Enquête sur l’antisémitisme en Grèce – Partie 1 : État des lieux

Premier article d’une série, conçue en partenariat avec la DILCRAH, sur l’antisémitisme en Europe. Sofia Christoforidou y donne à voir l’inquiétante diffusion des préjugés envers les juifs en Grèce. Que ce soit à travers les témoignages de juifs grecs, de responsables politiques ou par le prisme des sondages d’opinion, il apparaît nettement que l’antisémitisme fait partie intégrante du paysage social grec. La semaine prochaine, dans la seconde partie de cette enquête, nous verrons comment les pouvoirs publics grecs entendent s’atteler à ce problème, qui semble profondément inscrit dans l’histoire et la culture politique du pays.

 

Paysage grec – George E. Koronaios

 

Dans le quartier de Vardaris, dans la ville de Thessalonique, au nord de la Grèce, où se trouvait autrefois le modeste quartier juif de Ramona, un groupe communautaire a réalisé une fresque murale à la mémoire des victimes de la Shoah. Thessalonique a perdu la majeure partie de sa population juive : près de 45 000 personnes, soit 95 % de la communauté juive florissante de l’époque. Peu après son achèvement en mars 2021, la fresque a été vandalisée et barbouillée de symboles nazis et des initiales du parti néonazi Aube dorée, quelques mois seulement après la décision de justice qui a qualifié le parti d’organisation criminelle. Un deuxième acte de vandalisme a eu lieu en janvier 2023, avec à nouveau des croix gammées et des symboles de l’Aube dorée.

« L’Aube dorée n’a pas obtenu 10 % aux élections en privilégiant une rhétorique antisémite, mais une rhétorique antisystème, avec un accent secondaire sur l’islamophobie. Si l’antisémitisme présentait réellement des avantages politiques pour ce parti, il y investirait. Quand est arrivé le moment crucial, celui des gains politiques, cette entité néo-nazie n’a pas misé sur l’antisémitisme », affirme Giorgos Kalantzis, secrétaire général aux affaires religieuses, responsable de la lutte contre l’antisémitisme.

Giorgos Kalantzis, secrétaire général aux affaires religieuses, responsable de la lutte contre l’antisémitisme.

Interrogé sur les différentes expressions idéologiques de l’antisémitisme, M. Kalantzis répond sans hésiter. « L’antisémitisme de l’extrême droite, qui est profondément antidémocratique et opposé aux valeurs humaines telles que nous les concevons, est totalement différent de l’antisémitisme qui se développe dans une partie de la gauche et qui est lui lié à la perception qu’a cette gauche des politiques israéliennes. Lorsque l’antisémitisme se trouve enchevêtré avec la critique de la politique israélienne, il est beaucoup plus difficile de le discerner et de le combattre ».

Chrisoula Aliferi est ambassadrice, directrice générale en charge de la diaspora grecque et envoyée spéciale du ministère des affaires étrangères pour la lutte contre l’antisémitisme et la protection de la mémoire de la Shoah au sein de la délégation grecque à l’IHRA. Nous lui avons demandé si les différentes manifestations d’antisémitisme en Grèce étaient liées à l’actualité, comme la crise économique ou le conflit au Moyen-Orient : « J’en ai bien peur. Les crises successives qui ont frappé la société grecque (telles que la crise financière et sociale, la crise de l’immigration et des demandeurs d’asile ou le COVID-19) ont malheureusement favorisé la propagation à grande échelle de sentiments haineux à l’encontre de toute forme de différence (contre « l’autre »). Les messages anonymes sur Internet et les réseaux sociaux ont facilité cette diffusion. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’un phénomène exclusivement grec, puisqu’il se produit également dans de nombreux autres pays occidentaux ».

L’antisémitisme s’inscrit dans une tendance plus large, avec les théories du complot, les sentiments antisystème, la construction de boucs émissaires et les explications faciles pour des phénomènes complexes.

