Les relations polono-juives dans la Pologne contemporaine

Jakub Nowakowski, historien et directeur du musée juif de Galicie, dresse un large tableau du rapport de la Pologne aux Juifs depuis la Shoah. Après une longue période d’appropriation de l’espace mais aussi de l’histoire et de la mémoire juives polonaises sur laquelle il revient en détail, il note un intérêt nouveau depuis les années 80. En effet, ces dernières années, le tabou sur l’histoire juive polonaise semble s’être levé. Pour autant, un nouvel enjeu se fait jour à travers les tentatives actuelles d’instrumentalisation de cette histoire au profit d’un récit glorificateur porté par le nationalisme polonais et relayé jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir.

 

Mur commémoratif constitué de fragments de sépultures juives, Cracovie, près de la synagogue Rema (c) Musée juif de Galicie.

 

Les relations polono-juives contemporaines sont façonnées, non pas seulement par les événements directement issus de la période précédant la Seconde Guerre mondiale, ni même de la guerre elle-même, mais aussi par un certain nombre de processus qui, bien qu’ayant débuté pendant la Shoah, ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Ce qui, selon moi, relie ces processus, c’est leur nature appropriatrice, consécutive au fait que seul un très petit nombre de Juifs est resté en Pologne après la Shoah et l’exode massif des survivants après la guerre.

L’appropriation de l’espace post-juif

L’appropriation de l’espace vidé de ses Juifs a commencé pendant la Shoah et s’est déroulée dans toute l’Europe occupée. Mais la différence réside dans le fait qu’en Europe occidentale, les Juifs ont le plus souvent disparu du paysage. Ils ont été déportés vers l’ Est,  vers les camps. À l’Ouest, leur mort ne se produisait pas au vu et au su de tous ; par conséquent, l’incertitude de leur sort, du moins officiellement, pouvait être bien plus grande qu’en Pologne occupée. Ici, les Juifs mouraient souvent « au grand jour », sous les yeux même de la population. Face à ça, les attitudes des communautés locales à l’égard des Juifs variaient ; allant de la tentative d’aide à la participation active aux persécutions et aux crimes, en passant par la passivité (qui pouvait être caractérisée à la fois par la tristesse et le désespoir ou bien par une satisfaction non dissimulée). Quoi qu’il en soit, indépendamment de ces attitudes diverses, les communautés locales étaient pour la plupart conscientes de ce qui arrivait aux Juifs (ou elles en prenaient progressivement conscience au cours de la guerre). Il semble que le fait de savoir que les Juifs ne reviendraient jamais était chose courante, en particulier dans les campagnes où les victimes furent assassinées par les Einsatzgruppen. Du moins c’est ce que nous découvrons de plus en plus grâce aux travaux d’historiens comme Jan Tomasz Gross, Jan Grabowski, Barbara Engelking, Dariusz Libionka, Łukasz Krzyżanowski, et bien d’autres[1].

Localement, cette prise de conscience des massacres des Juifs a conféré à la question des biens abandonnés une nature spécifique. Plus seulement une question de morale, mais – en particulier à la campagne – une affaire de pure économie et de simples calculs. Que faire d’une maison, des meubles, des vêtements, ou même de la parcelle de terrain d’un voisin juif assassiné ?

Ce qui est advenu peut être désigné comme une appropriation massive de ce que nous pourrions nommer l’espace post-juif : On s’est emparé des maisons, des magasins, des terrains, et les biens personnels – meubles, vêtements, outils, objets religieux, etc. – ont été pillés. Bien sûr, on peut dire que dans nombre d’endroits, vu d’aujourd’hui, ces biens avaient peu de valeur. Mais disons qu’il est toujours préférable d’avoir des chaussures, même usées et trouées, que de ne pas en avoir du tout.

Nous sommes devenus les nouveaux propriétaires de biens mobiliers et immobiliers suite à l’appropriation de l’espace post-juif. Et en même temps, face à l’antisémitisme polonais des années d’après-guerre et à la politique des autorités communistes, il est vite apparu que nous devions jouer le rôle de gardiens de la mémoire ou, plus encore, de gardiens de l’absence de mémoire. Je ne discuterai pas ici de la politique d’après-guerre et des événements qui ont conduit au déclin de la vie sociale et culturelle juive dans la Pologne après la Shoah, mais me concentrerai sur une seule conséquence de cette politique : la question de la prise en charge par les autorités communistes et par les communautés locales de la tâche de commémorer les victimes de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale. Comme nous le savons tous très bien, la mission a rapidement évolué de la commémoration des victimes à l’effacement de toutes traces de leur mémoire. Un changement d’optique qui était non seulement politiquement justifié dans la Pologne d’après-guerre, mais qui comportait aussi, au regard du contexte d’appropriation mentionné plus haut, une dimension économique souvent personnelle.

