#10 / Edito : Là-bas / Ici (suite)

La trêve qui vient de conclure le conflit israélo-palestinien des deux dernières semaines tiendra-t-elle? La violence déployée de part et d’autre a été grande, et les traces qu’elle laisse assez profondes pour justifier toutes les inquiétudes. La brièveté relative de l’épisode, en comparaison des conflits précédents, laisse penser que les médiations, locales et globales, ont cette fois mieux fonctionné qu’avant. Peut-être aussi la poursuite de cette guerre a-t-elle été rapidement jugée, de part et d’autre, coûteuse, sans bénéfice significatif. Pour ce qui est du contrecoup en Europe et des débordements antisémites attendus, ils se sont évidemment produits, et ont même atteint certains pics. Mais ils n’ont pas eu suffisamment de champ pour prospérer et devenir hors de contrôle. Reste le fait principal qui s’est révélé : les fractures au sein de la société politique israélienne, les tensions qui traversent les lieux mixtes où les communautés juives et arabes vivent enchevêtrées, les violences inédites, dans les deux sens, que le conflit a fait surgir dans les frontières mêmes du pays entre majorité juive et minorité palestinienne. Ce n’est évidemment pas qu’on les découvre : c’est plutôt que leurs conséquences ont été poussées d’un cran. La contradiction interne à la société israélienne qui résulte de la polarité majorité juive/minorité arabe-palestinienne est généralement amortie par une retenue dans l’explicitation, mais elle s’exacerbe en période de conflit. Ici aussi se pose la question de savoir si la société israélienne reviendra au statu quo ante. D’autant que d’autres fractures, dans la dernière période, marquée par la crise du Covid, se sont accusées : en premier lieu, celle entre le secteur orthodoxe et le reste de la population juive. Dans tous les cas, les heurts concernent des citoyens de l’État d’Israël, parfois pour opposer juifs et arabes, et parfois pour opposer les juifs entre eux. Les clivages se chevauchent et se manifestent par des irruptions de violence au gré des épreuves.

Reconnaissons que pour les juifs, être des citoyens majoritaires ne va pas de soi. Plus encore : la citoyenneté israélienne prend les juifs, qui ont défini, creusé et poli leur statut minoritaire pendant des siècles, à revers. Nous reviendrons la semaine prochaine sur cette difficile adaptation d’une minorité à sa nouvelle condition majoritaire, mais aussi, symétriquement, sur le fastidieux travail de redéfinition que requiert, pour une majorité, l’acceptation de sa nouvelle condition minoritaire. Car c’est bien cette double difficulté qui alimente continûment le conflit israélo-palestinien. L’héritage de l’expérience européenne de l’émancipation trace cependant un autre chemin : appartenir à une minorité dont les membres accèdent à la citoyenneté et viennent s’intégrer, sans s’y dissoudre, dans la majorité. La situation israélienne a constitué à cet égard dans l’histoire juive une nouveauté. Mais cette nouveauté, puisqu’elle s’est articulée à la persistance de la diaspora, et surtout puisqu’elle s’est posée en nouvelle garantie de cette persistance, n’a pas modifié le socle minoritaire de l’expérience juive. Le jeu de reflets entre l’Europe et Israël , de ce point de vue, est à la fois troublant et instructif. Sous des visages inversés, pour chacun, le défi est d’aborder les rapports jamais complètement résolus entre majorité et minorité, et d’aménager, là où on se trouve, les conditions d’une expérience viable et partagée de la citoyenneté.

Les trois textes que K. vous propose cette semaine gravitent autour de cette question. Le retour sur l’émancipation des juifs de France, paradigmatique, met en évidence ce qu’on n’a pas coutume de voir : les exigences tacites et les ambivalences que ce passage recouvre, dont les effets se prolongent dans l’identité juive française. Les conflits de mémoire dans lesquels se trouve prise la communauté juive croate font apparaître, de leur côté, le besoin paradoxal pour la minorité de retrouver toute sa place dans la majorité, et de ne pas en être disjointe. Enfin, la nouvelle de Marianne Rubinstein rejoint avec discrétion et justesse, dans les interstices du non-dit, le point douloureux où peut se loger l’expérience minoritaire juive lorsqu’elle est immergée dans un rapport majorité-minorité qui s’est reconstruit sans elle.

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Le texte d’ouverture et de présentation de la revue est, comme tous les articles publiés, toujours disponible sur le site : Les Juifs et l’Europe, hier et aujourd’hui. Et demain ?

À travers quatre discours, se donnent à voir les débats qui agitèrent la France révolutionnaire à l’hiver 1789 lorsqu’elle décida de se pencher sur le cas des Juifs. La question qui préoccupe alors l’Assemblée est simple : les Juifs peuvent-ils être des citoyens comme les autres ? « Oui ! » répondent Clermont-Tonnerre et l’Abbé Grégoire. « Pas encore » nuance le Prince de Broglie. « Jamais » affirme Monseigneur de la Fare…

Le monument dédié à la mémoire des victimes de la Shoah prévu pour être installé à Zagreb dans les mois qui viennent est terminé, mais encore conservé dans trois usines différentes. Il faut dire que la controverse, qui témoigne d’une mémoire croate ambiguë à l’égard du passé oustachi et de ses crimes pendant la guerre, est toujours en cours. Que faut-il inscrire sur le monument ? De quel message doit-il être le porteur ?

« Un matin froid de février, ils arrivent tous les trois Gare du Nord, le père, la mère et l’enfant qui part en séjour linguistique en Angleterre. Que faire d’autre, en février, si l’on ne skie pas ? Au dîner de la veille, lorsque la question épineuse d’occuper les enfants pendant les vacances a été abordée, il s’est avéré qu’en février, la totalité des parents présents envoyaient leurs enfants au ski ou y allaient avec eux. La mère a ironisé sur leur différence, prenant un ton faussement snob pour affirmer que l’anglais était un atout scolaire d’autant plus efficace qu’il signalait l’appartenance à la bourgeoisie… » >>>

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