Chaque année, le Secrétariat général aux affaires religieuses publie des statistiques sur les actes commis contre des lieux à caractère religieux (lieux de culte, cimetières, écoles religieuses et monuments). La plupart des incidents, plus de 50 %, concernent l’Église chrétienne orthodoxe, principalement des vols et des cambriolages. « La deuxième communauté religieuse visée par des attaques est la communauté juive grecque, ce qui est tout à fait disproportionné par rapport à sa population, et témoigne donc évidemment d’un climat antisémite. C’est indéniable », déclare M. Kalantzis. Les attaques contre les lieux juifs se traduisent généralement par du vandalisme visant les cimetières juifs et les monuments liés à la Shoah.

L’ambassadrice Aliferi estime que « le gouvernement grec a pris des mesures cohérentes pour lutter contre l’antisémitisme, avec des résultats très positifs. Malheureusement, les manifestations d’antisémitisme persistent. Elles se présentent sous la forme de rares incidents de vandalisme sur des monuments ou des cimetières juifs, et de discours de haine, en particulier sur Internet. Ces incidents donnent bien sûr lieu à des enquêtes approfondies de la part des autorités ».

« L’antisémitisme s’inscrit dans une tendance plus large, avec les théories du complot, les sentiments antisystème, la construction de boucs émissaires et les explications faciles pour des phénomènes complexes », affirme M. Kalantzis. « Il existe un antisémitisme diffus sur Internet, dans certains journaux et sites web, mais ils ne se distinguent pas exclusivement par leur antisémitisme. L’antisémitisme généralisé n’existe pas en Grèce ; nous n’avons aucune indication en ce sens. De même, jusqu’à présent, nous n’avons pas vu d’antisémitisme se traduisant par des atteintes à la vie ou à la propriété », s’empresse-t-il de préciser.

Chrisoula Aliferi, ambassadrice, directrice générale en charge de la diaspora grecque et envoyée spéciale du ministère des affaires étrangères pour la lutte contre l’antisémitisme et la protection de la mémoire de la Shoah au sein de la délégation grecque à l’IHRA.

« Les antisémites en Grèce ne forment pas de groupes organisés comme c’est le cas dans d’autres pays. Aucun acte violent n’a été commis contre des personnes ou des locaux. Hormis quelques extrémistes – très peu nombreux à vrai dire – qui s’expriment délibérément de manière antisémite, les propos explicitement ou implicitement antisémites sont principalement le fait de certaines parties de la société grecque qui, pour diverses raisons, ont tendance à croire de manière irréfléchie aux théories du complot et à réagir négativement aux idées ou aux croyances qui leur sont propres. Ils peuvent également apparaître dans des organes de presse marginaux dont le lectorat est limité. Néanmoins, elles ne caractérisent pas la société grecque dans son ensemble », nous rassure Mme Aliferi.

Quelle expérience de l’antisémitisme chez les Juifs grecs ?

Le lendemain du vandalisme de la fresque de Thessalonique, une équipe municipale a effacé les slogans en présence de la consule allemande Sybille Bendig et de David Saltiel, le président de la communauté juive de Thessalonique, du Conseil central des communautés juives de Grèce et du toujours en construction Musée grec de la Shoah.

Quelques heures plus tard, j’ai rencontré M. Saltiel dans les locaux de la communauté juive de Thessalonique, où la présence policière était plus importante que d’ordinaire. « Je dois avoir une sécurité. Je suis… une bonne cible ; il est logique de me protéger. La sécurité est renforcée dans la communauté et à l’école juive. Il vaut mieux prévenir que guérir », me dit-il. Cependant, il ne justifie pas les mesures de sécurité par l’antisémitisme en Grèce, mais plutôt par les djihadistes qui pourraient opérer dans toute l’Europe. « Il y a de l’antisémitisme, je ne vais pas dire le contraire… mais ici, en Grèce, nous n’avons pas d’incidents violents comme en France ou en Belgique. Il s’agit d’un antisémitisme léger, qui reste au niveau des mots ».