Un ancien cimetière juif, aujourd’hui la gare routière de Przeworsk[2] (c) Musée juif de Galicie.

Bien sûr, la population locale avait le droit de voir l’histoire de la guerre à travers le prisme de « ses » propres victimes – les membres de sa famille et ses proches, perdus ou assassinés. Lorsque l’on souffre, il peut être difficile de faire preuve d’empathie envers les autres victimes. La réalité de l’après-guerre offrait un contexte propice à l’amnésie de masse. Mais sur cette amnésie, ce qui a survécu des victimes juives – synagogues, cimetières, lieux de travail – était saisi par les nouveaux propriétaires ou l’État. Les pans d’un passé juif pas si lointain ont servi de fondations à l’avenir polonais alors en formation ; parfois très littéralement, puisque des matzevot [pierre tombale] provenant de cimetières juifs ont été retrouvées dans les fondations de bâtiments, dans les routes et dans les murs. Sans ménagement, les vestiges du monde juif dont nous ne voulions pas nous souvenir ont été réutilisés : les synagogues sont devenues des casernes de pompiers, les cimetières des gares ferroviaires ou routières, des parcs.

Exclure les Juifs du récit mémoriel polonais

La société blessée par la guerre souhaitait oublier, mais les victimes avaient besoin au minimum d’une commémoration symbolique, d’un substitut quelconque dans le processus de guérison. Ce processus fut incroyablement compliqué dans la Pologne de l’après-guerre – le gouvernement communiste avait sa propre vision du passé et un récit sélectif et falsifié devait devenir, et est devenu, la seule représentation disponible du passé.

Cela s’applique également aux questions relatives aux Juifs polonais. Privés de voix et d’influence sur les événements qui avaient cours, craignant pour leur sécurité, isolés et attaqués, ils ont été exclus du récit de l’héroïsme et du martyre de la nation polonaise. Leurs voix, leurs douleurs et leurs traumatismes, leurs chagrins et leurs colères ont été remplacés par nos voix, nos douleurs, nos chagrins et nos colères. Nous nous sommes appropriés non seulement l’espace post-juif, mais aussi le traumatisme juif ; nous en avons acquis les « droits d’auteur » et, de ce fait, nous nous sommes commodément attribués le rôle principale de la seule et évidente victime. Ce récit – notre récit – est devenu le fondement de la nouvelle République populaire de Pologne d’après-guerre.

Car si les deux récits ont pu coexister jusqu’à la fin des années 1940 (avec deux monuments, l’un dédié aux héros du ghetto de Varsovie et, à une échelle locale, le petit monument à Zbylitowska Góra), les années 1950 et 1960 ont vu l’élimination progressive des traces juives de la sphère publique. Les monuments, même ceux situés dans des lieux où la majorité des victimes était juives (par exemple le monument principal de Zbylitowska Góra comme celui du camp de concentration de Płaszów), ne mentionnaient pas les Juifs. Les persécutions particulières étaient remplacées par des expressions énigmatiques telles que « victimes », « citoyens », « morts au combat », etc. Nous décrivions le passé, mais dans un récit qui ne laissait aucune place pour d’autres héros et d’autres victimes que les nôtres. De plus, nous avons unilatéralement décidé que si nous avions tous été des victimes, nous ne pouvions pas avoir été des oppresseurs – comme s’il n’était pas possible d’être à la fois victime et oppresseur.

Monument Juif et monument polonais côte à côte dans la forêt de Tarnow [3]  (c) Musée juif de Galicie.

