Enquête sur l’antisémitisme en Grèce – Partie 2 : Politiques de lutte

Cette seconde partie de l’enquête sur les spécificités de l’antisémitisme grec s’attarde, à partir de témoignages, sur la manière dont les pouvoirs publics entendent lutter contre ce phénomène. Mais entre la responsabilité de l’Église orthodoxe dans la diffusion de préjugés anti-juifs, les difficultés d’organiser la lutte contre la désinformation et l’antisémitisme sur Internet, ainsi que l’augmentation des actes de vandalisme lors des flambées du conflit israélo-palestinien, la tâche parait singulièrement ardue.

 

Inscription murale, Salonique, 2023

 

=> Première partie : Enquête sur l’antisémitisme en Grèce : État des lieux

La responsabilité de l’Église orthodoxe grecque

Dans l’enquête de l’APL sur l’antisémitisme (2021), la Grèce a le taux le plus élevé d’Europe de personnes qui sont tout à fait d’accord et d’accord avec deux affirmations indiquant un antijudaïsme religieux traditionnel : « Même aujourd’hui, la crucifixion de Jésus-Christ est un péché impardonnable commis par les Juifs » (39% VS 13% dans l’échantillon total), et « La souffrance des Juifs est une punition de Dieu » (24% VS 8% dans l’échantillon total). « L’idée que les Juifs sont responsables de la crucifixion de Jésus justifie la Shoah. Une telle approche n’a jamais été dominante du côté orthodoxe », affirme M. Kalantzis. Au contraire, le président des communautés juives de Grèce, David Saltiel, insiste sur la responsabilité de l’Église orthodoxe dans l’antisémitisme grec : « les catholiques acceptent que les Romains aient crucifié Jésus, ce n’est pas le peuple juif qui a décidé de la crucifixion. Mais même aujourd’hui, dans l’Église orthodoxe, les enfants sont empoisonnés par ces idées dès leur plus jeune âge. Nous essayons au contraire de leur dire que les Juifs sont bons ».

J’ai demandé au secrétaire général des affaires religieuses s’il pensait que l’Église orthodoxe faisait partie du problème, et si elle pouvait devenir une partie de la solution : en effet, que ce soit dans une direction ou dans l’autre, elle influence une partie importante de la société grecque. « Oui, il y a des problèmes. Je n’oublierai pas certains moines du Mont Athos – ne faisant pourtant pas partie de l’Église orthodoxe sur décision du patriarche œcuménique – qui ont participé à une manifestation en 2012 dans le centre d’Athènes. Leur doyen a fait des déclarations au sujet du président du parti néo-nazi Aube dorée, N. Michaloliakos, racontant qu’il est l’Hitler grec venant ‘éclaircir les choses’, et il s’est attaqué aux juifs grecs et aux juifs en général, car les juifs grecs sont peu nombreux. Donc le problème existe évidemment, et bien sûr qu’il y a des membres du clergé qui ont de telles opinions. L’Église grecque est vaste et comprend de tout. Je vous rappelle qu’il y avait des partisans indirects de l’Aube dorée en son sein. Oui, l’Église fait partie du problème, pas au titre principal – celui-ci concerne des groupements politiques – et oui, elle fait aussi partie de la solution. L’Église orthodoxe prend déjà des mesures pour faire partie de la solution par l’intermédiaire de la Fondation pour la Formation Pastorale, qui a organisé des séminaires pour les prêtres sur la lutte contre l’antisémitisme, par l’intermédiaire du Centre orthodoxe et du Dialogue Interconfessionnel. Elle a également pris d’autres dispositions, avec la participation de prêtres à des séminaires spécialisés en collaboration avec Yad Vashem. L’Église participe à tous les événements liés à la mémoire de la Shoah, ainsi qu’aux événements pour l’attribution du titre de Juste Parmi les Nations – je vous rappelle que l’archevêque Damaskinos d’Athènes a été honoré de ce titre. À certaines occasions où l’Église a fait preuve d’antisémitisme, elle en a d’ailleurs été accusée par cet archevêque lui-même. Cette approche fait donc des progrès. Je vous rappelle également que l’archevêque de Chypre et le grand rabbin d’Israël ont fait une déclaration commune, et bien sûr, le Patriarche œcuménique s’est exprimé à de nombreuses reprises d’une manière tout à fait claire, sans équivoque ».