J’ai demandé à M. Saltiel s’il se souvenait du moment où il s’est senti traité différemment pour la première fois. « Bon, je ressentais déjà de l’antisémitisme lorsque j’étais sur les bancs de l’école publique. En y allant, le matin, les enfants faisaient le signe de croix, mais pas moi ; ils me regardaient et disaient : « Voilà le Juif ». En troisième ou quatrième année, pendant le cours d’études religieuses, nous avons étudié le Nouveau Testament, et un bon élève a demandé au professeur : « Si la culpabilité de la crucifixion de Jésus pèse sur les enfants des enfants des Juifs, Saltiel porte-t-il aussi la culpabilité de la crucifixion ? ». Je ne me souviens pas de ce que le professeur a répondu, parce que j’ai eu l’impression de voir disparaître le monde qui m’entourait ; j’ai baissé la tête, par gêne ». Au cours de notre conversation, il s’est souvenu d’un autre incident de son enfance : « Une fois, j’étais avec mes amis chrétiens et nous étions en train de rassembler des fleurs pour l’Epitaphios. Nous avons demandé à une dame : « Pourrions-nous avoir des fleurs ? » et elle nous a demandé : « Pourquoi avez-vous besoin du Juif ? ». Les enfants se sont mis à courir parce qu’ils avaient peur du Juif – pas de moi, puisqu’ils ne le savaient pas, je ne leur avais pas dit que j’étais juif – ils avaient peur de l’inconnu. J’ai couru avec eux. Le lendemain, ils ont dit : « Cette dame est folle », et je leur ai répondu : « Elle n’est pas folle, je suis juif ». Il ne s’est rien passé, nous sommes restés amis ». Néanmoins, M. Saltiel semble avoir plus ou moins normalisé l’antisémitisme de son environnement. « J’ai toujours été juif pour les autres. D’ailleurs, mon nom de famille est distinctif. Même si j’étais timide, je disais que j’étais juif parce que c’était le cas. J’étais un enfant tranquille, je ne cherchais pas d’histoires, mais il m’est arrivé d’entendre « sale juif ! ». Bon… mais ça ne m’a pas vraiment dérangé. Je l’ai surmonté ; je n’y ai pas prêté attention ».

Il serait impensable pour un juif grec de porter une kippa en public.

Iosif Vaena, pharmacien et fin connaisseur de l’histoire juive de Thessalonique, a œuvré sans relâche pour préserver la mémoire de la communauté juive de la ville. Il avait pour habitude de collecter les pierres tombales pillées lors de la destruction du cimetière juif par la communauté chrétienne locale, pendant l’occupation nazie. Son approche a évolué au fil du temps et il estime aujourd’hui qu’il vaut mieux laisser ces pierres tombales en place, dispersées : elles constituent un rappel poignant de l’atroce traitement réservé par la communauté locale à ses compatriotes juifs.

M. Vaena met en lumière la banalisation de l’antisémitisme en Grèce, soulignant que s’il y a peu d’attaques violentes contre des individus, les Juifs de Grèce prennent des précautions extrêmes et que les mesures de sécurité sont profondément ancrées dans leur habitus. Il contraste la situation avec d’autres pays, affirmant qu’il serait impensable pour un juif grec de porter une kippa en public, alors que le problème se pose différemment pour un juif français.

Iosif Vaena, pharmacien et fin connaisseur de l’histoire juive de Thessalonique

Il signale que le discours antisémite est endémique, ce dont les Juifs s’alarment dans leurs discussions privées, mais minimisent souvent en public. M. Vaena déplore que les pierres tombales et les biens juifs pillés pendant la Seconde Guerre mondiale soient largement répandus à Thessalonique, qu’ils continuent d’apparaître dans la vie de tous les jours, comme si de rien n’était. En outre, il critique le discours entourant la Shoah, notant la prévalence du récit selon lequel les Grecs auraient sauvé les Juifs, alors que la responsabilité des chrétiens est rarement mentionnée.

