Hommage à Moses Elisaf

Le vendredi 17 février 2023, quelques heures avant le début du Shabbat, le monde juif grec a appris avec stupéfaction la mort de Moses Elisaf, le maire de la ville de Ioannina et le président de sa communauté juive historique. En Grèce, du Chef de l’État aux membres du gouvernement, en passant par les parlementaires, les ambassadeurs étrangers et le grand public, une foule nombreuse a exprimé son chagrin à l’annonce de la nouvelle et s’est rendue aux funérailles. Léon Saltiel, qui l’a interviewé pour K. quelques mois avant sa disparition, évoque le parcours et le rôle joué par cette figure incontournable de la vie juive grecque et le vide qu’il laisse derrière lui.

 

Moses Elisaf

 

La disparition de Moise Elisaf, à l’âge de 68 ans, est une grande perte. Il fut le premier juif à être élu maire en Grèce. Un maire aimé de ses concitoyens, mais aussi un médecin reconnu, un intellectuel et un leader juif. De l’avis de tous, engagé pour le bien de la société dans son ensemble, il avait toutes les qualités que l’on attend d’un grand serviteur d’une démocratie saine et moderne. Quand la revue K. m’a demandé de l’interviewer, je lui ai envoyé quelques questions par écrit et il m’a répondu en août 2022. Plus tard, en octobre, je me rendais dans sa ville natale de Ioannina, pour prendre la parole lors d’une conférence – intitulée « Combattre l’antisémitisme, les déformations historiques et la négation de la Shoah sur le champ de bataille numérique » – organisée par la municipalité et la délégation grecque de l’Alliance internationale pour la mémoire de de la Shoah (International Holocaust Remembrance Alliance, IHRA), au sein de laquelle j’ai l’honneur de représenter la communauté juive grecque. À cette occasion, j’ai vu à quel point Moïse Elisaf était fier d’accueillir un groupe important de délégués venus de toute l’Europe. Il fut un hôte généreux, se faisant un devoir d’être lui-même le guide de sa ville. Hospitalisé en décembre dernier, il a progressivement perdu sa bataille contre le cancer.

Les mots de lui que je citerai ici sont certainement tirés de ce dernier entretien, que nous n’avons pas eu le temps de compléter. Je souhaite restituer fidèlement le sens de son message comme les traces d’un testament portant sur ses accomplissements et sa vision du judaïsme grec.

Élu en 2019, son accession à la tête de la municipalité de Ioannina était à ses yeux la preuve concrète que les stéréotypes antisémites traditionnels et l’intolérance envers les Juifs avaient fait long feu en Grèce. Le fait que ses concitoyens aient choisi d’évaluer les candidats au poste de maire à partir de critères objectifs, sans que ne soient mis en avant leurs croyances religieuses et leurs origines était pour lui un signe fort de cette évolution.  Il avait à cœur de remplir au mieux ses fonctions de « Premier citoyen de la ville », obnubilé par le souci d’être à la hauteur des attentes des électeurs.

Connu pour ses engagements continus dans la vie juive communautaire et son combat pour que les Juifs soient représentés dans la vie politique, il dit n’avoir jamais eu le sentiment d’être regardé de travers en raison de son appartenance : « Je ne ressens aucune différence dans la façon dont je suis traité par l’écrasante majorité des gens. Il y a toujours, certes, des personnes malignes, des nostalgiques fanatiques de la haine et de l’intolérance, mais ils forment une infime minorité et sont complètement isolés de mes concitoyens » me répondait-il.

Personne ne peut pourtant oublier le passage au parlement d’un groupe néo-nazi comme Aube Dorée. À propos de l’antisémitisme qui subsiste toujours au sein de la société grecque, il me confiait se sentir « mal à l’aise », admettant que « des stéréotypes résonnent encore chez de nombreux Grecs aujourd’hui. L’antisémitisme conspirationniste stéréotypé, par exemple est très répandu dans le pays. » Des idées circulent mais peu d’actes sont commis, précisait-t-il. Il ne pouvait pas imaginer une violence réelle survenir, notamment du fait de son « incompatibilité avec l’histoire et les traditions de la Grèce » et « les condamnations fortes émises par l’Église orthodoxe officielle » quand l’antisémitisme surgit.