Après nous être appropriés le présent – l’espace physique de la Pologne d’après-guerre -, nous nous sommes ensuite appropriés le passé. En supprimant les sujets juifs des programmes d’enseignement, des livres, des monuments et des musées, nous avons réalisé le rêve des nationalistes et des antisémites. Nous avons décrit leur Pologne idéale – une Pologne sans les Juifs. Et qu’importe que cette Pologne imaginée n’ait jamais réellement existé ! Ce grand mensonge jouait le rôle d’une illusion commode qui, d’une part, permettait de soulager les consciences et, d’autre part, de remonter un moral en berne… Cette vision d’une Pologne blanche et nationaliste était l’émanation parfaite de toutes nos peurs et de tous nos complexes.

Ces deux processus – l’appropriation du récit, c’est-à-dire la manière de décrire le passé, et l’appropriation de la mémoire, c’est-à-dire la manière de commémorer ce passé – ont eu un impact énorme sur la manière dont les relations entre Polonais et Juifs sont perçues dans la Pologne contemporaine. Les conséquences de ces politiques historiques sont clairement visibles aujourd’hui : selon une enquête de 2015 du Centre de recherches sur l’opinion publique CBOS, 45% des personnes interrogées identifient Oświęcim/Auschwitz comme étant principalement un lieu de supplices pour les Polonais et 33% le considèrent comme étant principalement un lieu de supplices pour les Juifs. Ce pourcentage de 33% constitue une augmentation significative par rapport aux 18% qui étaient d’accord avec cette affirmation en 1995 (toujours dans une enquête de CBOS)[4].

L’appropriation jusque dans la langue

Pour en revenir aux processus d’appropriation dans la Pologne d’après-guerre, ils ne concernent pas seulement les questions relatives aux lieux ou aux objets, mais aussi d’autres sphères comme la langue. Je suis né et j’ai grandi dans le quartier Kazimierz de Cracovie, où ma famille vit depuis des générations. Dans la maison familiale et dans tout l’immeuble, les fours de cuisine étaient appelés « szabaśnik » (« un four de shabbat »). Nous avions un szabaśnik, mes voisins en avaient un, tout comme mes amis de l’école. Ce n’est que bien plus tard que j’ai appris que mes amis vivant dans d’autres quartiers de Cracovie n’avaient aucune idée de ce qu’était un szabaśnik… Le mot a en quelque sorte survécu à la Shoah. Il avait perduré plus longtemps que les personnes qui l’avaient utilisé. Bien que le transfert de mots entre langues ne soit pas si inhabituel, il est notable, dans le contexte des relations polono-juives, que les nouveaux habitants aient conservé le mot original tout en se débarrassant de tout son contexte historique. Ainsi, dans les fours de shabbat des appartements post-juifs du Kazimierz post-juif, la nourriture était préparée par des mères catholiques pour leurs enfants catholiques qui n’avaient aucune idée du passé juif de leur quartier.

Un autre exemple de cette mémoire intuitive est lié au football. Kazimierz – l’ancien quartier juif – est aujourd’hui le bastion des plus fervents supporters et hooligans de Cracovia, l’une des deux principales équipes de Cracovie et le plus ancien club de football de Pologne. Le Cracovia, contrairement à son rival, le Wisła Kraków, était un club ouvert, et des Juifs figuraient parmi ses fondateurs et ses principaux footballeurs. 110 ans plus tard, les supporters de l’équipe écrivent encore avec fierté JG (Jude Gang) sur les murs des immeubles de Cracovie. Aurions-nous affaire ici à une nouvelle apporpriation ? Le passé du club de football s’est trouvé approprié par les nouveaux supporters qui se servent de ses éléments sans avoir véritablement conscience de leur signification. C’est un peu la manière dont, dans les vieux westerns américains, des rôles d’Amérindiens étaient joués par des acteurs blancs aux visages peints, présentant leur propre vision, généralement déformée et superficielle, de ces populations… La liste des processus d’appropriation similaires est longue. Enfants, nous écoutions les histoires de Jan Brzechwa, sans avoir la moindre idée de son origine juive[5].

Tous ces exemples montrent, d’une part, la réalité de la coexistence polono-juive historique et l’ampleur de l’influence des Juifs sur l’histoire de la Pologne. D’autre part, ils montrent combien il a été facile d’effacer certains aspects de cette histoire de la conscience collective des Polonais qui grandissaient dans la nouvelle République populaire, en les remplaçant par une nouvelle vision erronée du passé avec laquelle nous ne pouvions pas vraiment composer, même aujourd’hui.