Sur internet, « Le mot ‘Juif’ est attribué comme une accusation et une caractérisation dénigrante« 

D’après M. Kalantzis, « Internet offre des possibilités de propagande sans précédent, notamment au travers des communautés closes. Cependant, une question se pose : comment limiter ce discours sur Internet, empêcher l’empoisonnement de l’esprit par une telle propagande, en particulier concernant les jeunes qui manquent d’expérience, tout en préservant la liberté d’expression ? Ce n’est pas un problème national, c’est un problème européen, et pour l’instant, même la Commission ne sait pas comment l’aborder. Nous ferons ce que nous pourrons, car Internet est aussi une occasion pour nous de parler, de partager nos expériences et de mettre en lumière les côtés sombres de l’antisémitisme ».

L’équipe journalistique Greek Hoaxes procède à la vérification des faits et collabore avec Facebook (META). Pour comprendre l’expression de l’antisémitisme sur Internet, nous avons demandé au rédacteur en chef de cette équipe, Dimitris Alikakos, de nous parler des mythes et théories conspirationnistes concernant les Juifs auxquels ils sont le plus confrontés. “Les mythes les plus courants qui circulent sur les réseaux sociaux en Grèce sont ‘Les Protocoles des Sages de Sion’, la négation de l’existence de la Shoah, ou l’idée que le nombre de victimes était beaucoup plus faible et qu’il a simplement été exagéré par les Juifs pour atteindre leurs sinistres objectifs. De même, de temps à autre, une origine juive est attribuée à divers personnalités politiques, tels que la famille Papandreou, Kostas Karamanlis, Karolos Papoulias, Evangelos Venizelos, Kostas Simitis, et d’autres. Le mot ‘Juif’ est souvent utilisé avec une connotation péjorative pour susciter des sentiments antisémites chez les lecteurs. Une théorie du complot apparue en 2012 veut que le porte-parole du gouvernement de l’époque, Elias Mosialos, soit juif, et que son vrai nom soit ‘Elias Mossia’. Le mythe a refait surface en 2021 lorsqu’il est devenu le représentant du gouvernement central auprès des organisations internationales pour la gestion de la pandémie de COVID-19. Un autre mythe très répandu est qu’il n’y avait pas de Juifs dans les tours jumelles parce qu’ils avaient été prévenus à l’avance, ou encore que les Juifs ne contractent pas le cancer. Notre expérience montre que la désinformation visant les Juifs sont principalement diffusées par des cercles d’extrême droite. L’objectif est de discréditer le mot ‘Juif’ et toute personne associée à l’État d’Israël. Le mot ‘Juif’ est attribué comme une accusation et une caractérisation dénigrante », déclare M. Alikakos.

« Ces dernières années, j’ai remarqué une augmentation des commentaires antisémites et conspirationnistes sur internet », explique Dimitris Kravvaris, qui surveille principalement Twitter, Facebook et en partie Instagram, ainsi que la blogosphère grecque. « Il s’agit clairement d’une tendance internationale, et le cas grec ne fait pas exception. Deux choses me surprennent cependant dans ce dernier. Premièrement, les commentaires aux aspects antisémites évidents sont rarement supprimés par les administrateurs responsables – souvent, j’ai même l’impression que les grands journaux ne vérifient même pas ce qui est discuté dans les commentaires réagissant à leurs publications. Deuxièmement, nombre de ces commentaires révèlent une obsession pour la culture helléno-chrétienne. Dans ce contexte, l’élément juif est traité comme un corps étranger, voire comme une force obscure ou menaçante. Les réactions à la condamnation du vandalisme du monument dédié à l’ancien cimetière juif de Thessalonique par Niki Kerameos sont caractéristiques. Je ne suis pas sûr que tous ces commentateurs soient exclusivement des membres ou des électeurs de l’Aube dorée ou d’autres formations d’extrême droite. Ce syndrome de compétition avec la mémoire de la Shoah, qui conduit souvent à une série de questions persistantes telles que ‘pourquoi n’avez-vous pas dit un mot sur le génocide A ou B ? / pourquoi ignorez-vous les Grecs au profit des Juifs ? ‘, est sans doute lié à l’auto-victimisation d’une partie de l’opinion publique grecque », déclare-t-il.