Rabbins et membres de la communauté juive grecque romaniote de Volos, en Grèce, avant la Seconde Guerre mondiale. Wikipedia Commons.

Moïse Elisaf n’était pas seulement le maire de sa ville mais aussi le président de sa communauté juive – une communauté héritière d’une longue histoire, celle du judaïsme romaniote, dont Ioannina est la capitale et qui constitue peut-être l’une des plus anciennes communautés juives de la Diaspora, ses origines remontant à Alexandre le Grand. Les Romaniotes sont des juifs de langue grecque, dont l’existence en tant que groupe précède les appellations d’ashkénaze ou de séfarade. Ils forment une communauté unique, avec leur architecture bien reconnaissable, avec leurs coutumes particulières et totalement distinctes des autres parties de la population juive en Grèce, comme ailleurs. Leurs traditions se manifestent dans des rituels propres, des habitudes alimentaires spécifiques, des fêtes que l’on ne retrouve nulle part ailleurs où sont jouées des musiques et des chansons folkloriques uniques qu’Elisaf s’efforçait de préserver. Maire et président de la communauté, la position unique qu’il occupait était pour lui une source d’honneur et un défi supplémentaire, car il s’est toujours efforcé pendant son mandat de maintenir vivantes les traditions romaniotes, patrimoine de tous les habitants de Ioannina. Grâce à lui, les monuments juifs de la ville, tels que son imposante synagogue et son cimetière, ont été sauvegardés.

Si nombre de responsables communautaires grecs rechignent à briguer le suffrage des habitants d’une ville, il n’a, quant à lui, pas hésité à devenir maire. Au cours de sa longue carrière de médecin et d’enseignant universitaire, il avait toujours été un citoyen actif, participant à la vie politique, sociale et culturelle de sa ville. Il avait auparavant effectué plusieurs mandats en tant que membre du conseil municipal, président du Centre culturel de Ioannina (2011-2014) et surtout Vice-président du Cercle pour les questions politiques et sociales de la ville, un groupe actif issu de la société civile. Il avait réussi à mettre de côté les divisions, les idéologies et les intérêts mesquins, ce qui lui avait valu une grande reconnaissance de la population. Dans ses réponses à mes questions, il déclarait devoir « servir son prochain de manière désintéressée et avec un amour implacable. » Héritier d’une culture démocratique forte, il considérait ainsi qu’il était du devoir de tous citoyens de participer à la vie civique afin de contribuer, à sa manière et selon ses possibilités, au bien commun.

Les Juifs de Grèce ont formé plusieurs communautés à travers le pays. Sous l’Empire ottoman, ils vivaient dans une paix relative, dans le cadre du système du millet, qui leur accordait l’autonomie dans leurs affaires intérieures et l’exemption du service militaire, à condition qu’ils paient leurs impôts. La population juive a évolué et grandi de manière significative après l’Inquisition espagnole et l’expulsion de 1492, lorsque des milliers de Juifs en fuite ont trouvé refuge sur les terres qui forment aujourd’hui la Grèce, notamment à Thessalonique, transformant la ville en un célèbre centre d’apprentissage et d’accomplissement juif.