La « rue des Juifs » dans le centre historique de Tarnów (c) Musée juif de Galicie.
La rupture des années 80

La fin des années 1980 a été marquée par de nombreux changements en Pologne. Des changements qui se sont également appliqués aux questions relatives à la mémoire des Juifs polonais, dont les gens ont soudainement commencé à parler et sur laquelle ils se sont mis à écrire. C’est ce qu’a montré, parmi d’autres, l’essai de Jan Błoński intitulé « Poor Poles Look at the Ghetto », publié dans l’hebdomadaire Tygodnik Powszechny en 1987. Un an auparavant, en 1986, le Centre de recherches interdépartemental pour l’histoire et la culture juives en Pologne avait été fondé à l’université Jagiellonian. Son directeur, le professeur Józef Andrzej Gierowski, résumait alors l’état des connaissances contemporaines en ces termes : « de nombreux préjugés et ambiguïtés se sont développés autour de l’histoire du peuple juif en Pologne, en raison de l’insuffisance des recherches sur ce sujet. Le temps est donc venu de mener des recherches solides sur le passé de la communauté juive afin d’écrire l’histoire des interactions mutuelles, et cela, sans préjugés ni émotions. [6]» Ce diagnostic était aussi précis qu’euphémisant. La fin des années 1980 fut, bien entendu, également marquée par les débuts du fameux festival de la culture juive à Cracovie.

Toutes ces actions ont amorcé un certain nombre de processus positifs. Les « questions juives » ont alors commencé, pour la première fois depuis de nombreuses années, à apparaître dans le discours de la société polonaise, parfois en remontant depuis le terrain jusqu’au débat public et parfois en empruntant le chemin contraire comme lors de réponses aux « accusations » portées par Jan Tomasz Gross[7]. Avec le temps, cet intérêt, modeste au départ, s’est transformé en une tendance qui paraissait incroyable au regard des trente années précédentes : on assistait à l’érection de monuments et de plaques dédiés aux habitants juifs des villes et des villages, à la rénovation de synagogues, au nettoyage de cimetières, à la création de programmes d’étude du judaïsme, à l’inclusion dans les cursus scolaires de la Shoah et d’un voyage à Auschwitz, à la construction de musées et, surtout, à une relance de la vie juive en Pologne. Malgré cela, je pense que les processus évoqués précédemment – l’appropriation de l’espace, du récit et de la mémoire – n’ont pas pris fin avec la chute du communisme, ils sont toujours en cours. Alors que l’objectif était auparavant d’effacer le passé juif, nous assistons souvent aujourd’hui à l’invention et à la promotion d’une version idyllique de l’histoire dans laquelle les Juifs sont bien présents mais sont réduits au rôle du violoniste sur le toit – une figure iconique, presque celle d’un conte de fée.

Après le silence, le récit artificiel

Ce qui menace, ce n’est pas seulement l’antisémitisme mais, paradoxalement, cette version artificielle, en expansion, du philosémitisme. Il s’agit d’une admiration sélective et superficielle pour la culture juive soudainement découverte, ou plutôt pour sa version incomplète, dépourvue de toutes nuances, qui correspond à notre vision du passé – celle d’une Pologne hospitalière et généreuse apportant aide et salut. Dans ce récit, les Juifs deviennent un outil pratique avec lequel nous pouvons démontrer notre générosité, notre courage et notre sacrifice. Nous avons besoin des Juifs parce qu’ils nous donnent des héros limpides, dont nous pouvons être fiers. Nous plaçons alors nos Ulmas, nos Sendlers et nos Karskis sur les épaules des Juifs et nous leur faisons porter ces figures à travers le monde comme preuve de notre bravoure et de notre héroïsme.

Les Justes deviennent un outil, un bouclier pour nous protéger de toutes accusations – et le procédé est particulièrement utilisé par le gouvernement au pouvoir en ce moment, et de manière cynique. Nous paradons à la lumière de leur courage, tout en refusant sans scrupule d’apporter de l’aide à ceux qui en ont besoin aujourd’hui.

Nous continuons à nous approprier le passé, cette fois sans en effacer les Juifs, mais en leur donnant un rôle bien précis à jouer. La narration nationaliste-catholique donne aux Juifs le rôle de bénéficiaires passifs de notre miséricorde lesquels Juifs, au lieu de nous remercier avec le dévouement et respect qui nous seraient dûs, nous renvoient des accusations dégoûtantes de participation à la Shoah, de meurtres et de spoliations – ce qui nuit considérablement à notre image dans le monde.