« Il y a une augmentation nette des incidents antisémites à chaque fois que des conflits se déroulent au Moyen-Orient »

Durant la période où nous avons réalisé les entretiens pour ce rapport, l’attaque terroriste du Hamas contre Israël s’est produite, suivie de la guerre d’Israël à Gaza. Quelques jours après notre entretien avec M. Kalantzis, la fresque commémorant les victimes de la Shoah dans le quartier de Vardaris a été vandalisée pour la troisième fois depuis sa création. Une fois de plus, une croix gammée est apparue, mais cette fois-ci, sans les initiales de l’Aube dorée ; au lieu de cela, c’était l’étoile de David qui était assimilée au symbole nazi. En outre, des slogans tels que « Free Gaza » et « Jews=Nazi » ont été écrits.

Dans la ville de Kavala, dans le nord de la Grèce, le monument commémorant la Shoah a été vandalisé une fois de plus. Ce type de vandalisme n’est pas rare lors des flambées du conflit israélo-palestinien. Cependant, cette fois-ci, les attaques ne se sont pas limitées aux monuments. Des inconnus ont brisé la vitrine d’un magasin juif à Larissa et écrit des slogans antisémites devant les maisons de Juifs à Volos, assimilant à nouveau l’étoile de David à la croix gammée et les Juifs aux nazis.

En outre, les commentaires sur Internet, les messages liés aux événements en Palestine, les articles et les dessins à caractère antisémite se sont multipliés dans les médias. Certains Juifs de Grèce ont commencé à avoir peur, et les rares à porter des kippas ou des étoiles de David dans les lieux publics ont commencé à reconsidérer la question.

« Dans le contexte actuel du grave conflit à Gaza qui fait suite aux attaques terroristes du Hamas contre Israël le 7 octobre, nous avons à nouveau constaté en Grèce et dans le monde une résurgence aiguë des discours antisémites. Dans certains autres pays,  les actes antisémites ont également augmenté. Mais nous devons rester vigilants. Il est absolument faux de tenir les Juifs partout dans le monde pour responsables des actions du gouvernement israélien. La rhétorique et les actes antisémites doivent être proscrits. Dans le même temps, il faut proposer une perspective de résolution de la question du Moyen-Orient, conformément au droit international », déclare M. Aliferi.

« Il y a une augmentation nette des incidents antisémites à chaque fois que des conflits se déroulent au Moyen-Orient », déclare le blogueur Dimitris Kravvaris, qui effectue depuis des années une veille sur les manifestations d’antisémitisme, principalement sur Twitter, Facebook, Instagram, mais aussi dans la blogosphère grecque. « En ce qui concerne le Moyen-Orient, la majorité de la gauche grecque refuse obstinément de changer de position : quoi qu’il arrive, Israël est le « mal », le « colonisateur », le « criminel », le « nazi ». Nous le vérifions même après l’attaque génocidaire du Hamas. Je pense également que la violence antisémite est favorisée par la publication d’articles et de croquis aux rapprochements incontrôlés et aux prolongements antisionistes (représentation de Gaza comme Guernica, lapidation du drapeau israélien par le Soldat Inconnu). La profanation de la fresque à Thessalonique et l’attaque du magasin juif ne sont pas nées de nulle part ».