Bien qu’il reconnaisse une certaine amélioration, il mentionne un retard historique difficile à combler, rappelant que jusqu’aux années 1990, les Juifs n’avaient pas le droit de devenir enseignants. M. Vaena insiste sur le profond décalage entre ce qui est considéré comme acceptable en Grèce et dans le monde occidental, en particulier lorsqu’il s’agit de graffitis antisémites « anodins », de pierres tombales juives dans les églises et de titres de journaux tendancieux. Il précise que, si l’atmosphère grecque ne semble pas particulièrement antisémite au premier abord, les problèmes surviennent immanquablement lorsque l’identité juive devient visible et que la question d’Israël est soulevée.

Après les attentats du 7 octobre, les mesures de sécurité ont été renforcées autour de l’école de la communauté juive de Thessalonique, où Pola Taramboulous est professeure de musique. Déjà lorsqu’elle était étudiante dans cette même école, la sécurité avait été renforcée en réponse aux activités terroristes liées à la cause palestinienne dans le pays. « Je ne me souviens pas que quiconque ait expliqué pourquoi ces barricades avaient été installées », dit-elle. « Lorsque j’étais enfant, je ne me rendais pas compte qu’il y avait de l’antisémitisme en Grèce. Je n’ai pas vécu d’événements suffisamment graves pour me choquer. À l’école, j’évoluais dans un environnement protégé et mes parents ne m’ont jamais dit de cacher mon identité juive. En grandissant, je n’ai jamais eu peur de révéler mes origines juives. Une fois ou deux, les gens ont dû me dire quelque chose d’ennuyeux, mais je n’y ai pas prêté attention. Cependant, lorsque j’ai commencé à suivre les actualités à la télévision, à être mieux informée sur l’antisémitisme, j’ai commencé à comprendre sa présence dans la société », ajoute-t-elle.

Mme Taramboulous évoque un épisode où une personne, apprenant qu’elle travaillait à l’école juive, lui a dit qu’elle n’avait à s’inquiéter de rien, car « ils ont de l’argent ». La situation s’est aggravée lorsque, après qu’elle ait divulgué sa judéité, la personne a exprimé sa surprise, déclarant qu’elle n’avait pas « l’air juive » parce qu’elle était mignonne et que son nez n’était pas crochu ! Cette expérience lui a ouvert les yeux sur l’existence de stéréotypes sur les Juifs solidement ancrés. « Je n’arrive toujours pas à croire qu’il y a des gens qui croient vraiment que les Juifs ressemblent à ça », déclare-t-elle.

Si l’atmosphère grecque ne semble pas particulièrement antisémite au premier abord, les problèmes surviennent immanquablement lorsque l’identité juive devient visible et que la question d’Israël est soulevée.

À un moment donné, lorsque les conflits en Israël se sont intensifiés, Mme Taramboulous a commencé à se demander si elle ne devrait pas être plus prudente et s’il était bien sage de continuer à aller à la synagogue. Lorsqu’on lui demande comment les échos de la guerre affectent la manière dont elle se sent au quotidien, elle déclare qu’elle y pense beaucoup, mais qu’elle a décidé de ne pas se laisser envahir par la peur. Cependant, elle admet être effrayée et en colère lorsqu’elle rencontre des slogans contre les Juifs, en particulier au mémorial de la Shoah. Elle raconte une expérience angoissante, où elle s’est retrouvée face à une marche de l’Aube dorée après avoir laissé ses enfants au centre communautaire juif pour Kabbalat Sabbath. « Ils portaient des casques et brandissaient des battes. J’ai cru qu’ils me fixaient tous, qu’ils se dirigeaient vers moi, je me suis sentie menacée. J’ai entendu des slogans – je ne me souviens même pas s’ils concernaient les Juifs, mais je me souviens de ce sentiment, c’était terrifiant. J’ai immédiatement appelé mon mari pour qu’il vienne nous chercher ». Elle exprime à la fois son indignation et sa tristesse quant à l’existence, en 2023, de personnes qui regardent les différences avec méfiance et hostilité. « Les stéréotypes persistent, et je ne sais pas quand ni comment ils disparaîtront. Récemment, j’ai vu dans les journaux que des étoiles de David avaient été peintes sur des portes en Allemagne et qu’un panneau indiquant « Juifs non bienvenus » avait été installé dans un magasin d’Istanbul. Mon Dieu, allons-nous encore vivre de telles situations ? C’est incroyable ».