Des exemples de ces processus d’appropriation contemporains sont visibles partout en Pologne : des restaurants « Jewish style », particulièrement populaires à la fin des années 1990, connaissent encore un succès surprenant en de nombreux endroits ; ou bien des expositions dans des synagogues rénovées où les thèmes juifs sont placés entre des expositions de fossiles, ou d’objets provenant de villages polonais et de pièces d’un bombardier des forces alliées abattu pendant la Seconde Guerre mondiale ; ou alors des festivals au cours desquels la culture juive est réduite à des concerts de klezmer et à de la cuisine juive. On n’y apprend rien et cela renforce plutôt l’image stéréotypée que l’on a des Juifs, sans jamais dépasser les limites étroites de nos zones de confort personnelles.

Le cas de certaines conférences est dans la même veine. En 2016, le chef du département éducatif du Musée juif de Galicie était censé participer à un séminaire organisé par le musée à Chmielnik, soutenu par le ministère polonais des Affaires étrangères et dont le sujet était : « Celui qui sauve une vie sauve le monde entier. L’aide offerte aux Juifs par les Polonais en 1939-1945, avec une attention particulière sur la région de Kielce… » Parmi les titres des communications, on trouvait :

– Révérend Professeur Waldemar Chrostowski, « Sauver et protéger la vie humaine dans le judaïsme. »

– Révérend Dr. Tomasz Siemieniec, « Aider ses frères : L’enseignement catholique concernant l’aide et le sauvetage de la vie humaine. »

– Dr. Tomasz Domański, « Participation des Polonais au sauvetage des Juifs dans la campagne de la région de Kielce 1939-1945. »

– Marcin Florek, « La communauté du district de Miechów dans l’action de sauvetage des Juifs 1939-1945. »

– Ewa Kołomańska, « InJustes ? Les Polonais sauveurs de Juifs dans les territoires ruraux et dans les villes qui n’ont pas reçu le titre de Justes parmi les nations. »

– Dr. Marek Maciągowski, « Shtetls de Kielce. Les Polonais ayant aidé la communauté juive dans la région de Kielce 1939-1945. Exemples choisis ou aperçu de la question. »

– Dr. Andrzej Kwaśniewski, « Le Clergé ayant secouru les Juifs dans les collections des Archives diocésaines de Kielce. »[8]

Memorial, Brzostek[9] (c) Musée juif de Galicie.
Un renouveau judéo-polonais ?

Ne vous méprenez pas sur ma critique. Je ne dis pas qu’il ne faudrait pas parler des Polonais qui ont aidé des Juifs ou des réactions positives de communautés entières à l’égard de leurs voisins juifs, mais je critique le fait qu’on en parle hors de tout contexte et sans mentionner le fait que tout Polonais rencontré sur la route n’était pas forcément synonyme de sauvetage ou même d’une quelconque bienveillance. L’histoire s’en trouve déformée.

S’il était besoin d’un réconfort après ce panorama, il serait juste de souligner que la tendance discutée ici coexiste actuellement avec celle d’un intérêt authentique et profond pour l’histoire et la culture juives. Il existe des restaurants casher qui proposent de la cuisine juive ou israélienne, un Festival de la culture juive qui offre depuis longtemps la possibilité de goûter à la polyphonie du monde juif. Il y a aussi d’excellents musées et institutions culturelles comme l’Institut historique juif, le Musée POLIN de l’histoire des Juifs polonais, en passant par le Musée juif de Galicie, ou encore des établissements bien plus petits, comme la Porte de Cukerman à Będzin ou le Centre théâtral Grodzka Gate-NN à Lublin. La Pologne compte des enseignants merveilleux et des habitants passionnés qui deviennent des défenseurs du passé juif dans leurs petites patries. Et – c’est le plus important – il y a des communautés juives actives avec des crèches, des écoles et des centres culturels. L’association sportive Maccabi Warsaw a représenté la Pologne aux Jeux Maccabiah en Israël pour la première fois depuis des décennies. Pour la première fois depuis de nombreuses années également, nous avons une génération de jeunes Juifs polonais qui peuvent et veulent mener leur vie dans notre pays et élever leurs enfants ici. Leur voix est représentée par un certain nombre d’organisations et de communautés, tant laïques que religieuses.