Dans une enquête récente sur l’antisémitisme (APL, 2021), il y a lieu de noter que la Grèce obtient le score le plus élevé ou le deuxième score le plus élevé en matière d’hostilité antisémite à l’égard d’Israël. Ainsi, 28% de l’échantillon grec est « d’accord » ou « tout à fait d’accord » avec l’énoncé « En raison de la politique d’Israël, je déteste de plus en plus les Juifs » (15% dans l’échantillon total) ; 45% avec « Lorsque je pense à la politique d’Israël, je comprends pourquoi certaines personnes détestent les Juifs » (26% dans l’ET) ; 49% que « Les Israéliens se comportent comme des nazis à l’égard des Palestiniens » (26% dans l’ET).

Quelle réponse au niveau étatique ?

Kalantzis occupe le poste de Secrétaire Général aux Affaires Religieuses depuis plus de 12 ans et est notamment chargé de la lutte contre l’antisémitisme. « Le pays a fait une série d’efforts ces dernières années, à commencer par l’instauration de la Journée de Commémoration de la Shoah. Chaque année, le 27 janvier, les deux premières heures de cours sont consacrées à une commémoration de la Shoah dans toutes les écoles du pays. En outre, il y a dix ans, nous avons lancé un concours annuel de vidéos d’étudiants sur la Shoah à l’issu duquel les écoles distinguées – environ 150 élèves chaque année – effectuent une visite éducative au musée d’Auschwitz. Il s’agit, de loin, d’une des actions les plus réussies du Ministère de l’Éducation, produisant des résultats à long terme. Les enfants qui participent à ce processus deviennent les ambassadeurs d’une idée. Nous avons également modifié la nature des prix décernés pour le titre de « Juste parmi les Nations ». Alors qu’il se déroulait auparavant à l’ambassade d’Israël, une école s’engage désormais à « adopter » cet événement. Ces dernières années, quatre événements de ce type ont eu lieu. Cela implique une diffusion massive d’informations, car les personnes qui assistent à cet événement s’en souviennent à jamais ». En ce qui concerne les mesures de lutte contre l’antisémitisme, M. Kalantzis mentionne également les séminaires organisés pour les éducateurs, en collaboration avec le Musée juif de Grèce, « parce que si vous n’avez pas d’éducateurs sensibilisés au problème, vous ne pouvez pas faire de politiques ».

J’ai interrogé l’ambassadeur Aliferi sur les initiatives prises par la Grèce en tant que membre (ainsi que pendant sa présidence en 2021) de l’Alliance Internationale pour la Mémoire de la Shoah. « Conformément aux lignes directrices de l’IHRA, l’enseignement de la Shoah est inclus dans les manuels scolaires, tandis que des séminaires de formation dédiés au sujet sont organisés pour les éducateurs. Début 2019, le Secrétariat Général aux Affaires Religieuses du Ministère grec de l’Éducation et des Affaires Religieuses a adopté la définition de travail non juridiquement contraignante de l’antisémitisme formulée par l’IHRA en 2016. En novembre 2019, la Grèce a adopté la définition de travail du déni de la Shoah formulée l’IHRA en 2013, devenant ainsi le premier pays à l’intégrer. Le thème central de la Présidence Grecque (2021-2022) était L’enseignement et l’apprentissage de la Shoah : L’éducation pour un monde sans jamais plus de génocide, complété par le thème de La lutte contre le déni et la distorsion de la Shoah sur Internet. Au cours de notre présidence, nous avons organisé plus de quinze séminaires, programmes éducatifs et ateliers sur l’enseignement de la Shoah et la formation d’éducateurs, d’agents des forces publiques, d’ecclésiastiques et d’autres fonctionnaires, dont certains en collaboration avec des pays tels que l’Autriche, la Bulgarie et la Macédoine du Nord, ou des institutions telles que Yad Vashem, le Mémorial de la Shoah et le Musée américain du Mémorial de la Shoah. Le Musée juif de Grèce a également apporté une contribution importante à tous ces projets. Un événement majeur a été la conférence internationale sur La Lutte contre l’Antisémitisme, la Déformation et le Déni de la Shoah sur le Terrain Numérique, tenue dans la ville de Ioannina du 7 au 9 octobre 2022, et organisée par la Délégation Grecque de l’IHRA, en collaboration avec la municipalité de Ioannina (en raison de la pandémie, il n’a pas été possible d’organiser cette conférence pendant la Présidence Grecque). Pendant la Présidence Grecque, la Macédoine du Nord est devenue le 35e membre à part entière de l’IHRA, et Chypre et le Brésil ont obtenu le statut d’observateur, élargissant ainsi l’influence de l’Alliance ».