Au XIXe siècle, alors que l’Empire ottoman se replie, le jeune État grec acquiert de nouveaux territoires qui comptent des citoyens juifs. Ces Juifs bénéficient de l’égalité des droits, mais leur population reste relativement faible. La situation change en 1912, lorsque Thessalonique – dont les 80 000 Juifs forment alors une majorité – devient partie intégrante de la Grèce. Dans l’entre-deux-guerres, les efforts de l’État pour assimiler cette population, le grand incendie de 1917 et la crise économique de 1929 poussent de nombreux Juifs à quitter la ville. Il n’en reste que 50 000 à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, quelque 5 000 Juifs vivent en Grèce, répartis en neuf communautés, la plupart à Athènes et à Thessalonique. Ils sont très bien intégrés dans l’État grec moderne, exercent diverses professions et sont très présents dans la vie publique. Athènes et Thessalonique disposent chacune d’une école primaire et d’une maison de retraite juives. En outre, il existe un camp d’été pour tous les enfants juifs du pays et de nombreuses manifestations culturelles, éducatives et sociales portant sur des thèmes juifs sont organisées chaque année. La Grèce a récemment annoncé qu’elle élaborait – et lancerait bientôt – un plan d’action national contre l’antisémitisme, afin de s’attaquer de manière systématique à une préoccupation persistante de la communauté juive, qui sape également l’État de droit et les institutions démocratiques dans le pays. Parallèlement, le musée juif de Grèce à Athènes, le musée juif de Thessalonique et le futur musée de l’Holocauste à Thessalonique proposent d’importantes activités éducatives tout au long de l’année, tout en veillant à ce que les traditions juives soient documentées et que l’Holocauste ne tombe pas dans l’oubli.

Moses Elisaf et Leon Saltiel (c) Leon Saltiel

Pendant la Seconde Guerre mondiale, environ 85 % de la population juive de Grèce, qui était alors répartie en 28 communautés, a été déportée et a péri dans les camps de la mort nazis. 92% des Juifs d’Ioannina ont été déportés pendant l’occupation allemande, l’un des pourcentages les plus élevés d’Europe. Avec cette disparition, une grande partie de la riche culture juive de la ville s’est évaporée. Aujourd’hui, la ville n’abrite plus qu’une petite communauté de 40 personnes « luttant contre le temps pour sa survie » disait-il. Maintenir en vie la mémoire et les traditions de cette communauté était un travail éreintant m’avait-il écrit. Il avait toujours en tête l’objectif de rendre la ville consciente et fière de sa riche tradition culturelle juive et du rôle décisif de la présence juive dans la vie politique, sociale, économique et culturelle de la ville à travers les siècles. « Nous sommes heureux que l’histoire de la Shoah devienne maintenant un héritage de tous les habitants de la ville et surtout de la nouvelle génération. »

Ses propos peuvent s’entendre comme une forme de testament politique juif. Concernant la possibilité de participation des Juifs dans la sphère publique jusqu’à l’élection, il répondait avec une évidence déconcertante. « Mon élection a amplement prouvé que tous les citoyens peuvent se présenter à n’importe quel poste, quelles que soient leurs convictions religieuses ou autres. Et je souhaite prendre appui ici sur votre question pour encourager nos jeunes coreligionnaires en Europe à participer aux événements politiques, sociaux et culturels de leur pays, à être des citoyens actifs, à essayer de transmettre les caractéristiques culturelles uniques de la culture juive aux sociétés dans lesquelles ils vivent, sans aucune attitude ni de surplomb, ni d’auto-exclusion. Les communautés juives doivent voir que la société leur est ouverte et se donner pour horizon une interaction significative avec les multiples identités qui font l’Europe d’aujourd’hui ».

Il est clair qu’avec le décès de Moses Elisaf, la Grèce, l’Europe et le monde juif sont aujourd’hui orphelin. Il était un visionnaire très apprécié, un bâtisseur de ponts, activiste juif mais un homme aux multiples identités qui symbolisait le devoir civique des citoyens dans l’Europe unifiée d’aujourd’hui. Son travail acharné pour préserver l’héritage et les traditions uniques du judaïsme romaniote doit se poursuivre afin qu’ils puissent être transmis aux générations futures, au-delà des … 39 derniers juifs de Ioannina.


Léon Saltiel

Léon Saltiel est historien, spécialiste de la Shoah à Thessalonique. Il est actuellement Directeur de la Diplomatie, Représentant aux Nations Unies à Genève et à l’UNESCO, et Coordinateur de la lutte contre l’antisémitisme pour le Congrès Juif Mondial.

 

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