Leon Saltiel, historien, membre de la délégation grecque à l’IHRA et représentant du Conseil juif mondial à l’ONU, se souvient que son nom de famille a toujours suscité des questions sur la possibilité pour un Juif d’être Grec. Il décrit l’antisémitisme en Grèce comme découlant de l’ignorance et de la curiosité, le qualifiant d’antisémitisme vulgaire plutôt que violent ou racial. Malgré sa présence publique par le biais de livres, d’articles et de déclarations officielles, il affirme ne pas avoir été confronté à des attaques antisémites significatives sur les réseaux sociaux, à l’exception d’une offensive en ligne menée par l’Aube dorée.

Leon Saltiel Cc Shahar Azran
Quelques enquêtes récentes

Jusqu’en 2010, il n’existait pas d’études systématiques sur l’antisémitisme en Grèce. Au cours des années suivantes, diverses organisations ont mené leurs propres recherches et, comme l’indique George Antoniou, professeur associé d’histoire grecque moderne, ancien titulaire de la chaire d’études juives à l’université Aristote de Thessalonique, « les résultats ont été tout à fait inquiétants ». Cela a déclenché un débat public et, à partir de ce moment-là, personne ne pouvait prétendre ignorer la question de l’antisémitisme dans le pays. Antoniou, ainsi que Leon Saltiel, Stavros Kosmidis et Elias Dinas, ont été parmi les premiers à mener des recherches scientifiques sur l’antisémitisme en Grèce. Selon Antoniou, il existe une mentalité appelée « culture de la victimisation », selon laquelle les Grecs sont des victimes de l’histoire, dont l’injuste souffrance est plus importante que celle d’autres groupes ethniques, tels que les Bosniaques ou les Arméniens. Dans les enquêtes sur les Juifs, 70 % des personnes interrogées ont répondu que le peuple grec avait beaucoup plus souffert que le peuple juif au cours de l’histoire et qu’il avait subi des génocides plus graves que les Juifs – une affirmation difficile à soutenir. Cette « course à la victimisation » favorise la compétition au lieu de permettre d’identifier l’antisémitisme.

Au-delà des perceptions liées aux stéréotypes antijuifs et aux théories conspirationnistes, Antoniou note que l’antisémitisme se manifeste également en relation aux événements du Moyen-Orient. « Dans 65 % des cas, l’opinion considère que l’État d’Israël fait aux Palestiniens exactement ce que les nazis ont fait aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire une forme extrême d’extermination génocidaire. Si nous pouvions l’évaluer en ce moment, je pense que ce pourcentage serait significativement plus important », estime-t-il.

Nous présentons ci-dessous les principaux résultats de trois études publiées.

a) La première étude qui a fait sensation a été publiée par l’ADL en 2014, constatant que 69 % de la population grecque est d’accord avec une ou plusieurs opinions antisémites. L’étude, réitérée en 2015, a placé la Grèce parmi les trois premiers pays, en dehors du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, où les niveaux d’antisémitisme sont les plus élevés (67 % contre 24 % en Europe occidentale). L’enquête a révélé qu’une grande partie des Grecs pensent que les Juifs ont trop de pouvoir dans le monde des affaires (90 %), sur les marchés financiers internationaux (85 %), sur les affaires mondiales (72 %), qu’ils parlent trop de la Shoah (70 %), qu’ils ont trop de contrôle sur le gouvernement américain (65 %) et qu’ils sont plus loyaux envers Israël qu’envers la Grèce (59 %).