La précédente loi antiraciste (927/79) a conduit à la condamnation du journal Eleftheros Kosmos[1] (qui affirmait que les Juifs ne devraient pas exister en Grèce). Konstantinos Plevris, avocat et auteur du livre Jews : The Whole Truth, qui nie la Shoah, a été condamné pour incitation à la haine raciale. Il a cependant fait appel et a finalement été acquitté. En septembre 2014, le Parlement grec a adopté une nouvelle loi antiraciste (n° 4285/2014) dans le cadre de la répression de l’Aube dorée, le parti néo-nazi grec. Cette nouvelle loi interdit explicitement la négation ou la banalisation de certains crimes, comme ceux perpétrés pendant la Shoah. La justice grecque a dissous l’Aube dorée et a condamné à des peines de prison ses figures de proue.

Après l’adoption de la première stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme, le gouvernement grec a décidé de confier au Secrétariat Général des Affaires Religieuses du Ministère de l’Éducation et des Affaires Religieuses la tâche de rédiger un Plan d’Action National complet pour lutter contre l’antisémitisme. Ce Plan sera adopté et présenté à l’UE dès que le débat pertinent entre les parties prenantes, y compris la communauté juive de Grèce et les entités de la société civile, sera terminé. M. Kalantzis est convaincu que la stratégie nationale de lutte contre l’antisémitisme sera mise en œuvre d’ici 2024. Que comprendra ce plan ? Il s’agit essentiellement des actions que chaque ministère du gouvernement s’engage volontairement à mettre en œuvre, avec des objectifs et un calendrier. « En premier lieu, la stratégie nationale fixe l’objectif de lutter contre l’antisémitisme au niveau national. C’est très important d’un point de vue symbolique ; cela indique à tous que nous sommes engagés dans la lutte contre l’antisémitisme, et que nous devons agir. Notre approche ne consiste pas en des plans ambitieux dont la mise en œuvre s’avère finalement discutable. Je préfère que chaque ministère s’engage sur trois petits points, comme des séminaires de formation, plutôt que sur quelque chose de grand et de nébuleux qui ne mène à rien ».

« Lorsque nous parlons d’antisémitisme dans la société grecque, il est important de faire la distinction entre les dimensions institutionnelles et sociales », note le professeur Antoniou. « Nous disposons de politiques de lutte contre l’antisémitisme, que nous allons mettre à jour et améliorer par l’intermédiaire des organes institutionnels compétents. Le cadre institutionnel de la lutte contre l’antisémitisme est peut-être un peu flou à l’heure actuelle, mais on ne peut pas dire que notre pays soit à la traîne par rapport à d’autres pays européens, ou qu’il contienne des dispositions manifestement problématiques. Nous constatons également que les institutions ont adopté l’arsenal de lutte contre l’antisémitisme, comme la définition de travail de l’IHRA. En tant que pays participant à de nombreuses organisations internationales et supranationales, allié de l’État d’Israël, nous devons faire preuve de cohérence sur la scène extérieure ce qui est désormais le cas.