Il existe de nombreux motifs de satisfaction et d’optimisme. Mais il existe également de nombreux motifs d’inquiétude. Il suffit pour s’en convaincre de regarder ce qui se passe dans les rues de nos villes – des marches du Camp National Radical, en passant par les actes de violence envers les personnes ayant une couleur de peau différente, jusqu’à la construction du mythe des « soldats maudits »[10] et la résolution du parlement polonais glorifiant les forces armées nationales. Pour la première fois depuis de nombreuses années, tout se passe en plein jour, avec le soutien du gouvernement, dont un membre, le ministre de l’Éducation, ne veut ou ne peut pas reconnaître la responsabilité des crimes perpétrés à Jedwabne et lors du pogrom de Kielce[11].

Fort heureusement, la Pologne contemporaine ne se résume pas à des catholiques polonais discutant de questions juives avec d’autres catholiques polonais. La Pologne actuelle, c’est aussi des Polonais juifs qui discutent de questions juives et de la Pologne avec d’autres Polonais juifs. La chute du communisme et le début des changements démocratiques signifient un renouveau pour les Juifs polonais. À quoi ressemblera cette nouvelle réalité ? Les vieux démons de l’antisémitisme reviendront-ils ou l’ouverture et la tolérance prévaudront-elles ? Tout cela restait incertain lorsque des personnalités telles que Stan Tymiński et Leszek Bubel faisaient leur entrée sur la scène politique polonaise au début des années 1990[12].

Un autre problème, tout aussi important, auquel les quelques communautés juives de la nouvelle Pologne étaient alors confrontées tenait à l’absence quasi-totale d’infrastructures nécessaires à la renaissance de la vie juive, comme par exemple la nourriture casher (à part la vodka dont les types casher étaient très populaires dans les années 1990), les mikveh, les écoles maternelles, les écoles primaires, les rabbins et enseignants. L’argent aussi manquait… Surtout, la Shoah, et les quatre décennies de communisme qui ont suivi, avaient brisé sans retour possible la courroie de transmission par laquelle des générations de Juifs polonais avaient transmis leur savoir sur ce que signifie être un Juif et comment on pouvait l’être ici. Tout ce qui définissait quelqu’un en tant que Juif avait été presque totalement perdu. Et si la nouvelle réalité offrait une chance de reconstruction, les Juifs durent se procurer par eux-mêmes les outils nécessaires à ce processus. Par conséquent, la reconstruction du monde juif n’est devenue possible que grâce au soutien que les Juifs polonais ont reçu en grande quantité de l’Ouest, principalement des États-Unis et du Royaume-Uni. Grâce à ce soutien, il a été possible de créer les fondations sur lesquelles le miracle de la renaissance a germé au cours des quinze années suivantes.

Le miracle de la renaissance est devenu possible grâce à une sorte de transfusion sanguine entre les communautés juives d’Europe occidentale et d’Amérique vers la communauté juive de Pologne. Des rabbins, des enseignants, des éducateurs, des dirigeants et des sponsors étrangers ont aidé la communauté des Juifs polonais à retrouver le chemin du judaïsme. Ils ont naturellement utilisé les standards et les motifs présents dans leur propre environnement d’origine. C’est ainsi que notre carpe natale à la juive a été progressivement remplacée par le houmous, qui a commencé à devenir le symbole de la cuisine juive moderne. Léopold Kozłowski a perdu sa popularité au profit de Matisyahu et Vilnius et Lviv ont été remplacées par New York et Tel Aviv comme objets de nostalgie[13].

Aujourd’hui, dans toute la Pologne, nous constatons que cette nouvelle idée de la judéité, si elle est rapidement adoptée par les jeunes membres des communautés, est parfois rejetée par les plus anciens, qu’il s’agisse des survivants de la Shoah ou de la deuxième génération. Ces personnes n’ont pas l’impatience de l’avenir mais la nostalgie du passé. Leur histoire se déroule autour des tombes et des cimetières, et n’a pas grand-chose à voir avec le récit de la nouvelle génération qui, dans une large mesure, tente désespérément de s’éloigner de ces mêmes tombes. Alors se fait jour un conflit pour savoir qui représenterait réellement les Juifs polonais. Conflit qui se manifeste notamment dans la rivalité entre deux récits contradictoires : l’un ne s’intéressant pas au passé, l’autre ne s’intéressant pas à l’avenir.