b) Dans une étude de 2017 commandée par Heinrich Boell Stiftung Grèce, il a été demandé aux personnes interrogées si elles étaient d’accord ou non avec des déclarations antisémites telles que « Les Juifs exploitent la Shoah pour obtenir un meilleur traitement sur la scène internationale » (64% « d’accord » ou « tout à fait d’accord »), « Israël traite les Palestiniens exactement de la même manière que les nazis ont traité les Juifs » (65%), « Les Juifs ont beaucoup de pouvoir dans les affaires internationales » (92%), et « Les Juifs ne devraient pas être autorisés à acheter des terres en Grèce » (21%). Lorsqu’il a été demandé aux personnes interrogées d’évaluer leur confiance envers les Juifs sur une échelle de 0 à 10 (10 correspondant à une grande confiance), plus de 37 % ont choisi 0, et environ 60 % ont déclaré un niveau de confiance inférieur à 5.

c) Une autre enquête menée en 2021 par la Ligue d’Action et de Protection (APL), une organisation partenaire de l’Association Juive Européenne, a révélé que la Grèce, avec la Pologne et la Hongrie, est le pays où la population nourrit les sentiments les plus négatifs à l’égard des Juifs, et où les préjugés antisémites sont largement répandus. La Grèce a obtenu le score le plus élevé en matière d’antisémitisme cognitif, avec les taux de réponse les plus élevés pour 9 affirmations antisémites sur 10. En ce qui concerne l’antisémitisme secondaire, la Grèce a obtenu le score de réponse le plus élevé pour 4 des 6 affirmations antisémites et la deuxième place pour les 2 affirmations restantes. Certains résultats de l’enquête (pourcentage combiné de réponses « tout à fait d’accord » et « d’accord ») sont les suivants :

– Il existe un réseau juif secret qui influence les affaires politiques et économiques dans le monde. (Échantillon total : 21% GR : 59%)

– Les Juifs sont plus enclins que la plupart des gens à utiliser des pratiques malhonnêtes pour atteindre leurs objectifs (ET : 16%, GR : 43%)

– Les Juifs ont trop d’influence dans ce pays (ET : 16% GR : 40%)

– Les Juifs ne pourront jamais s’intégrer pleinement à cette société. (ET : 17%, GR : 36%)

– Les intérêts des Juifs dans ce pays sont très différents des intérêts du reste de la population. (ET : 22% GR : 45%)

– Il serait préférable que les Juifs quittent ce pays. (ET : 9% PL : 24% GR : 23%)

– Il serait raisonnable de limiter le nombre de Juifs dans certaines professions. (ET : 10% GR : 29%)

– Il est toujours préférable d’être un peu prudent avec les Juifs. (ET : 18% GR : 48%)

– Les Juifs sont également responsables des persécutions dont ils font l’objet. (ET : 14% GR : 37%)

– Le nombre de victimes juives de la Shoah est beaucoup plus faible que ce qui est généralement affirmé.  (ET : 11%, GR : 23%)

– De nombreuses atrocités de la Shoah ont souvent été exagérées par les Juifs par la suite. (ET : 12%, GR : 32%)

– Les Juifs exploitent le statut de victime de la Shoah à leurs propres fins. (ET : 22% GR : 46%)

– Après tant de décennies passées depuis la persécution des Juifs, la Shoah devrait être retirée de l’agenda public. (ET : 19%, GR : 40%)

« Si l’antisémitisme en Grèce se limite à des mots, il faut l’approcher différemment de celui qui suscite des actes de violence  » M. Kalantzis