En revanche, lorsque nous passons au niveau sociétal, nous constatons que l’opinion publique est très éloignée de cet arsenal institutionnel. Le manque de correction dans le discours public, la tolérance et la récompense fréquente de personnalités publiques ayant fait des déclarations antisémites (avec leur participation à des postes gouvernementaux ou municipaux), le conflit au Moyen-Orient et la culture de la victimisation contribuent tous à un niveau élevé et constant d’antisémitisme dans la société grecque. La reconnaissance de ce fait sociétal est difficile à obtenir de la part des autorités et des institutions compétentes ; il existe encore une culture de l’évitement face à l’ampleur du problème, ce qui doit changer. La société grecque, et toutes ses parties prenantes, doivent entendre la vérité sur ce qui constitue un discours antisémite et ce qui n’en relève pas. L’ancien maire Ioannis Boutaris a été exemplaire pour sa contribution publique à cette discussion ».

Inscription murale, Salonique, 2023
Encore du travail

Pour David Saltiel, deux changements majeurs sur lesquels il a systématiquement travaillé furent l’instauration de la Journée de Commémoration de la Shoah et la participation de la Grèce à l’IHRA. « Il s’agit des premières étapes ; sans elles, nous ne serions allés nulle part. J’ai toujours dit qu’il fallait commencer par le cadre institutionnel, par la loi. Nous avons une nouvelle loi antiraciste, et c’est crucial. Maintenant, que nous soyons prêts à l’utiliser ou non est une autre question. La loi existe. Aujourd’hui, nous sommes à un niveau très élevé de coopération avec l’État et les ministres. Pouvez-vous dire aux gens de ne pas utiliser de stéréotypes, de ne pas insulter les Juifs, de ne pas les dénigrer ? Non. Mais chaque fois qu’il y a une déclaration antisémite, nous, en tant que Conseil Central des Communautés Juives de Grèce, répondons à ce qui a été dit ».

L’ambassadeur Aliferi estime que les choses changent : « par l’éducation, l’éducation, l’éducation et la vigilance. La devise symbolique ‘Plus jamais ça’, et pour personne, devrait guider nos efforts. Il faut continuer à donner des exemples publics positifs, comme la présence active du Chef de l’État, du gouvernement et d’autres fonctionnaires, d’enseignants et d’éducateurs aux cérémonies de commémoration de ce qui s’est passé il y a 80 ans. D’autant plus que les survivants et les témoins oculaires de la Shoah sont de moins en moins nombreux. Nous avons le devoir de transmettre cette mémoire aux jeunes générations. En honorant et en ravivant la mémoire des communautés juives disparues, comme cela s’est produit à l’occasion de ce 80e anniversaire dans de nombreuses villes du nord de la Grèce. Par d’autres exemples publics, tels que l’importante conférence des « Maires contre l’antisémitisme » qui s’est tenue à Athènes en novembre 2022, où les maires d’Athènes, de Thessalonique, de New York et de nombreuses autres villes du monde ont uni leurs voix dans une déclaration finale qui, entre autres, soutenait la définition de l’antisémitisme de l’IHRA. En utilisant internet et les réseaux sociaux pour mettre en avant les bonnes nouvelles et les idées positives. Il s’agit d’un domaine où nous avons encore beaucoup à faire. Après tout, la lutte contre l’antisémitisme ne concerne pas seulement les Juifs. Elle nous concerne TOUS. L’éducation, la mémoire et la vigilance sont également un moyen d’autodéfense pour les démocraties contre toute résurgence de forces cherchant à saper les principales valeurs humaines et morales et, en fin de compte, notre liberté ».

« Nous avons du travail à faire : même si l’antisémitisme grec ne se manifeste pas de manière disproportionnée, il est prégnant. Il existe avec ses caractéristiques propres, qui ne doivent pas nous assoupir. Le fait que nous n’ayons pas d’actes de violence ne signifie pas que nous n’avons pas de problème. Nous en avons un, et pour éviter qu’il ne s’aggrave, nous devons agir », souligne M. Kalantzis.