Traces de sépultures juives dans les montagnes Tatras[14] (c) Musée juif de Galicie.

Qui va donc écrire les prochains chapitres de ce livre vivant et dépeindre ce passé ? Les processus d’appropriation arriveront-ils à leur fin ou se poursuivront-ils, remodelant sans cesse notre mémoire, comme les vagues remodèlent les rives de la mer, rejetant parfois de ses abysses des objets troublants du passé oublié.

 

Note de la rédaction : Sur la situation en Pologne voir également l’article en deux parties d’Ewa Tartakowsky paru dans K. en septembre 2021 : « Les  « Justes polonais » à Markowa ».

 


Jakub Nowakowski

Jakub Nowakowski est né et a grandi à Kazimierz, l’ancien quartier juif de Cracovie. Issu d’une famille non juive qui a vécu à Kazimierz pendant des générations, il a été poussé dès son plus jeune âge à faire des recherches sur l’histoire de son quartier. En 2007, il est diplômé du département d’études juives de l’université Jagellonne, où il a rédigé une thèse sur la résistance juive à Cracovie pendant la Seconde Guerre mondiale. En 2010, il est devenu le directeur du Musée juif de Galicie. Jakub Nowakowski est le co-auteur de publications du musée (entre autres) : Pologne : A Jewish Matter. Il est également conservateur des expositions du musée (entre autres) : « Se battre pour la dignité : la résistance juive à Cracovie », « Souvenirs de la ville juive de Lwów et de l’Holocauste », « La fille au journal intime : À la recherche de Rywka dans le ghetto de Łódź ».

Toutes les photos proviennent de l’exposition « Traces de la mémoire. Regard contemporain sur le passé juif en Pologne », exposition principale du Musée juif de Galice, Cracovie, Pologne. L’exposition a été créée par les professeurs Jonathan Webber et Chris Schwarz, avec des photographies prises également par le professeur Jason Francisco.

