants de l’UCU, je me suis heurté à un sentiment de franche perplexité à l’idée que je puisse avoir une quelconque objection à l’égard de Ken Loach. L’idée était impensable… », In : Sarah Annes Brown, “Distinguishing Criticism from Antisemitism: Contradictory Experiences in Activism, Scholarship and Teaching,” in The Rebirth of Left-Wing Antisemitism in the 21st Century: From the Academic Boycott Campaign into the Mainstream, ed. David Hirsh (London: Routledge, 2022, forthcoming). |
18 | David Hirsh, “How Raising the Issue of Antisemitism Puts You outside the Community of the Progressive : The Living- stone Formulation,” in Anti-Zionism and Antisemitism: Past & Present, ed. Eunice G. Pollack (Boston: Academic Studies Press, 2016), aussi accessible sur « Engage Online »,consulté le 18 septembre 2021, https://engageonline.wordpress. com/2016/04/29/the-livingstone-formulation-david-hirsh-2/. |
19 | Karin Stögner, “Intersectionality and Antisemitism—A New Approach,” Fathom, May 2020. |