Leon Saltiel est l’un des chercheurs ayant participé à l’une des premières études sur l’antisémitisme en Grèce. Il estime que l’antisémitisme a diminué ces dernières années en Grèce. « Je ne dis pas qu’il est faible ; je pense qu’il diminue parce que je constate une empathie, une volonté d’acquérir des connaissances : de plus en plus de personnes communiquent avec moi et se penchent sur le sujet. Je le vois dans les ventes de livres sur la Shoah, les nouvelles publications, les personnes qui participent à des conférences et à des événements dans les écoles. Il y a des gens qui s’occupent de ce sujet. Je pense donc qu’il y a une plus grande prise de conscience par rapport au passé. J’ai le sentiment que la présence des Juifs en Grèce est désormais bien visible dans les médias et dans la vie sociale et politique. Cela démystifie les perceptions passées ».

« La mentalité change grâce à ce que nous faisons, comme les événements organisés à l’occasion de la Journée de Commémoration de la Shoah. Elle change grâce à l’alliance stratégique avec Israël. Il se peut que nous fassions quelques pas en arrière lorsque des conflits surviennent, mais le monde est en train de changer. Nous voyons des touristes juifs porter des kippas et rien ne se passe », déclare David Saltiel. Cette année, à la suite d’une demande qu’il a adressée au Ministère de l’Éducation, l’école juive de Thessalonique a participé, pour la première fois de son histoire, à un défilé avec d’autres écoles, à l’occasion de l’anniversaire de la révolution grecque de 1821. « Par le passé, nos enfants ne voulaient pas dire qu’ils étaient juifs, et maintenant ils ont défilé en brandissant le drapeau grec. Nous n’avons pas une approche fermée et craintive ; notre école est ouverte aux non-Juifs. Qui pourrait être de meilleurs ambassadeurs pour démystifier les mythes et les stéréotypes que les non-Juifs qui fréquentent l’école juive ? Ces enfants sont maintenant des camarades de classe et des amis. C’est ainsi que les mentalités changent, que la psychologie des Juifs et des non-Juifs évolue », ajoute-t-il.


Sofia Christoforidou

Sofia Christoforidou vit à Thessalonique, en Grèce, et est journaliste depuis plus de vingt ans. Elle est membre de l’Union des journalistes des quotidiens de Macédoine et de Thrace, rédactrice pour le journal « Makedonia » et pigiste pour le journal d’investigation primé www.insidestory.gr. Auparavant, elle a travaillé pour la troisième chaîne du radiodiffuseur public grec ERT3 et la chaîne de télévision municipale de Thessalonique TV100. Elle a également été collaboratrice scientifique pour le projet de recherche « Post-war transformation of Thessaloniki » : « La transformation d’après-guerre de Thessalonique et le sort des biens juifs », financé par la Fondation hellénique pour la recherche et l’innovation. Elle a interviewé des survivants de l’Holocauste et écrit des articles sur l’histoire et la micro histoire des Juifs grecs.

Ce texte est le premier article d’une série, conçue en partenariat par la revue K. et la DILCRAH, dans le cadre d’une enquête européenne sur l’état des politiques publiques de lutte contre l’antisémitisme. Au cours des mois à venir, nous aborderons différents pays d’Europe sur le même mode, avant d’en proposer une synthèse. Visant à comparer la diversité des manifestations de l’antisémitisme selon les contextes nationaux, cette enquête met en évidence un antisémitisme peu structuré au niveau politique, mais suffisamment diffus dans l’opinion publique pour que ses manifestations en viennent à être normalisées.

Notes

1 https://tvxs.gr/news/media/katadiki-stelechon-efimeridas-gia-paraviasi-antiratsistikoy-nomoy/

Écrire à l’auteur

    Article associé

    Soutenez-nous !

    Le site fonctionne grâce à vos dons, vous pouvez nous aider
    Faire un don

    Avec le soutien de :

    Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.

    La revue a reçu le soutien de la bourse d’émergence du ministère de la culture.