Notes

1 Jan Tomasz Gross, Les Voisins :10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne, Fayard, 2002; Jan Grabowski, Judenjagd : Polowanie na Żydów 1942-1945 : Studium dziejów pewnego powiatu, [Judenjagd : La chasse aux Juifs], Varsovie, Stowarzyszenie Centrum Badań nad Zagładą Żydów, 2011; Barbara Engelking, Dear Mr Gestapo : Denunciations sent to the German Authorities in Warsaw, 1940-1941, Varsovie, Association of the Centre for Holocaust Research, 2003; Jan Grabowski et Dariusz Libionka (eds), Klucze i kasa : O mieniu żydowskim w Polsce pod okupacją niemiecką i we wczesnych latach postojennych, 1939-1950 [Clés et argent : le sort des biens juifs en Pologne occupée, 1939-1950], Varsovie, Stowarzyszenie Centrum Badań nad Zagładą Żydów, 2014; Łukasz Krzyżanowski, Dom, którego nie było. Powroty ocalałych do powojennego miasta [La maison qui n’était pas là : Le retour des survivants dans l’après-guerre Villes], Wołowiec, Wydawnictwo Czarne, 2016.
2 Les cimetières juifs abandonnés de Pologne n’ont pas toujours été traités avec le respect qu’ils méritent. Celui-ci, situé dans la ville de Przeworsk et datant du XVIIIe siècle, est un cas extrême d’effacement de la mémoire. Pendant l’occupation, le cimetière a été complètement détruit par les Allemands, qui ont également volé les pierres tombales pour en faire des constructions. En 1969, une gare routière a été construite sur le site. Vers 1990, un habitant sensible a érigé un simple mémorial qu’il avait fabriqué lui-même et qui est toujours là. En 2014, une entreprise a voulu utiliser le terrain à des fins de construction, mais la communauté religieuse juive de Varsovie s’y est opposée. Le problème de la commémoration appropriée est toujours d’actualité.
3 Les Juifs et les Polonais, tous deux victimes d’atrocités pendant l’occupation allemande, se souviennent de cette époque de façon très différente. Leurs mémoires séparées ne coïncident guère, et encore moins le sentiment d’une souffrance partagée. Dans cette forêt située à l’extérieur de Tarnów, où les Juifs et les Polonais ont été amenés (à des occasions différentes) pour être abattus dans des fosses communes, se trouve un grand monument érigé par l’État « à la mémoire de ses citoyens assassinés ». Les survivants de la Shoah à Tarnów avaient auparavant érigé leurs propres pierres commémoratives à la mémoire des victimes juives. Les deux monuments que l’on voit ici se côtoient, dans une coexistence difficile.
4 Communiqué de recherche n° 11/2015, CBOS, Varsovie, janvier 2015. 253
5 Jan Brzechwa, de son vrai nom Jan Wiktor Lesman est un auteur et poète polonais principalement connu pour ses œuvres de littérature pour les enfants
6 Instytut Judaistyki
7 Historien polonais dont l’œuvre concernant les relations judéo-polonaises pendant et après la Shoah sont pionnières. Son livre sur le massacre de Jedwabne perpétré par des Polonais catholiques dans un village occupé par les nazis, Les voisins — Un pogrom en Pologne,
8 « Celui qui sauve une vie sauve le monde entier », programme de la conférence, Chmielnik, 4-7 octobre 2016.
9 La croix et l’étoile de David sur ce mémorial, dans un champ de la forêt près du village de Brzostek, marquent la tombe commune de sept personnes – six Juifs, membres d’une famille, et un Polonais catholique appelé Jan Jantoń. Les Juifs avaient été cachés par Jantoń dans un abri souterrain dans la forêt où il leur apportait régulièrement de la nourriture. Mais il a été dénoncé et les Allemands ont abattu tout le monde.
10 Les « soldats maudits » désignent les mouvements de résistants polonais qui s’organisèrent à la fin de la  guerre.
11 [Disgrâce du ministre Zalewska. Elle ne sait pas qui a assassiné les Juifs à Kielce et à Jedwabne ? »], Newsweek, 14 juillet 2016.
12 – Stanisław Tymiński (1948) – Entrepreneur polonais originaire du Pérou, Stanisław Tymiński, très peu connu, a été candidat à la présidence lors de la première élection présidentielle démocratique après la chute du communisme, en 1990. Malgré son manque d’expérience politique, ses opinions extrémistes et ses accusations d’antisémitisme, il a battu l’éminent militant anticommuniste et premier Premier ministre de la Pologne indépendante, Tadeusz Mazowiecki, au premier tour des élections. Au second tour, cependant, il perd l’élection face à Lech Walesa, le leader de Solidarité, qui devient président.

— Leszek Bubel (1957) – Homme politique polonais, membre du Parlement entre 1991 et 1993. Connu pour ses opinions de droite, nationalistes, antisémites et anti-européennes.

13 Leopold Kozlowski-Kleinman (1918-2019) – Pianiste et compositeur polonais, dernier représentant du klezmer d’avant-guerre en Pologne, appelé « le dernier klezmer de Galicie ». En 1991, il a dirigé le premier concert de chants juifs à la synagogue du Temple de Cracovie. Il a donné des concerts dans le monde entier, il a écrit des musiques de films, de pièces de théâtre et de comédies musicales (entre autres « Skrzypek na Dachu »). Survivant de la Shoah.

— Matisyahu (1979) – Matthew Paul Miller, connu sous son nom de scène hébreu Matisyahu. Chanteur de reggae, rappeur et musicien de rock alternatif juif américain. Son titre « King Without a Crown », sorti en 2005, a été classé dans le Top 40 aux États-Unis.

14 Une partie du cimetière juif abandonné de Zakopane, une station balnéaire située au pied des montagnes Tatras, dans le sud de la Pologne, célèbre notamment pour ses sports d’hiver. Elle était populaire auprès des visiteurs juifs de tous âges, et de nombreux groupes de jeunes juifs y organisaient des camps d’été et d’hiver. La petite population juive résidente n’est devenue une communauté indépendante qu’en 1939, quelques mois avant l’invasion allemande. Zakopane a été prise le premier jour de la guerre et, à la mi-1940, tous les Juifs ont été déportés. Mais les ruines de son cimetière (réaménagé en 2004 à l’initiative d’un groupe juif privé) prouvent qu’il y avait autrefois une présence juive dans cette région, même si le souvenir du Zakopane juif a pratiquement disparu – la synagogue a été détruite et le cimetière n’est toujours pas indiqué sur les plans de la ville.

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