J’ai demandé à M. Kalantzis de commenter le fait que dans toutes les enquêtes, quelle que soit la méthodologie ou l’organisme qui les réalise, la Grèce se classe en première ou en deuxième position. Tout d’abord, il souligne un paramètre qui, selon lui, peut conduire à des conclusions erronées : « le mot ‘Holocauste’ est d’origine grecque et a été utilisé avant la Shoah. Donc, si on interroge un Grec sur ce terme, utilisé depuis 1866 pour l’Holocauste en Arcadie, afin de mesurer l’importance qu’il accorde à l’Holocauste des Juifs, c’est tout à fait biaisé et cela ne nous aide pas, nous qui voulons faire de la politique », note-t-il. « Si la méthodologie utilisée conduit à des chiffres illogiques qui ne reflètent pas la réalité, alors vous fournissez un argument à ceux qui prétendent qu’il n’y a pas d’antisémitisme en disant que ‘les enquêtes diffament simplement le pays’. Ce n’est pas le cas. L’antisémitisme existe, les enquêtes que vous mentionnez ont des aspects qui montrent clairement qu’il y a un problème. Mais nous devons en comprendre les caractéristiques et comment y remédier ». M. Kalantzis fait remarquer que certains pays ont des taux d’antisémitisme plus faibles, mais que les incidents de violence contre les Juifs et des destructions de biens y sont bien plus récurrents qu’en Grèce. « Si l’antisémitisme en Grèce se limite à des mots, il faut l’approcher différemment de celui qui suscite des actes de violence. Nous manquons en effet d’une étude sérieuse qui prenne en compte la réalité grecque et fournisse des explications. J’aimerais avoir notre propre étude qui prenne en compte ces facteurs afin que nous sachions quelles politiques mettre en œuvre ». J’ai demandé à M. Kalantzis si l’État grec mènerait une telle étude afin de concevoir les politiques appropriées à la lutte contre l’antisémitisme : « Vous avez raison, nous avons demandé à la Commission européenne de nous fournir des fonds pour mener une étude. Si nous avons le financement, je mènerai l’étude ; si nous ne l’avons pas, comment puis-je la mener ?  »

Mme Aliferi estime que « certaines recherches, bien que sérieuses et bien intentionnées, tendent parfois à surestimer la tendance susmentionnée d’un certain nombre de Grecs. Par ailleurs, certaines recherches ont tendance à sous-estimer, voire à oublier, les progrès très importants que l’État et la société grecs ont réalisés au cours des quelques 15 dernières années dans la lutte contre l’antisémitisme, dans l’hommage rendu aux victimes de la Shoah, dans la promotion des questions relatives à notre communauté juive, dans la coopération entre les diasporas grecque et juive à l’étranger, etc. En définitive, tous ces développements positifs ont été largement reflétés dans la sphère publique grecque, dans la société grecque ainsi que dans les principaux médias grecs. Il est toujours possible de faire plus et nous travaillons constamment dans cette direction ».

Toutefois, le professeur Antoniou fait remarquer qu' »il n’y a aucune logique scientifique à remettre en question les résultats d’enquêtes consécutives, en particulier lorsqu’il n’y a pas eu d’autre étude fournissant des résultats rassurants sur l’opinion publique grecque. Jusqu’à ce qu’une telle étude soit réalisée, nous considérons que le problème existe toujours ».


Sofia Christoforidou

Retrouvez la suite de ce reportage la semaine prochaine dans K.

Sofia Christoforidou vit à Thessalonique, en Grèce, et est journaliste depuis plus de vingt ans. Elle est membre de l’Union des journalistes des quotidiens de Macédoine et de Thrace, rédactrice pour le journal « Makedonia » et pigiste pour le journal d’investigation primé www.insidestory.gr.
Auparavant, elle a travaillé pour la troisième chaîne du radiodiffuseur public grec ERT3 et la chaîne de télévision municipale de Thessalonique TV100. Elle a également été collaboratrice scientifique pour le projet de recherche « Post-war transformation of Thessaloniki » : « La transformation d’après-guerre de Thessalonique et le sort des biens juifs », financé par la Fondation hellénique pour la recherche et l’innovation. Elle a interviewé des survivants de l’Holocauste et écrit des articles sur l’histoire et la microhistoire des Juifs grecs.

Ce texte est le premier article d’une série, conçue en partenariat par la revue K. et la DILCRAH, dans le cadre d’une enquête européenne sur l’état des politiques publiques de lutte contre l’antisémitisme. Au cours des mois à venir, nous aborderons différents pays d’Europe sur le même mode, avant d’en proposer une synthèse. Visant à comparer la diversité des manifestations de l’antisémitisme selon les contextes nationaux, cette enquête met en évidence un antisémitisme peu structuré au niveau politique, mais suffisamment diffus dans l’opinion publique pour que ses manifestations en viennent à être normalisées.

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